© Magda Hueckel
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
L’odyssée. Une histoire pour Hollywood où l’impossible retour après la catastrophe. En croisant l’épopée d’Homère aux deux romans d’Hanna Krall, Le roi de cœur et Les retours de la mémoire, Krzysztof Warlikowski, à travers le destin d’Ulysse et d’Izolda, cette héroïne des années 1940 qui pour rejoindre son mari Shayek déporté à Mauthausen a elle-même provoquée sa déportation jusque Auschwitz, interroge le traumatisme profond de la Shoah, les fantômes qui hantent les survivants et notre impuissance réelle à représenter la réalité de ce génocide. Ulysse donc, qui a refusé l’immortalité proposée par Calypso alors qu’Izolda, la survivante, en racontant son histoire à Hanna Krall dans l’espoir d’un scénario où Elizabeth Taylor, au panthéon des déesses contemporaines, jouant son rôle, obtiendrait alors une part d’immortalité. Mais qu’elle est notre capacité à la résilience quand nous sommes hantés de tant de fantômes ? Et que les dieux qui provoquèrent la perte du héros d’Homère sont aujourd’hui morts ? Si Izolda a cette capacité têtue, inflexible de résister, comme Pénélope, Shayek tout comme Ulysse, brisé par le massacre que fut la guerre de Troie, sont prisonniers de leur souffrance incommensurable et tragique d’avoir survécu, d’être revenu d’entre les morts. Comment sinon alors expliquer combien fut grande la déception de ces deux femmes au retour de leur mari, de ces retrouvailles attendues qui soudain n’avaient plus de sens ?
Vaste puzzle que Krzysztof Warlikowski, pièces après pièces, agence avec une redoutable cohérence. Chaque fragment s’emboite les uns dans les autres, se répondent par un subtil jeu de références et d’analogies reliées comme rhizomes tissant étroitement l’épique et l’intime, la mémoire et l’Histoire. Et l’ensemble se révélant dans sa finalité un dessin d’une sensibilité prégnante et d’une intelligence absolue pour un questionnement sur le tragique de nos existences, notre capacité à résister, à survivre devant l’innommable et la nécessité devant la tentation de falsifier l’Histoire de raconter, aussi insoutenable que cela soit, une vérité que nul ne veut entendre. Qu’interviennent Elizabeth Taylor, Bob Evans et Roman Polanski, que soit convoqué plus loin Claude Lanzmann, c’est toujours la question de la représentation impossible de la souffrance, de l’échec de toute tentative de mise en scène qui ne soit pas documentaire. Un documentaire par force scénarisé. De même Izolda offrant son récit enfin édité à son coiffeur est suivi aussitôt par cet extrait de Shoah où le barbier Abraham Bomba ne peut malgré l’insistance de Claude Lanzmann, exprimer la réalité de Treblinka, lui qui coupait les cheveux des femmes avant qu’elles ne soient envoyées dans les chambres à gaz…
Pas pour rien non plus que dans une scène bucolique d’une ironie terrible, au sein de la Forêt Noire, Hanna Arendt et Martin Heidegger fêtent leur retrouvaille amère. A celle qui, juive, s’interrogeait sur l’origine du mal, son horreur de ce que l’homme peut faire et le devenir du monde, où la pensée se doit d’être action répond l’aveuglement de Heidegger inscrit pour un temps au parti nazi, son désintérêt de la politique et pour qui « seul un Dieu peut encore nous sauver ». L’épopée d’Izolda jusque dans l’horreur est une réponse cinglante et concrète que les dieux sont bien morts et que seule l’action, puisqu’il ne reste qu’elle, l’instinct de survie peut sauver. Krzysztof Warlikowski brouille la temporalité, le temps de la mémoire et le temps de la fiction ne sont pas celui de l’horloge qui à jardin égrène le temps de la représentation. Au récit de la vieille Izolda scénarisé par Hollywood, qu’un bout d’essai donne à voir, répond la réalité crue et violente des scènes vécues par Izolda jeune, loin de tout glamour. Scènes filmées et projetées en direct qui dénonce une réalité, là encore insupportable. On pendule ainsi d’une temporalité à l’autre, et Krzysztof Warlikowski ne précipite ni ne bouscule jamais les récits qui se croisent, maître du rythme de la représentation où le temps est comme suspendu, entre rêve brouillé et cauchemar létal. Il faut accepter ce rythme faussement étal qui lentement, insidieusement vous prend dans ses rets et ne vous lâche plus.
Soulignons la force exceptionnelle des acteurs de la compagnie de Krzysztof Warlikowski, le Nowy Teatr-Varsovie, cette capacité unique à s’empoigner de leur personnage, de les incarner avec une telle profondeur dans leur humanité blessée, leur rage dans leur volonté à survivre malgré tout. Et sur ce plateau nu ou seule une cage roulante, à la fois hall de gare qui n’est pas sans évoquer les déportations massives vers les camps de la mort et les retours des survivants fantomatiques, porte des enfers pour ceux qui partirent et ceux qui en revinrent, et les baraquements, palpite malgré tout un formidable et magnifique, bouleversant sentiment irréductible de vie, un humanisme vibrant. Et c’est dans l’évocation du folklore juif que ce termine cette pièce homérique, où tuer le dibbouk, n’est plus une métaphore mais un acte de résistance et de résilience.
© Magda Hueckel
L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood mise en scène de Krzysztof Warlikowski
D’après L’Odyssée d’Homère et Le roi de cœur et Les retours de la mémoire d’Hanna Krall
Texte de Krzysztof Warlikowski et de Piotr Gruszcynski
Co-auteur : Adam Radecki
Collaboration : Szczepan Orlowski, Jacek Ponietziateck
Avec Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska- Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil
Et à l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda
Collaboration artistique : Claude Bardouil
Scénographie et costumes : Malgorzata Szczesniak
Dramaturgie : Piotr Gruszczynski, en collaboration avec Anna Lewandowska
Musique : Pawel Mykietyn
Lumières : Felice Ross
Vidéo et animations : Kamil Polak
Assistanat à la mise en scène : Jeremi Pedowicz
Réalisation du film de l’interrogatoire : Paweł Edelman
Maquillage et perruques : Monika Kaleta
Traduction du texte en français : Margot Carlier
Traduction du texte en anglais : Artur Zapałowski
Régie des surtitres : Zofia Szymanowska
Du 11 au 21 mai 2022
Du mardi au samedi à 19 h 30
Relâche dimanche 15 mai 2022
Durée 3 h 45 incluant un entracte
Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais
Théâtre de La Colline
4 rue Malte-Brun
75020 Paris
Réservation 01 44 62 52 52
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