Désir, Terre et Sang d’après Federico Garcia Lorca adaptation et mise en scène de Dominique Serron, théâtre musical sous le chapiteau des Baladins du Miroir
  © Pierre Bolle   ƒƒ Article de Sylvie Boursier « Viens voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens qui arrivent […] avec les chaises d’un théâtre à ciel ouvert, et derrière eux comme un cortège en folie, ils drainent tout le pays, les comédiens » chantait Charles Aznavour. Voir les saltimbanques du Miroir c’est renouer avec les origines populaires et festives du théâtre de tréteaux sur les places publiques et les quais de Seine fréquentés par le petit Jean Baptiste Poquelin accompagné de son grand père. Dans Désir, Terre et Sang la troupe s’attaque à Federico Garcia Lorca, poète incandescent qui créa en 1931 une compagnie itinérante, la Barraca, pour rapprocher la culture classique des territoires reculés du sud de l’Espagne. Lorca est très peu monté aujourd’hui peut-être parce son univers est plus immédiatement pictural que théâtral ; sa dramaturgie lyrique mélange le quotidien de la vie à la campagne avec des visions hallucinées, des allégories, des maléfices comme dans les rêves. Dominique Serron a relevé le défi en privilégiant les rituels de la vie rurale avec trois fables du poète mixées entre elles, la maison de Bernarda Alba, Noces de sang et Yerma. La mort et l’enterrement sont au centre d’Alba avec la réclusion de huit ans pour les femmes en signe de deuil, le mariage et ses festivités dans Noces de Sang et une mystérieuse fête du plaisir païen et de la fertilité dans Yerma. Un coryphée accueille les spectateurs et rappelle de loin en loin des bribes de la vie de Lorca, son amour de la poésie, ses engagements au côté des républicains avant son exécution à l’âge de trente-huit ans. Veuves noires, femmes nubiles ou daronnes impitoyables, filles rebelles ou soumises, les femmes sont au centre de cette création et occupent tout l’espace. Les hommes font de brèves apparitions en périphérie. Tous subissent le poids des normes sociales et l’intégrisme religieux qui broie tout désir. Hystérie féminine d’une part, brutalité et maladresse masculine d’autre part. La seule échappatoire à cette chape de plomb est la folie, comme cette folle au logis, jouée par un homme, qui erre hagarde en gémissant : « Je veux m’en aller d’ici, je veux m’enfuir, pour me marier au bord de la mer, au bord de la mer, je veux un mari ». Des tableaux expressionnistes à la Pina Bausch se succèdent, les comédiens chantent, dansent, miment la tentation, l’excitation, la sexualité, les désirs, le rejet, les déchirements, les trahisons, la violence…  Les bras pendent le long du corps de femmes aux visages cachés derrière leurs cheveux, les dos s’arc-boutent, les doigts se tendent, les bras s’arrondissent, la musique n’accompagne pas la danse, elle est sa fidèle partenaire. Le public retient son souffle happé par le cercle en bois du plateau, emblème du théâtre forain. Spectateurs d’Avignon, soyez au rendez-vous ce théâtre immersif ; venez-vous installer sous la voûte étoilée des baladins comme un ciel andalou, vous y verrez l’arène rouge de sang, les chiens qui hurlent à la pleine lune, le chœur mystique des veuves, les malédictions, les fêtes gitanes, la terre d’Espagne « pleine d’entailles et de miel » selon Lorca, le duende ….   © Pierre Bolle     Désir, Terre et Sang, d’après Federico Garcia Lorca Adaptation et mise en scène :  Dominique Serron Lumière : Anada Murinni Création musicale : Line Adam Costume : Marie Nils Coiffure, maquillage : Julie Serron Jeu :  Stéphanie Coppée, Elfée Dursen, Monique Gelders, Geneviève Knoops, François Houart, Sophie Lajoie, Virginie Pierre et en alternance Irène Berruyer, Léonard Berthet-Rivière, Andreas Christou , Merlin Delens , Aurélie Goudaer, Florence Guillaume , Léa le Fell , Gaspar Leclère , Diego Lopez Saez , Géraldine Schalenborgh , Léopold Terlinden , Juliette Tracewski , Julien Vanbreuseghem , Coline Zimmer. Percussions : en alternance Gauthier Lisein, Hugo Adam Piano : Line Adam Violon : en alternance Aurélie Goudaer et Juliette Tracewski     Durée du spectacle : 2 h 30 avec entracte     Festival Villeneuve en Scène Réservation à compter du 21 juin 04 32 75 15 95 www.festivalvilleneuveenscene.com   Du 9 au 21 juillet 2022 à 21 h 30 (relâche le 15) à Villeneuve les Avignon    Read More →
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Le Jour du Grand Jour, par le théâtre Dromesko au Monfort Théâtre
  © Fanny Gonin   ƒƒƒ article de JB Corteggiani La joie déboule par saccades, à l’accordéon ; puis un violoncelle la voile. Un enterrement suit un mariage, un mariage un enterrement, etc. C’est un spectacle circulaire et pourtant sur une seule ligne, en va-et-vient, de cour à jardin, de jardin vers cour, de part et d’autre des gradins de spectateurs (dispositif bifrontal). En bazar traversant passent des tablées braillardes, des mariées à très long voile, des couples de danseurs. Passent des mannequins portés, des macchabées. Passe une truie qui déroule, du bout du groin, une très longue langue de tapis. On ne résume pas un spectacle du théâtre Dromesko, mélange sans pareil, sur des musiques tsiganoïdes, de dinguerie, de chorégraphie et de cirque avec animaux. Essayons tout de même. Ça commence par un prologue presque classique. Un maire ceint d’une écharpe tricolore (Guillaume Durieux, aussi auteur épatant des parties dialoguées) s’apprête à inaugurer une « yourte pour la vie », après avoir accueilli un concours de vidéosurveillance amateur en l’auguste présence de l’amicale de professeurs de flûte à bec. Comment le maire se transforme-t-il en commercial de Planète literie, qui vante un nouveau modèle d’alèze autoparfumante et recyclable en linceul ? On ne sait plus, et on s’en fiche. Le motif visuel central (linceul/voile) est posé, « l’impromptu nuptial et turlututu funèbre » peut commencer. On (les neuf comédiens-chanteurs-musiciens) s’agglutine en mêlée de rugby, on se disperse, on se détache par couples. On s’attrape aux chevilles, on se tire par les pieds, on se retient à un pan de voile. On dirait qu’on ne veut pas se quitter. On emmaillote son prochain avec de la gaze. Rien n’interdit de repérer des cousinages. Avec Tadeusz Kantor, théoricien malicieux de l’emballage et grand utilisateur de mannequins-macchabées. Avec le Théâtre du Radeau, qui aime les mises en scène où les corps se fondent et se défont. Mais la manière de Dromesko est inimitable : elle ne prend appui sur aucun manifeste, aucune élaboration poético-théorique ; elle sent sous les aisselles. Il y a deux grands moments dans ce spectacle.  Un : Lily et Igor, les deux fondateurs du théâtre Dromesko il y a trente ans, transfuges de Zingaro et du cirque Aligre, soupent silencieusement, en tête à tête. Une voix off met leurs pensées en haut-parleur : « a-t-on fait quelque chose ensemble ? », « qui passera le premier ? », « qu’est-ce que de toi je suis devenu ? ». Le poil se dresse sur les avant-bras des poilus qui ont lu le programme de salle : cette représentation de Le Jour du Grand Jour, créé en 2014, est la dernière. Dernière aussi pour Le dur désir de durer (2017), du 1er au 11 juin au Monfort. Deux : la pénombre s’est faite, et un silence de numéro de fildefériste. Sur la piste, Lily et Igor spiralent côté à côte. Le grand Charles (pas le général), le marabout Charles (pas le voyant), l’échassier mascotte, rescapé de la légendaire Volière Dromesko (1990), déploie ses immenses ailes irisées, monte sur le dos de l’un, passe sur le dos de l’autre, l’un et l’autre tournoyant doucement, quatre, cinq fois. Je préfère le théâtre au cinéma, disait une petite fille dans une très sérieuse enquête sur les pratiques culturelles des enfants, parce qu’au théâtre, j’ai toujours peur que la dame elle perde sa chaussure. Transposons : le théâtre, c’est quand on a peur qu’un marabout de Tanzanie, vétéran de quarante ans, se prenne les pattes dans le tapis ou décide d’aller voler ailleurs.   © Fanny Gonin   Le Jour du Grand jour, conception, mise en scène et scénographie : Igor et Lily Texte : Guillaume Durieux Avec : Florent Hamon, Lily, Guillaume Durieux, Violeta Todό-González, Igor, Zina Gonin-Lavina, Revaz Matchabeli, Phillipe Cottais et Elsa Foucaud (jeu, danse, musique) Création et régie lumière : Fanny Gonin Création son : Philippe Tivilliers  Régie son : Morgan Romagny     Durée : 1 h 30 Du 19 au 28 mai 2022 à 20 h 30     Le Monfort Théâtre 106 Rue Brancion, 75015 Paris Tél : 01 56 08 33 88 https://www.lemonfort.fr        Read More →
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Cry me a river, de Sanja Kosonen, mis en scène par Sanja Kosonen, Le Monfort Théâtre
  © Sébastien Armengol   ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia Cry me a river de Sanja Kosonen n’évoque pas musicalement le standard de jazz à jamais immortalisé par Julie London, mais bien son instrument principal : les larmes. Celles que l’on cache, celles que l’on retient ou au contraire celles qu’on laisse couler comme les pleureuses finlandaises de Carélie qui auraient inspiré la créatrice du spectacle, lequel se joue au Monfort Théâtre où se succèdent décidément de bien intéressantes créations circassiennes (en dernier lieu le très beau De sueur et d’encre du cirque Barcode). Dans une scénographie extrêmement riche et élaborée (presque trop), différents numéros prennent place, de corde, jonglage, trapèze et danse sur fil, qui ne visent ni l’esbroufe ni la prouesse technique, en dépit de l’évidente excellence de chacun des six artistes, mais au contraire se fondent en quelque sorte dans le décor. La particularité et la singularité de Cry me a river est en effet d’être un spectacle pluriel, mêlant différents arts, compétences et techniques, ce qui n’est certes pas inédit dans le cirque contemporain, mais qui est particulièrement sensible dans cette création. Différents tableaux se succèdent, qui ont en commun une esthétique très travaillée, à la fois par les créations vidéo, les lumières, les clairs et les obscurs, les ombres portées et la lumière crue. Le premier tableau (muet) est visible par les spectateurs dès leur entrée dans la salle : à cour, un homme allongé, près d’un arbre dépouillé, tenant à bout de bras une grosse pierre, puis debout, et enfin assis recroquevillé avant de se recoucher sur le sol. L’effet est assez saisissant pour que dans des commentaires murmurés par des spectateurs avant le début du spectacle, les paris soient pris notamment sur le caractère factice ou non du « caillou ». Ce dernier a de l’importance puisque le spectacle se terminera par la présence de tous les artistes sur scène « jouant » avec des pierres de tailles diverses. La symbolique ou la signification ne relèvent pas de l’évidence, à moins qu’il n’existe un équivalent finnois de l’expression française « malheureux comme les pierres » ou « faire pleurer les pierres »… Le texte est rare, en plusieurs langues (anglais, français, espagnol) en voix off ou délivré sur le plateau par les artistes sonorisés. Il est d’abord poétique (« la couleur » de la larme, « débordante », « fruitée », « guerrière », « battante »…), parfois drôle (la répétition du « we are gathering today » du prédicateur), parfois informatif (« les femmes pleurent en moyenne cinq fois par mois »), débité, chanté ou crié, voire pleuré. La musique est très présente, à la fois sur scène avec un instrument à caisse plate et cordes pincées (probablement le kantele, un instrument finlandais traditionnel de la famille de la cithare), joué à trois reprises par la trapéziste et via la bande son qui est une envoûtante création de Sami Tammela. On reste vraiment hypnotisé dans plusieurs scènes (notamment celle presque inquiétante du jongleur avec en arrière-plan les projections crépusculaires d’arbres et d’oiseaux et celle qui suit de la femme à la jupe géante) et globalement pendant les deux tiers du spectacle. Le dernier tiers est plus étiré et on peut avoir la sensation de s’égarer, de perdre le fil de l’histoire, qui n’en est pas vraiment une, où déjà plusieurs choses nous avaient échappées, sans que ce soit pour autant gênant (la robe revêtue par la trapéziste au début ; l’ours géant époux…), jusqu’à ce que la scène des oignons devienne olfactivement très gênante et dont l’évidence (et donc la surabondante explication de texte sur les larmes déclenchées par l’émotion versus les sécrétions provoquées par une protection réflexe) fait perdre la magie de ce qui précédait. Le dépouillement final ni ne choque, ni n’émeut et semble bien stérile par rapport au cœur du spectacle qui était assez conceptuel tant dans sa forme esthétique que sur le fond. C’est dommage. Si on sait gré à Sanja Kosonen de ne pas avoir achevé son Cry me a river par un extrait du tube d’Arthur Hamilton, on regrette qu’elle n’ait pas choisi d’assumer jusqu’au bout l’ambition conceptuelle de sa première création, en l’achevant soit par une référence plus appuyée à la philosophie et la psychanalyse, soit en ouvrant son propos par une allusion à une autre dimension collective des larmes, celle des « peuples en larmes, peuples en armes » pour reprendre l’expression de Georges Didi-Huberman. Quand les larmes deviennent colère et se transforment en lutte…   © Sébastien Armengol   Cry me a river, de Sanja Kosonen Mise en scène de Sanja Kosonen Création lumière : Julien Poupon Création musique : Sami Tammela Création vidéo : Muriel Carpentier. Création costumes : Mickaël Lecoq Scénographie : Sanja Kosonen, Muriel Carpentier Assistante à la mise en scène : Marylou Thomas Regard extérieur : Minja Mertanen Conception, construction structure : Jérémie Bruyere, Muriel Carpentier, Alice Carpentier, Michel Carpentier Avec : Nedjma Benchaib, Jérémie Bruyere, Muriel Carpentier, Sanja Kosonen, Sam-po Kurppa, Inka Pehkonen, Olli Vuorinen     Durée 1 h 20 Jusqu’au 25 mai 2022, à 20 h 30, relâche le 22 mai       Le Monfort Théâtre 106 rue Brancion 75015 Paris www.lemonfort.fr    Read More →
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La Périchole, opéra-bouffe de Jacques Offenbach, livret de Meilhac et Halévy, mise en scène de Valérie Lesort, direction musicale de Julien Leroy, Opéra-Comique
  © Stefan Brion   ƒƒƒ article de Denis Sanglard De la joie, de la joie, de la joie. Cette Périchole là, c’est bien le Pérou ! Mais où va-t-elle donc chercher tout ça ? Où puise-telle cette imagination sans limite et dingue, qui touche tant, vous donne une pêche d’enfer, vous ragaillardi ? Valérie Lesort frappe encore et fort avec cette Périchole pétillante, légère et mousseuse, follement drôle et vivement colorée comme une poignée de confetti, de paillettes, fourmillant de mille et un détails aussi subtils que toujours détonants, épatants d’invention et de dinguerie. Il ne manque rien ici, pas même quelques lamas facétieux qui chantent aussi bien qu’ils crachent. On le sait, quand Lama fâché… et paf, des souvenirs nous reviennent de notre enfance, Tintin et Le temple du Soleil évidemment. La Périchole n’est pas la Castafiore, sauf sans doute dans sa capacité à résister au dictateur et à la fausse note, mais les Dupond et Dupont font une apparition notable, notaires pour l’occasion. Aux jupes bouffantes en corolles des femmes de Lima répond les robes rigides des dames de la cour, qu’on croirait en pot et montées sur roulettes. Effets irrésistibles de drôlerie, surtout quand elles se « rétractent » ! Et sous les amples jupes folkloriques se cachent des merveilles de jupons insoupçonnés qui se révéleront au public dans un cancan endiablé. Là, des arrières trains de chevaux crottent avec nonchalance le plateau, ici des chiens savants font du vélo. Des cousines comme des triplettes à qui manquent juste d’être siamoises. Un chambellan coiffé de pains aux raisins pour macaron, version approximative de la princesse Leia, pas moins ridicule qu’un gouverneur – féroce ironie – déguisé en clown. Un vice-roi se rêvant en Barbe-Bleue sans doute mais n’ayant sur sa barbe en broussaille qu’une ridicule moustache postiche que n’aurait pas renié Yves Klein. Piquillo et La Périchole louchent du côté de Mickaël Jackson et penchent ainsi dangereusement sous le coup de l’ivresse… qui atteint aussi le décor qui godille à son tour. N’allons pas plus avant… Valérie Lesort puise çà et là dans notre imaginaire collectif, nos références culturelles, le livret d’Halévy et Meilhac dont elle fait son miel, son imagination fortement débridée, détournant et mixant allègrement tout ça avec un sens de l’humour, de la dérision, de la citation qui n’appartient qu’à elle et chaque tableau est un incroyable enchantement qui provoquent des lâchers de ho ! de ha ! de waouh !.. Il faut dire aussi que l’équipe qui l’accompagne n’a pas rechigné à la tâche pour emmener le public dans un manège enchanté. Chacun semble y être aller avec un enthousiasme communicatif pour faire de cette Périchole un pur moment festif, joyeux, où l’on ne s’interdit rien dans la fantaisie matinée de poésie, même la plus loufoque et la plus absurde. Les costumes de Vanessa Sannino oscillent entre le baroque le plus extravagant, le folklore revisité et le Bauhaus le plus austère, soulignant adroitement et avec un sens de l’humour caustique la position des uns et des autres. Les marionnettes de Carole Allemand ont toujours ce charme et cette magie enfantine. Les décors d’Audrey Vuong n’ont rien d’extravagant, deux praticables qui n’encombrent pas, à cour et jardin, mais efficaces, laissent tout loisir pour le chœur et les danseurs de nous offrir un véritable show. Car ce chœur chante excellemment mais incroyablement danse aussi, clin d’œil aux comédies musicales sans doute, entraîné par les chorégraphies de Yohann Têté. C’est donc fort frôle, fort enlevé mais Valérie Lesort ménage aussi de beaux instants plus graves où l’amour de Piquillo et de la Périchole et leur déveine, n’est plus de la galéjade, mais une affaire sérieuse que souligne la partition d’Offenbach, plus subtile qu’il n’y parait. L’amour et la faim, sont aussi une affaire sérieuse. Julien Leroy, complice évident de Valérie Lesort, est à la baguette, une baguette qui voltige en entraîne avec elle l’Orchestre de chambre de Paris au diapason de la folie qui traverse l’œuvre et le plateau, et des interprètes survoltés, excellents acteurs de surcroît, pour cet opéra-bouffe, satire politique et sociale, opéra qu’on peut dire féministe avant #metoo où la Périchole ne s’en laisse pas conter devant un vice-roi tyrannique et lubrique. Une direction alerte qui joue des clins d’œil et des références qu’Offenbach lui-même truffe avec malice dans cette partition bien plus complexe qu’on ne le croit. Stéphanie d’Oustrac s’empare de son personnage, la Périchole, avec un abattage certain mais aussi une élégance racée, une forte présence scénique. Très belle et puissante voix de mezzo-soprano alliée à un jeu d’actrice assurée, elle nuance son personnage avec beaucoup de subtilité et de finesse. Pour preuve la sobriété presque dramatique de l’air de la lettre qui lui permet d’offrir à ce personnage commun une noblesse certaine. Et la scène de l’ivresse, attendue, atteint ici une justesse et une clarté qui vous stupéfie et même vous bouleverse de tant de justesse. Face à elle, Philippe Talbot, voix claire, est un Piquillo extrêmement attachant, plus innocent que nigaud et dans son amour pour la Périchole d’une sincérité et sensibilité qui font mouche. Tous deux évitent la caricature, le côté un peu potache et superficiel, pour offrir un authentique et juste couple d’amoureux que souligne la partition, ils sont toujours au diapason. Le baryton Tassis Chrystoyannis, voix large d’une belle ampleur, campe un Don Andrès certes grotesque mais évite le ridicule par un juste sens du comique, ne débordant jamais de la situation. Le ténor Éric Huchet (Don Miguel de Panatellas) et le baryton Lionel Peintre (Don Pedro de Hinoyosa) sont aussi drôles que parfaits chacun dans leur rôle, histrionnant sans outrance leur personnage avec une belle tenue qu’allie leurs voix complémentaires. Marie Lenormand, Lucie Peyramaure et Julie Goussot, bel accord de voix, forment un trio gémellaire d’une grande force comique. Il est évident qu’une grande attention a été porté à la direction tant vocale que dramatique et c’est aussi la force de cette création de ne rien avoir laissé au hasard, lui donnant ainsi sa très grande cohérence. Sortir de l’Opéra Comique dans la nuit chaude, en chantonnant sur son scooter –  faux en ce qui me concerne – « Il grandira, il grandira parce qu’il est espagnol ! », être conscient d’avoir assisté là encore et devant la réaction unanime du public applaudissant à tout rompre, à un petit miracle (pourquoi petit ?) et se dire qu’encore une fois Valérie Lesort sans forfanterie aucune, juste par son talent inouï fait de malice et d’enfance a encore marqué de son empreinte pérenne les dernières créations de l’Opéra-Comique.   © Stefan Brion   La Périchole, opéra-bouffe de Jacques Offenbach Livret de Meilhac et Halévy Direction musicale : Julien Leroy Mise en scène : Valérie Lesort Décors : Audrey Vuong Costumes : Vanessa Sannino Lumières : Christian Pinaud Chorégraphie : Yohan Têté Marionnettes Carole Allemand Assistante musicale : Emmanuelle Bizien Chef de chant : Martin Surcot Assistant à la mise en scène : Florimond Plantier Assistante décors : Amélie Meseguer Assistante costume : Karelle Durand Assistant à la chorégraphie : Alexandre Galopin Stagiaire mise en scène : Roman G. GroB Avec : Stéphanie d’Oustrac, Philippe Talbot, Tassis Chrystoyannis, Eric Huchet, Lionel Peintre, Thomas Morris, Julie Goussot, Marie Lenormand, Lucie Peyramaure, Quentin Desgeorges, Julia Wischniewski*, Aimeric Biesemans, Danseurs : Lucille Daniel, Alexandre Galopin, Véronique Laugier, Jocelyn Laurent, Maria McClurg, Gaétan Renaudin Chœurs : Les éléments Orchestre de Chambre de Paris *membre du chœur Les éléments   Les 15, 17, 19, 21, 23 et 25 mai 2022   Opéra-Comique Place Boieldieu 72002 Paris   Réservation 01 70 23 01 31 www.opera-comique.com      Read More →
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Discours sur le colonialisme, d'Aimé Césaire, mise en espace de Mariann Mathéus, Théâtre Traversière
  © DR   ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia Discours sur le colonialisme est sans doute le texte le plus connu et le plus lu et étudié d’Aimé Césaire. Publié en 1950, suite à la commande de la revue communiste Réclame, il n’a pas été prononcé, contrairement à ce que son intitulé pourrait laisser suggérer. Le député et maire de Fort-de-France déjà reconnu et respecté comme poète (depuis Cahier d’un retour au pays natal en 1939) et dramaturge (seul Et les chiens se taisaient parait avant le Discours ; La tragédie du roi Christophe et Une saison au Congo ne seront créés que plus d’une dizaine d’années plus tard), écrit son texte comme un pamphlet. De fait, le texte décrit, accuse et interpelle. Il décrit la situation et les conséquences de la colonisation. Il accuse ses concepteurs et exécuteurs. Il interpelle ceux qui ont cautionné, approuvé un tel système. La richesse de l’adaptation de Mariann Mathéus et de la compagnie Moun San Mélé qui proposent depuis 2013 une version scénique du texte (créé pour le centenaire de la naissance de l’écrivain à l’Assemblée nationale), sous forme de « pièce musicale », est de se saisir de la richesse du texte de Césaire dans toutes ses dimensions et d’y ajouter à la fois des respirations et des compléments de compréhension. Après une première introduction à la guitare, le Discours sur le colonialisme est lu au pupitre par Mariann Mathéus, redonnant en quelque sorte une raison d’être à son titre. La lecture est découpée par des respirations musicales (guitare et percussions) et même l’une d’entre elles dansée par la lectrice. Patrick Karl vient accompagner lui aussi au pupitre la voix de Mariann Mathéus, duo qui créé une sorte de dialogue entre Césaire et tous les chantres contemporains du colonialisme dont le racisme s’exprime violemment dans des extraits de leurs écrits largement oubliés aujourd’hui et cités par Césaire. Cet aller-retour entre ces deux voix est ce qui permet de saisir au mieux les enjeux du texte et sa portée, de revenir sur les lieux communs et les ambiguïtés des faits (l’ineffectivité ou la violation des traités signés, le « pseudo-humanisme » qui a « trop longtemps rapetissé les droits de l’homme », les « mensonges propagés » et l’ « hypocrisie collective » de l’Europe colonisatrice justifiant a posteriori les progrès matériels atteints grâce à son action), mais aussi donc sur la diffusion des idées racistes sous couvert de philosophie humaniste : se souvient-on des saillies de Renan (« La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieure est dans l’ordre providentiel de l’humanité (…) une race de travailleur de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain et tout sera dans l’ordre ») dans son si mal nommé La Réforme intellectuelle et morale ou des mots de Joseph de Maistre reprenant ad nauseam l’expression de race inférieure, ou encore des ignobles et inexcusables écrits de Jules Romains sous couvert de pseudonyme à la Revue des Deux mondes (« La race noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin ») ? Cette mise en miroir telle que proposée par Mariann Mathéus est extrêmement efficace et donne du rythme et du dynamisme à la lecture qui peut s’avérer ardue du Discours sur le colonialisme, texte pourtant à jamais incontournable de la littérature anti-coloniale et dont la diffusion la plus large possible est encore nécessaire aujourd’hui. Césaire l’avait utilement prolongé par son Discours sur la négritude, plus court et facile d’accès qui, lui, sera effectivement prononcé trente-sept ans plus tard et qui pourrait un jour être créé par la cie Moun San Mélé…   © DR   Discours sur le colonialisme, d’Aimé Césaire Version agencée : Aimé et Jean-Paul Césaire Mise en espace : Mariann Mathéus Musiciens : Ahmed Barry, Jean-Emmanuel Fatna Avec : Mariann Mathéus, Patrick Karl   Durée 1 h 15     Théâtre Traversière 14 mai 2022 www.theatre-traversiere.fr      Read More →
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Le Cri d’Antigone, de Loïc Guénin, mise en scène d’Anne Monfort, Festival Propagations, Marseille
  © Vincent Beaume   ƒƒ article de Corinne François-Denève Antigone : tant de mots ont déjà tenté de raconter son mythe. Qu’a-t-elle encore à nous dire, à tant de siècles de distance ? Le pari de Loïc Guénin est de lui restituer sa voix, ou plutôt son cri. Pour ce faire, l’auteur-compositeur a assemblé des textes de Jean Anouilh, d’Henry Bauchau, mais aussi de Camille Froideveaux-Metterie, et composé une partition qui fait jouer ensemble, entre autres, le violon et l’accordéon. Divisé en tableaux, faisant place à une soliste et à un chœur, commençant par des imprécations pour se terminer dans un espoir de réconciliation, Le Cri d’Antigone a tout de la tragédie grecque, remise aux sons du jour. Le cri de l’héroïne se module d’ailleurs selon divers tons – celui de l’opéra (merveilleuse voix d’Elise Chauvin !), ou de la musique « moderne ». Alternent solos et moments d’ensemble, temps du récit et séquences musicales. Le temps, mythique, se double d’un temps plus linéaire, celui de la représentation, figuré par une peinture qui se crée à mesure qu’Antigone se libère, et enjoint le public, ou les musiciens, à le faire. L’Antigone de Loïc Guénin est une furieuse, ou une insoumise, qui n’a de cesse de dénoncer l’injustice subie, désignant comme coupables les hommes, qu’elle interpelle dans toutes les langues du monde. A ce titre, elle parle à tout le monde, dans un spectacle proprement « immersif » – on réservera l’effet de surprise aux futurs spectateurs. La gageure est toutefois de rendre « visible » ce cri du cœur, ou du ventre. Toute l’intelligence d’Anne Monfort est d’avoir su habiller cette éructation primale d’une scénographie simple, essentielle, mais porteuse de sens – praticables épurés, pendrillons noirs. Peu d’accessoires, peu de décor, si ce n’est l’esquisse d’une tombe fraîche, et des jeux de lumière habiles, qui permettent également à Elise Chauvin de déployer son art des postures et des attitudes. Martyre enfermée, cette Antigone est une véritable statue réveillée par les impulsions de la guitare électrique, hurlant sa révolte aux âmes d’aujourd’hui.   © Vincent Beaume   Le Cri d’Antigone, de Loïc Guénin Avec : Élise Chauvin (voix), Fabrice Favriou (guitare électrique et pédales d’effets), Alice Piérot (violon), Vincent Lhermet (accordéon), Éric Brochard (contrebasse, patch et informatique musicale), Loïc Guénin (percussions, électroacoustique, composition, direction artistique) Artiste peintre : Maya Le Meur Mise en scène : Anne Monfort Création et régie lumière : Vincent Beaume Création et régie son : Yoann Coste Régie générale et technique : Thierry Llorens   Durée : 1 h A partir de 14 ans   Vu à la Friche de la Belle de mai, dans le cadre du festival Propagations gmem.org/festivals/propagations-2022     Prochaine date : 10 novembre 2022 : Cité musicale de Metz, L’Arsenal, 3 avenue Ney, 57000 Metz www.citemusicale-metz.fr    Read More →
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Fissure, de Camille Boitel, au Théâtre de la Cité Internationale
  © L’immédiat   ƒƒ article de Nicolas Thevenot Serait-ce la possibilité d’une île, ce plateau comme arraché, planté sur le vide de la scène, dans la nuit de sa cage ? Qui plus est : en pente, comme l’expression littérale de la gravité et de la fatalité, où choir ne peut que conduire à toucher le fond. Lorsque nous prenons place, Fissure est d’ailleurs étendu au sol, loque parmi les rares meubles et objets qui parsèment l’espace. Quelques borborygmes larmoyants plus tard, en guise d’ouverture, Fissure se sera relevé et très vite retrouvé nez à nez, écrasé, contre l’armoire qui trône en haut de sa colline. Camille Boitel, circassien, comédien, musicien, est l’homme de la débâcle, de la catastrophe, de l’effondrement. Ses plateaux, de savantes machineries qui renouent avec le deus ex machina du théâtre classique, mais qui, au lieu de sauver, signent notre irrémédiable chute et nous enfonceraient au lieu de nous élever. Machina sine deo. Fissure, émanation de Camille Boitel sous le regard de Sève Bernard est cet interstice entre personnage (au sens de celui qui apparaît par ce qui se joue) et persona (au sens de celui qui disparaît derrière le masque). Dans un genre indéterminé, accoutré d’un jupon et d’une robe retroussée, suggérant le féminin, sa corporéité assume le masculin. Fissure est probablement ce no man’s land fêlé où tout être humain est appelé à ce reconnaître. Sa chevelure orange flamboyante, lui court sur le dos, et l’apparente tout autant à la belette. De ses yeux s’écoulent comme d’un mur lézardé un plâtre rouge. Son visage est une absence, blanche, où disparaissent les affects. D’où cette troublante et indescriptible sensation d’avoir affaire à un corps sans organes (pour reprendre le concept de Deleuze), ou pour le moins un corps ayant subi une descente d’organe tant la tête semble perdre le dessus, tant les processus de décisions semblent se disséminer dans l’espace et non plus dans le seul cerveau. Le corps se répand dans la matière alentour : l’aiguille se plante dans l’accoudoir du fauteuil crapaud, et c’est Fissure qui bat de l’œil. L’instrument à vent crachote et c’est Fissure qui est en insuffisance respiratoire. Il tombe depuis les cintres et réapparaît illico au bord du plateau, poursuivant un corps démembré qui n’en finit pas de s’échapper. Et s’il y a des cadavres dans le placard, il ne peut que s’en prendre à lui-même. L’effet comique est dans la succession des faits. El l’on sourit, et l’on rit à ces accidents, à ces événements qui, par leur récurrence, érigent l’exceptionnel au rang de banalité dans la vie de Fissure. L’existence chaotique de Fissure est montrée sous le jour d’un projecteur accroché au bout d’une longue tige articulée, telle une fleur, un tournesol, qui parcourt sa révolution du plancher au zénith puis décline à nouveau jusqu’au sol. Il y a du Petit prince sur cette île instable, aux allures de planète exupérienne, car il y a un point de vue astronomique et drolatique sur la vie humaine, dont la grandeur réside dans sa petitesse, dans ses échecs. Quelque chose de proprement existentiel s’écrit ici, entre la naïveté du clown et la gravité de l’éphémère, dans cette scansion, à vue, du jour et de la nuit. La nuit tombe produisant de somptueux et profonds couchers de Fissure. La vie est ce comique de répétition : jour, nuit, vie, mort. Une émotion passe dans cette chorégraphie des ombres, dans ce temps du sommeil qui est aussi celui de l’illusion en préparation. La fissure c’est le vide qui s’insinue dans le plein. Pour autant, Fissure, composé par Camille Boitel et Sève Bernard, déborde d’agissements. Un hyperactif. Comme si la peur du vide était pour lui la peur de ne rien faire, la peur de s’offrir désarmé, vidé, au public. La peur de se laisser également faire par les événements, et leur onde de choc. C’est cette lézarde, entraperçue lors des saluts incertains, que l’on appelle à agrandir, car elle portera Fissure aux nues.   © L’immédiat   Fissure, écriture et mise en scène : Camille Boitel et Sève Bernard Idée originale, scénographie et interprétation : Camille Boitel Jeu et manipulations d’objets : Juliette Wierzbicki Régie plateau : Audrey Carrot Régie lumière : Jacques Grislin Construction décors : Vincent Gadras Accessoires : L’immédiat, Guillaume Béguinot et Margot Chalmeton, Avec l’aide de Franck Limon-Duparcmeur, Maxime Burochain, Sylvain Giraudeau, Hervé Vieusse et Louise Diebold Confection des costumes : Caroline Dumoutiers, Nathalie Saulnier, Lucie Milvoy Régie générale : Stéphane Graillot     Durée : 1 h 15 minutes Du 12 au 24 mai 2022, mardi, jeudi, samedi à 19 h, lundi 20 h et vendredi 21 h       Théâtre de la Cité Internationale 17, boulevard Jourdan 75014 Paris Tél : 01 85 53 53 85 https://www.theatredelacite.com     Tournée : 4 et 5 octobre 2022 : Equinoxe SN, Châteauroux 14-15-16 octobre 2022 : Cirque Théâtre d’Elbeuf 19 novembre 2022 : Le Pavillon, Romainville 25 et 26 novembre 2022 : Théâtre de Grasse 2 et 3 décembre 2022 : Le Pôle, Le Revest 19 et 20 janvier 2023 : Théâtre du Bois de l’Aune, Aix en Provence 21 au 23 février 2023: SN Bonlieu, Annecy      Read More →
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Les îles singulières, d’après « Le sel », de Jean-Baptiste Del Amo, mise en scène de Jonathan Mallard, TGP, Saint-Denis
  © Simon Gosselin   ƒ article de JB Corteggiani Une famille va se réunir. Oh, c’est tendu. C’est plein de reproches, de blessures et de non-dits. Comment s’entendre, d’ailleurs, sous le ciel de Sète, assourdissant de cris de mouettes et de goélands ? Il y a Louise, la mère, maladroite, évitante. Le fantôme de son mari, Armand, un « homme colossal et violent », « au visage dur, boucané par les embruns », un rude pêcheur. Et puis la fratrie : Albin, violent comme son père, impérieux, insatisfait, qui « gaspille sa semence sur le dallage des murs de la salle de bain » ; Fanny, la mal-aimée ou la moins aimée ; Jonas, le chéri de sa maman, en marge, homosexuel, qui s’enivre de l’odeur de sève des figuiers et drague dans les dunes du Grand Travers. Et puis il y a les amants, et les légitimes. Et puis d’autres fantômes : Fabrice, l’ancien amant de Jonas, mort du sida ; Léa, la fillette de Fanny, morte accidentellement sur une plage. Vous êtes étourdi de noms ? Le spectateur l’est aussi. « J’étais largué », le commentaire revenait souvent à la sortie. Les Iles singulières sont une adaptation de Le sel, de Jean-Baptiste Del Amo, un roman à quatre voix qui retrace l’histoire d’une famille de Sétois d’origine italienne. Jonathan Mallard, le metteur en scène, l’a transformé en une partition pour neuf personnages. Pour ce faire, il a « axé l’adaptation sur la confrontation entre le vécu de la fratrie et le regard de leurs compagnes et compagnons ». Cinq comédiens, neuf personnages. De part et d’autre de la scène, un portant à vêtements ; la scène ressemble souvent à un espace de déshabillages et habillages. Le dispositif est courant, on l’a vu par exemple dans une récente performance à Beaubourg du collectif Forced Entertainement, 12 AM : Awake and Looking Down. Le problème tout bête qui se pose ici au spectateur, c’est : qui est qui ? La valse des prénoms renforce la sensation de fouillis : qui est cet Armand ? ah oui, le père ! pourquoi les enfants ne l’appellent-ils pas papa ? parce qu’ils veulent le tenir à distance ? eh oui, mais on n’est pas dans un livre, qui permet de revenir en arrière. « Les comédiens sont plus forts que le récit », prévient Jonathan Mallard. En effet. Davantage qu’à une histoire tressée, la pièce ressemble à une suite de scènes. Alors, comme les comédiens sont excellents, on s’accroche à ce qui se passe dans chaque scène, convertie en petite île dramatique. A la langue, belle et charnue souvent, un peu poétifiante par moments (« Pour les eaux étrangères, je serai le poème du retour vers les îles singulières. ») A ce que le metteur en scène appelle des « spectacularités », respirations bienvenues (un rangement domestique chorégraphié, un crawl mimé qui devient boxe). On voit bien le projet narratif et poétique de Jonathan Mallard, il est résumé dans une phrase extraite du roman : « Leur famille est ce fleuve aux courbes insaisissables dont il n’est possible de cerner la vérité qu’en l’endroit où la mémoire de tous afflue pour se jeter, unifiée, dans la mer ». Ailleurs, un des personnages cite Les Vagues, de Virginia Woolf : « Ce pourraient être des îlots de lumière – des îles dans le courant que j’essaie de représenter ; la vie elle-même qui s’écoule. » Seulement, dans Les Vagues, de mémoire, les fantômes ne se font pas concurrence : un seul absent, Percival, hante les monologues intérieurs des six personnages. Vraiment dommage, cette confusion par trop-plein et emberlificotage narratif, car la pièce creuse bien au-delà du simpliste et lassant « Familles, je vous hais ». Elle sonde avec finesse cet agrégat opaque, la famille, cette somme de personnes étrangères les unes aux autres, « harassées de devoir se tenir ensemble ». Elle fait entendre clairement, et de manière convaincante, la réplique des parents aux récriminations des enfants jamais rassasiés : « C’est comme ça, les adultes ont des paroles, des gestes, qui hantent la vie des enfants et ils n’en savent rien. » Quant à l’amour, n’allez pas croire : « ils marcheront vers moi, mes enfants, ma chair, mes vies encore à vivre. Je leur sourirai depuis le porche, comme d’habitude, pour qu’une fois encore ils me croient indéfectible. » Et dans la dernière scène, toute amertume bue, toutes bisbilles éteintes, Fanny fait le récit poignant de la mort de la petite Léa, tombée d’un môle, trouée par une barre de fer rouillée. « Ma fille, avec le temps,, (…) ne peut plus disparaître qu’avec moi. Par sa mort elle me donne naissance et fait de moi une femme. Léa m’enfante. » Plus de générations, plus de reproduction accablante, plus d’inévitables blessures : enfin l’apaisement.   © Simon Gosselin     Les îles singulières, mise en scène de Jonathan Mallard D’après le roman « Le Sel », de Jean-Baptiste Del Amo. Adaptation libre et collective Avec : Lina Alsayed, Ambre Febvre, Julia Roche, Mikaël Treguer, Pierre Vuaille Scénographie : Jonathan Mallard et Izumi Grisinger Création sonore : Izumi Grisinger Lumière : Rosemonde Arrambourg Costumes : Hercule Bourgeat     Durée : 1 h 45 Du 12 au 16 mai 2022 à 20 h 30   TGP 59 boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis tél : 01 48 13 70 00 www.tgp.theatregerardphilipe.com    Read More →
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L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, texte et mise en scène de Krzysztof Warlikowski, Théâtre de la Colline
  © Magda Hueckel   ƒƒƒ article de Denis Sanglard L’odyssée. Une histoire pour Hollywood où l’impossible retour après la catastrophe. En croisant l’épopée d’Homère aux deux romans d’Hanna Krall, Le roi de cœur et Les retours de la mémoire, Krzysztof Warlikowski, à travers le destin d’Ulysse et d’Izolda, cette héroïne des années 1940 qui pour rejoindre son mari Shayek déporté à Mauthausen a elle-même provoquée sa déportation jusque Auschwitz, interroge le traumatisme profond de la Shoah, les fantômes qui hantent les survivants et notre impuissance réelle à représenter la réalité de ce génocide.  Ulysse donc, qui a refusé l’immortalité proposée par Calypso alors qu’Izolda, la survivante, en racontant son histoire à Hanna Krall dans l’espoir d’un scénario où Elizabeth Taylor, au panthéon des déesses contemporaines, jouant son rôle, obtiendrait alors une part d’immortalité. Mais qu’elle est notre capacité à la résilience quand nous sommes hantés de tant de fantômes ? Et que les dieux qui provoquèrent la perte du héros d’Homère sont aujourd’hui morts ? Si Izolda a cette capacité têtue, inflexible de résister, comme Pénélope, Shayek tout comme Ulysse, brisé par le massacre que fut la guerre de Troie, sont prisonniers de leur souffrance incommensurable et tragique d’avoir survécu, d’être revenu d’entre les morts. Comment sinon alors expliquer combien fut grande la déception de ces deux femmes au retour de leur mari, de ces retrouvailles attendues qui soudain n’avaient plus de sens ? Vaste puzzle que Krzysztof Warlikowski, pièces après pièces, agence avec une redoutable cohérence. Chaque fragment s’emboite les uns dans les autres, se répondent par un subtil jeu de références et d’analogies reliées comme rhizomes tissant étroitement l’épique et l’intime, la mémoire et l’Histoire. Et l’ensemble se révélant dans sa finalité un dessin d’une sensibilité prégnante et d’une intelligence absolue pour un questionnement sur le tragique de nos existences, notre capacité à résister, à survivre devant l’innommable et la nécessité devant la tentation de falsifier l’Histoire de raconter, aussi insoutenable que cela soit, une vérité que nul ne veut entendre. Qu’interviennent Elizabeth Taylor, Bob Evans et Roman Polanski, que soit convoqué plus loin Claude Lanzmann, c’est toujours la question de la représentation impossible de la souffrance, de l’échec de toute tentative de mise en scène qui ne soit pas documentaire. Un documentaire par force scénarisé. De même Izolda offrant son récit enfin édité à son coiffeur est suivi aussitôt par cet extrait de Shoah où le barbier Abraham Bomba ne peut malgré l’insistance de Claude Lanzmann, exprimer la réalité de Treblinka, lui qui coupait les cheveux des femmes avant qu’elles ne soient envoyées dans les chambres à gaz… Pas pour rien non plus que dans une scène bucolique d’une ironie terrible, au sein de la Forêt Noire, Hanna Arendt et Martin Heidegger fêtent leur retrouvaille amère. A celle qui, juive, s’interrogeait sur l’origine du mal, son horreur de ce que l’homme peut faire et le devenir du monde, où la pensée se doit d’être action répond l’aveuglement de Heidegger inscrit pour un temps au parti nazi, son désintérêt de la politique et pour qui « seul un Dieu peut encore nous sauver ». L’épopée d’Izolda jusque dans l’horreur est une réponse cinglante et concrète que les dieux sont bien morts et que seule l’action, puisqu’il ne reste qu’elle, l’instinct de survie peut sauver. Krzysztof Warlikowski brouille la temporalité, le temps de la mémoire et le temps de la fiction ne sont pas celui de l’horloge qui à jardin égrène le temps de la représentation. Au récit de la vieille Izolda scénarisé par Hollywood, qu’un bout d’essai donne à voir, répond la réalité crue et violente des scènes vécues par Izolda jeune, loin de tout glamour. Scènes filmées et projetées en direct qui dénonce une réalité, là encore insupportable. On pendule ainsi d’une temporalité à l’autre, et Krzysztof Warlikowski ne précipite ni ne bouscule jamais les récits qui se croisent, maître du rythme de la représentation où le temps est comme suspendu, entre rêve brouillé et cauchemar létal. Il faut accepter ce rythme faussement étal qui lentement, insidieusement vous prend dans ses rets et ne vous lâche plus. Soulignons la force exceptionnelle des acteurs de la compagnie de Krzysztof Warlikowski, le Nowy Teatr-Varsovie, cette capacité unique à s’empoigner de leur personnage, de les incarner avec une telle profondeur dans leur humanité blessée, leur rage dans leur volonté à survivre malgré tout. Et sur ce plateau nu ou seule une cage roulante, à la fois hall de gare qui n’est pas sans évoquer les déportations massives vers les camps de la mort et les retours des survivants fantomatiques, porte des enfers pour ceux qui partirent et ceux qui en revinrent, et les baraquements, palpite malgré tout un formidable et magnifique, bouleversant sentiment irréductible de vie, un humanisme vibrant. Et c’est dans l’évocation du folklore juif que ce termine cette pièce homérique, où tuer le dibbouk, n’est plus une métaphore mais un acte de résistance et de résilience.   © Magda Hueckel   L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood mise en scène de Krzysztof Warlikowski D’après L’Odyssée d’Homère et Le roi de cœur et Les retours de la mémoire d’Hanna Krall Texte de Krzysztof Warlikowski et de Piotr Gruszcynski Co-auteur : Adam Radecki Collaboration : Szczepan Orlowski, Jacek Ponietziateck Avec Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska- Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil Et à l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda Collaboration artistique : Claude Bardouil Scénographie et costumes : Malgorzata Szczesniak Dramaturgie : Piotr Gruszczynski, en collaboration avec Anna Lewandowska Musique : Pawel Mykietyn Lumières : Felice Ross Vidéo et animations : Kamil Polak Assistanat à la mise en scène : Jeremi Pedowicz Réalisation du film de l’interrogatoire : Paweł Edelman Maquillage et perruques : Monika Kaleta Traduction du texte en français : Margot Carlier Traduction du texte en anglais : Artur Zapałowski Régie des surtitres : Zofia Szymanowska     Du 11 au 21 mai 2022 Du mardi au samedi à 19 h 30 Relâche dimanche 15 mai 2022 Durée 3 h 45 incluant un entracte Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais     Théâtre de La Colline 4 rue Malte-Brun 75020 Paris   Réservation 01 44 62 52 52 www.billeterie@colline.fr      Read More →
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Antoine et Cléopâtre, de William Shakespeare, mise en scène de Célie Pauthe, Odéon - Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier
  © Hervé Bellamy   ƒƒƒ article de Nicolas Brizault Dans cet espace aussi sympathique qu’un rien étrange que sont les Ateliers Berthier – Odéon, nous préparant presque aux aléas multiples attendus d’Antoine et Cléopâtre, Shakespeare est venu nous faire plaisir, par le biais très efficace de Célie Pauthe. Oui, c’est vrai, cette histoire d’amour qui ne devrait pas avoir lieu, elle dérange tout le monde, au moins ceux qui ont les pieds sur terre et veulent surtout les agrandir, non leurs pieds mais leurs terres. Antoine et Cléopâtre s’accompagnent d’amis bien obligés, en tous sens, de suivantes presque fidèles mais en tout cas on ne peut plus dévouées. On chante — très bien d’ailleurs, grâce à Charmian/Dea Liane — on danse, boit, on va jusqu’au bout en somme et on recommence, surtout ne pas perdre de temps pour s’amuser, jouir dans tous les sens de plus en plus. On est en Egypte et la vie est belle. A Rome, c’est différent. Le sérieux et la réflexion courent dans les couloirs et Octave et ses hommes sont furieux contre Antoine. Réunion au sommet avec ce dernier, et pour tout arranger, il épouse Octavie, la « sœur de son frère » chéri, première victime de cette histoire mouvementée, elle, pétrie d’honnêteté, donc un jour où l’autre elle sera bien malheureuse. Parce que cet amour entre Antoine et Cléopâtre ne peut s’éteindre comme ça. La guerre se déchaîne à nouveau, terre et amour, épée, aspic et Octave victorieux. Histoire(s) multiple(s), superbe(s), folle(s) et terrible(s). Et très bien tenue. Un décor tout simple, trois coussins ici qui se transforment en salon plus que voluptueux, lumières modifiées, deux ou trois choses changées de place et on atterris dans le salon faussement austère d’Octave. Et une traduction fantastique d’Irène Bonnaud, qui sans doute fait exploser ce texte, mais Shakespeare la féliciterait, l’invitant à boire un verre parce qu’elle a tout compris et rend le texte plus que vivant, accrocheur, frôlant une grossièreté retenue ici ou là avant de reprendre l’autoroute romaine des salons du futur et premier empereur. Et les jeux. Les rôles. Ceux de Cléopâtre et Charmian seront partagés et les comédiennes seront différentes dès la fin mai. Détail… D’autres sont partagés, multipliés. Talents… Pour être plus sérieux, cette équipe nous entoure lentement, le tout début laisse un rien dubitatif et hop ! nous plonge en plein Shakespeare, en plein furieux soleil sur scène. C’est tout bête mais avouons-le, cette durée annoncée de 3 h 45 faisait un tout petit peu peur. Oui. Eh bien elle n’existe plus ou s’efface devant Antoine et Cléopâtre. On peut penser parfois qu’un ou une tel/le aurait été mieux dans ce rôle ci, ou celui-là. Cléopâtre et Charmian par exemple. Puis les idées sombres disparaissent. Même si Cléopâtre, tout de même, mais là il s’agit de la mise en scène, pourrait cesser de dire des idioties, les aspics ne comprennent pas grand-chose. Sinon, le tourbillon s’installe le temps n’existe plus, seul le Théâtre est là, la majuscule n’est pas une faute de frappe. Ceci-dit, dans la seconde partie, les combats nous roulent dans une toute autre poussière. L’amour, la vie, le sexe, la joie, les plans, les titres et les combats. Oppositions absurdes et incompréhensibles qui courent encore les rues.   © Hervé Bellamy   Antoine et Cléôpatre, de William Shakespeare Traduction d’Irène Bonnaud En collaboration avec Célie Pauthe Collaboration artistique : Denis Loubaton Scénographie : Guillaume Delaveau Costumes : Anaïs Romand Lumière : Sébastien Michaud Son : Aline Loustalot Assistant à la mise en scène : Antoine Girard Avec Guillaume Costanza, Maud Gripon, Dea Liane, Régis Lux, Glenn Marausse, Eugène Marcuse, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Adrien Serre, Lounès Tazaïrt, Assane Timbo, Bénédicte Villain, Lalou Wysocka Avec la participation artistique du Jeune théâtre national   Du 13 mai au 3 juin 2022 (Ateliers Berthier)   3 h 45 (2 h/entracte/1 h 20) Du mardi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 15 h Relâche le dimanche 29 mai 2022     Ateliers Berthier – Odéon – Théâtre de l’Europe 1 rue André Suarès 75017 Paris www.theatre-odeon.eu      Read More →
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Giulio Cesare in Egitto, de Haendel, direction musicale de Philippe Jaroussky, mise en scène de Damiano Michieletto, Théâtre de Champs-Elysées
  © Vincent Pontet ƒƒƒ article de Denis Sanglard  Un crépitement, un feu d’artifice vocal, voilà ce à quoi nous avons assisté lors de la première de Giulio Cesare in Egitto de Haendel, sommet de l’opéra baroque, dirigé par Philippe Jaroussky dont c’est la première direction musicale, après avoir interprété dans un récent passé et de nombreuses fois le rôle de Sesto. Opéra de 1724 à la trame historique, c’est un véritable festival pour les amateurs de voix tant les airs qui le composent, il faudrait les citer tous, et ils sont nombreux, demande une véritable virtuosité, une grande musicalité et un indubitable talent dramatique pour restituer toute la complexité des personnages. Musicalement ce fut une soirée mémorable. La fine baguette de Philippe Jaroussky faisait montre d’une connaissance intime de la partition. Quelques faiblesses dans certaines attaques, certains ralentis étranges, n’entamaient en rien l’allant de l’Ensemble Artaserse. Surtout Philippe Jaroussky, rompu au baroque, fait montre d’un véritable sens de la nuance, attentif aux climats imposés par Haendel. Et naturellement une grande attention portée aux chanteurs, à l’homogénéité de l’ensemble vocal sur le plateau, ensemble d’une grande élégance et d’une tenue sans pareil. Et les chanteurs impressionnent qui s’en sortent avec les honneurs. Sabine Devielhe (Cléopâtre) et Lucile Richardot (Cornélie) en tête. La première faisant montre d’une virtuosité vocale pour le moins époustouflante, aux suraigües filé, n’occultant en rien un sens de la scène indubitable et qui nous a laissé sans voix, époustouflé par l’insolence de son talent. Lucile Richardot, veuve de Pompée assassinée, humiliée, agressée, par sa voix merveilleusement sombre de mezzo-soprano offre à son personnage une impressionnante noblesse tragique. Gaëlle Arquez campe un Jules César hiératique, quelque peu figé dans son jeu que compense une voix de mezzo-soprano, un chant d’une grande justesse musicale et d’une finesse expressive. Trois contre-ténors sur un même plateau, la comparaison, sinon la compétition, aurait pu paraître rude. Il n’en fut rien, ce fut explosif. Aigus et vocalises escaladées à grande vitesse, longueur du souffle propre au baroque, ce fut pour les trois incandescent et dans la salle une pâmoison sans pareil. Difficiles de chipoter tant Franco Fagioli (Sextus), Carlo Vistoli (Ptolémée) et Paul-Antoine Bénos-Dijan (Nireno) ont donné un véritable festival baroque. On pourrait objecter à Carlo Vistoli une faiblesse dans son jeu dramatique mais devant la qualité vocale de sa prestation, à l’instar des autres, toutes préventions tombent. Le baryton Francesco Salvadori (Achille) allie maîtrise et élégance e un chant d’une grande nuance tout comme le baryton-basse Adrien Fournaison (Curio). Cette distribution a soulevé la salle, et chaque air, sans exceptions fut applaudi. Ce qui compense une mise en scène qui elle fut copieusement huée. Pourtant cela commençait plutôt bien avant qu’une seconde partie ne gâche l’ensemble. Sur un plateau nu, une boîte blanche qui s’ouvrait au lointain sur les enfers où veillaient trois parques, et que nul accessoires superflus n’encombraient, toute place était donnée au chant, voire à la direction d’acteur. Las et par la faute d’une scénographie (Paolo Fantin) qui oblige et contraint, la mise en scène, dans la seconde partie – un plateau devenu noir où des fils rouges tissent une étrange toile – se trouve comme empêchée et les chanteurs embarrassés. Avec au lointain un miroir qui malheureusement, effet involontaire ou non, reflète une partie de la fosse d’orchestre et son chef dirigeant.  Gênant. La mise en scène semble se déliter peu à peu, ne plus être véritablement tenue. Le metteur en scène Damiano Michieletto n’a de cesse de préfigurer le destin de César et de Cléopâtre, la mort est partout précédée de ses Parques, qui finit par étouffer de ses symboles, parfois incompréhensibles ou tout simplement inutiles, une mise en scène qui à son début avait tout pour être séduisante par son apparente simplicité ponctuée d’images d’une grande force il est vrai. Le comble fut atteint quand César, rescapé de la noyade, se retrouve devant une bâche de chantier transparente du plus mauvais effet et d’une laideur sans pareille. Laquelle bâche bientôt déchirée par un Sextus en fureur, on le comprend nous qui aurions aimé en faire autant. Passons donc sur cette mise en scène qui n’a pas tenu toute ses promesses au contraire du casting vocal survolté, électrique et de très haute tenue et de la première direction prometteuse ô combien de Philippe Jaroussky. Pour une première ce fut vraiment magistral.   © Vincent Pontet   Giulio Cesare in Egitto, opéra de Georg Friedrich Haendel Direction musicale de Philippe Jaroussky Mise en scène : Damiano Michieletto Chorégraphie : Thomas Wilhelm Scénographie : Paolo Fantin Costumes : Agostino Cavalca Coiffures, maquillages et masques : Cécile Kretschmar Lumières : Alessandro Carletti Avec Gaëlle Arquez, Sabine Devielhe, Franco Fagioli, Lucile Richardot, Carlo Vistoli, Francesco Salvadori, Paul-Antoine Bénos-Dijan, Adrien Fournaison Ensemble : Artaserse Danseuses : Diane Magré, Taos Mesbahi, Léa Pointelin Comédiens et figurants : Jean-Pierre Cormarie, Sébastien Duvernois, Julien Girardet, Stéphane Lara, Grégory Maiuri, José-Maria Mantilla Camacho, Jean-Philippe Poujoulat, Philippe Welke   Les 11, 14, 16, 18, 20 mai 2022 à 19 h le 22 mai à 17 h   Théâtre des Champs-Elysées 15 avenue Montaigne 75008 Paris Réservations www.theatredeschampselysees.fr    Read More →
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Scum Rodéo, de Valérie Solanas, au Théâtre La Reine Blanche
  © Bellamy   ƒƒ article de Denis Sanglard  L’avenir est dans les scum. Scum, soit les rebuts, les déchets, la lie de la société. Mais pour Valérie Solanas ce sont ces femmes émancipées, « cool et asexuelles ». On peut aussi y voir cet acronyme cinglant : « Society for cutting up men ». Programme explicite… Valérie Solanas, connue pour avoir tenté d’assassiner Andy Warhol, écrit ce brûlot féministe, Scum Manifesto, d’une misandrie absolue et radicale qui ne prône rien de moins que l’éradication du sexe masculin après avoir renversé le gouvernement et instaurer l’autonomie à tous les niveaux. Autrement dit « foutre la merde ». « Vivre dans cette société c’est, au mieux, y mourir d’ennui, rien dans cette société n’est adapté aux femmes, alors à toutes les intrépides qui ont une conscience citoyenne et le sens des responsabilités, il ne reste plus qu’à renverser le gouvernement, éliminer le système monétaire, mettre en place l’automatisation et détruire le sexe masculin.» L’homme ici est une « femelle incomplète », « un accident biologique », « la masculinité (…) une maladie carentielle ». Les mots sont forts et résonnent, tapent durement. Mais à travers lui, le mâle, c’est toute une société machiste et son système qui sont violemment pointés du doigt. Guerre, religion, morale, argent, éducation… Une société malade et pourrissante dont il est l’unique responsable et pour son seul profit. Le renverser, l’émasculer, l’éradiquer c’est offrir aux scum le pouvoir de changer enfin la donne, faire place nette pour une nouvelle utopie, un avenir féministe. Aucun ne saurait être épargné sauf les homosexuels et les drag-queen, les seuls à résister de fait au système. Texte féministe ou poème d’anticipation, volonté d’émancipation ou programme politique totalitaire et utopiste, c’est un peu tout ça à la fois. Analyse au vitriol et fureur libertaire, c’est un manifeste borderline d’une justesse affolante, d’un humour ravageur, jusque dans ses débordements proprement fascistes. Car la radicalité brutale de Valérie Solanas dans cette volonté destructrice et salutaire est une révélation en ce qu’elle dénonce par contraste et pointe d’un doigt vengeur et rageur une société déliquescente où la femme assujettie à l’homme par son éducation, reproduit ad nauseam son esclavage. Texte paradoxal et parfois franchement douteux par les solutions proposées mais que sauve le rire et surtout son questionnement sauvage sur l’ordre social masculin. Mirabelle Rousseau avec pertinence change le titre et Manifesto devient Rodéo. Et c’est bien à ça que nous assistons. Un rodéo ou Sarah Chaumette chevauche le texte avec une belle assurance, une assise culottée que rien, dans les soubresauts vertigineux de ce pamphlet, ne démonte. Rien de la virago, pas de fureur, de démonstration outragée. Le texte se suffit à lui-même, est suffisamment explicite pour ne pas en rajouter. Non, Sarah Chaumette déroule le texte tranquillement avec une ironie mordante, une intelligence malicieuse. Le feu cependant couve sous la glace, une certaine folie même, mais la retenue domine. Tout ça est énoncé avec un aplomb désarmant, le pire exprimé avec une évidence qui vous renverse. Car c’est nous qui sommes désarçonnés par ce rodéo littéraire, ce pamphlet féministe, cravachés par Sarah Chaumette qui nous mate visiblement avec plaisir. La force de cette performance est d’être justement non dans la démonstration volontaire, l’illustration, mais dans l’énoncé, la réalité d’un texte et de s’y tenir, de ne jamais s’en éloigner et de ne pas céder à la violence idéologique qu’il contient. Sarah Chaumette à merveille joue la conférencière et semble rester, finaude, comme au bord de son sujet. Ce n’est que faux semblant. Car elle nous précipite la tête la première dans ce manifeste comme on domestique un cheval, sans jamais forcer mais avec ferme assurance. Nous sommes ébranlés certes et le chroniqueur que je suis ne craint pas vraiment pour ses attributs, mais ce choc, cette découverte tient surtout à la pertinence d’une analyse qui débarrassée de ces figures littéraires et radicales s’avère d’une triste et glaçante actualité encore aujourd’hui. Une référence féministe incontournable dont la pertinence, la lucidité désespérée et rageuse, méritaient d’être rappelées.   Scum Rodéo, de Valérie Solanas Traduction : Blandine Pélissier Mise en scène : Mirabelle Rousseau Scénographie : Jean-Baptiste Bellon Lumières : Manon Lauriol Création sonore : Lucas Lelièvre Régie générale : Camille Jamin Régie son : Kerwin Roland Costumes : Marine Provent Avec Sarah Chaumette   Durée 50 minutes Du 11 au 28 mai 2022, à 21 h   Théâtre La Reine Blanche 2 bis passage Ruelle 75018 Paris Tel : 01 42 05 47 31 reservation@scenesblanches      Read More →
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2 Sœurs, écrit par Marien Tillet, mise en scène et jeu de l’auteur, au théâtre Dunois
© Cédric Demaison    ƒƒƒ article de Sylvie Boursier Les araignées nichent sur le crâne d’un linguiste, un chat est crucifié dans une armoire, une supposée sorcière lynchée par les gens du village, un violon cloué au chambranle d’une fenêtre, voilà le pitch d’un incroyable polar vu au théâtre Dunois. Reprenons dans l’ordre, un ethnologue, Marc, spécialiste des hystéries collectives rencontre une femme qui prétend voir les morts. Il découvre au fond d’une armoire le journal interrompu d’une jeune irlandaise, Aïleen O’Leary disparue depuis 60 ans aux abords d’une mine d’extraction de cuivre. Soupçonnant un procès en sorcellerie, il décide de se rendre sur les lieux du drame pour enquêter. Sur place il recueille le récit tragique d’Eamon Kelly, patron du pub. Au retour, la vie de Marc bascule. On n’ouvre pas impunément la boîte de Pandore d’un vieux grimoire ; progressivement l’ethnologue traverse le miroir comme Alice. Marien Tillet est un comédien conteur, une espèce rare traditionnellement associée au théâtre pour enfants. Comme Joël Pommerat il utilise les archétypes du conte, l’ogre, la sorcière, l’orphelin, pour décrire des sentiments ancestraux. Dans 2 Sœurs la peur domine, la folie aussi d’une communauté incapable de faire face aux coups du sort. La grande ethnologue Jeanne Favret-Saada, qui a passé trente mois dans le bocage mayennais pour étudier la sorcellerie, disait qu’« être ensorcelé c’est être pris dans la répétition des malheurs ». Lorsqu’un permis de chasse relie tacitement un groupe contre un coupable désigné, l’engrenage de la violence se déchaîne. La lumière joue un grand rôle dans ce spectacle, sur le plateau noir elle révèle des espaces, une porte, un meuble, un tronc d’arbre déchiqueté, des ombres dans la nuit. Marien Tillet joue tous les rôles, alterne l’adresse au public et le récit d’une fiction horrifique. Sur la lande désolée un étrange sabbat se prépare, comme un rituel chamanique ; sans effets spéciaux, par la seule puissance de son verbe, une scénographie ciselée et son violon le comédien nous embarque pour une traversée d’anthologie. Courrez voir cet OVNI théâtral ! en sortant, si un souffle nouveau d’origine inconnu vous effleure, c’est que vous restez pris dans les sorts ou plutôt la parole de ce diable d’homme qui vous accompagne tel le loup de votre enfance. Nul besoin alors de quérir un désenvoûteur, rappelez-vous simplement la leçon de Shakespeare, « nous sommes faits de la même étoffe que les songes et notre petite vie, en somme, la parachève ».    © Cédric Demaison   2 Sœurs, écrit par Marien Tillet, compagnie du Cri de l’Armoire Mise en scène et jeu de l’auteur Scénographie et Lumières : Samuel Poncet Son : Pierre-Alain Vernette   Du 09 au 12 mai à 19 h, les 13 et 14 mai à 20 h, du 16 au 18 mai à 20 h  Durée du spectacle : 1 h 30     Théâtre Dunois 7 rue Louise Weiss 75013 Paris   Réservation : 0145847200 www.theatredunois.org   Tournée : Du 07 au 29 juillet à Avignon au 11 Avignon, boulevard Raspail, salle 2 à 13 h 35, relâche les 12, 19 et 26 juillet        Read More →
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Les bijoux de pacotille, texte de Céline Milliat-Baumgartner, mise en scène de Pauline Bureau, Théâtre 14, Paris
  © Pierre Grosbois ƒƒƒ article de JB Corteggiani Au début, parce que ça commence dans le noir avec une voix off, une voix qui raconte un accident de voiture, un accident qui fait d’une fillette de huit ans une orpheline, et que cette histoire est celle de Céline Milliat-Baumgartner, qui l’a écrite, qui la raconte elle-même sur scène, on se dit que cette pièce sera une traversée douloureuse. Mais non, rien qui pèse, pas de pathos, pas de pataud. Voici la comédienne seule en scène dans une jolie robe azurée, qui parle d’une voix vivement fraîche et fruitée. Au-dessus d’elle, en biseau, en plongée, un grand miroir mité qui tasse son reflet : « je soufflerai neuf bougies, dix bougies, onze bougies, douze, treize, quatorze, quinze bougies. Et j’aurai huit ans encore et encore. » Et vraiment, dans ce reflet nain, Céline semble avoir mangé du gâteau rétrécissant d’Alice : la scénographie est d’Emmanuelle Roy. D’emblée, dans le récit, un autre miroir, invisible, celui où l’autrice se scrute dans les traits de sa mère, qui était comédienne, qui a joué avec Depardieu dans un film de Truffaut : « Ma mère est le modèle. L’original. L’idéal. Elle est le moule perdu dans lequel je me fonds. (…) Je suis femme jusqu’au bout de ses ongles rouges. » Suivent une évocation du père, « qui m’aurait plu si j’avais eu son âge », celle d’un voyage en Grèce en camping-car, celle d’un coup de téléphone un matin où les parents ne sont pas rentrés… C’est là que la gorge se serre ? Oui, un peu, mais pas trop, et on s’en étonne en lisant le texte (1) : « je refuserai de croire à ce cercueil que je n’ai pas vu » ; « sans la protection de mes parents, je n’aurai plus de bouclier entre moi et le monde » ; « je compenserai les colères butées de mon frère plus jeune (…) somnambule tétanisé qu’on est obligé de plonger dans des bains d’eau froide au milieu de la nuit »… Alors quoi ? La diablerie de cette voix presque enfantine, comme dans une chanson brésilienne dont la gaieté musicale cache la tristesse des paroles ? Les sortilèges amusants de la mise en scène (de Pauline Bureau) – ce PV de décès qui s’enflamme, ces chaussures qui se font la malle au fond de la scène ? Le douchage systématique des larmes par des pointes comiques ? (Juste une pour le plaisir : « Je recevrai un cahier grand format recouvert de dessins et de fleurs, d’arcs-en-ciel, de soleils. Un cahier dans lequel chaque élève de ma classe de CE2 aura écrit un poème, une déclaration, un petit mot : “Pour toi ça va être très dur. Bisous”. » ) Oui, mais il y a peut-être plus essentiel, et plus retors. Nous voici vers la fin, la femme Céline a dépassé l’âge de ses parents, se réjouit de n’avoir pas peur de les perdre, de ne pas avoir à les tuer. Redoute tout de même « une malédiction qui se transmettrait de mère en fille ». Réfléchit avant de faire un enfant. Entonne a cappella Les yeux de ma mère, d’Arno. Remonte lentement sa robe. Ce n’est pas le corps de la fillette pépiante qui rêvait d’être danseuse. Ce n’est plus le corps de la jeune comédienne qui, à l’école de théâtre, rejouait les rôles de sa mère. C’est le corps d’une femme, et sur son ventre est dessiné un bébé. Déplacement de perspective, renversement d’émotion. Dramatiquement et visuellement, c’est superbe. Et là, oui, la boule dans la gorge. Il y aura cinq rappels. (1) Publié chez Hatier et aux éditions Arléa.   © Pierre Grosbois   Les bijoux de pacotille, de Céline Milliat-Baumgartner Mise en scène par Pauline Bureau Avec : Céline Milliat-Baumgartner Dramaturgie : Benoîte Bureau Scénographie : Emmanuelle Roy Composition musicale et sonore : Vincent Hulot Costumes et accessoires : Alice Touvet Lumière : Bruno Brinas Vidéo : Christophe Touche Magie : Benoît Dattez Travail chorégraphique : Cécile Zanibelli Direction Technique : Marc Labourguigne Régie Son : Sébastien Villeroy Régie Lumière : Pauline Falourd   Durée : 1 h 05 Du 10 au 21 mai 2022 à 20 h (mardi, mercredi et vendredi), jeudi à 19 h, samedi à 16 h   Théâtre 14 20 avenue Marc Sangnier 75014 Paris Location 01 45 45 49 77 https://theatre14.fr      Read More →
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