© L’immédiat
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Serait-ce la possibilité d’une île, ce plateau comme arraché, planté sur le vide de la scène, dans la nuit de sa cage ? Qui plus est : en pente, comme l’expression littérale de la gravité et de la fatalité, où choir ne peut que conduire à toucher le fond. Lorsque nous prenons place, Fissure est d’ailleurs étendu au sol, loque parmi les rares meubles et objets qui parsèment l’espace. Quelques borborygmes larmoyants plus tard, en guise d’ouverture, Fissure se sera relevé et très vite retrouvé nez à nez, écrasé, contre l’armoire qui trône en haut de sa colline. Camille Boitel, circassien, comédien, musicien, est l’homme de la débâcle, de la catastrophe, de l’effondrement. Ses plateaux, de savantes machineries qui renouent avec le deus ex machina du théâtre classique, mais qui, au lieu de sauver, signent notre irrémédiable chute et nous enfonceraient au lieu de nous élever. Machina sine deo.
Fissure, émanation de Camille Boitel sous le regard de Sève Bernard est cet interstice entre personnage (au sens de celui qui apparaît par ce qui se joue) et persona (au sens de celui qui disparaît derrière le masque). Dans un genre indéterminé, accoutré d’un jupon et d’une robe retroussée, suggérant le féminin, sa corporéité assume le masculin. Fissure est probablement ce no man’s land fêlé où tout être humain est appelé à ce reconnaître. Sa chevelure orange flamboyante, lui court sur le dos, et l’apparente tout autant à la belette. De ses yeux s’écoulent comme d’un mur lézardé un plâtre rouge. Son visage est une absence, blanche, où disparaissent les affects. D’où cette troublante et indescriptible sensation d’avoir affaire à un corps sans organes (pour reprendre le concept de Deleuze), ou pour le moins un corps ayant subi une descente d’organe tant la tête semble perdre le dessus, tant les processus de décisions semblent se disséminer dans l’espace et non plus dans le seul cerveau. Le corps se répand dans la matière alentour : l’aiguille se plante dans l’accoudoir du fauteuil crapaud, et c’est Fissure qui bat de l’œil. L’instrument à vent crachote et c’est Fissure qui est en insuffisance respiratoire. Il tombe depuis les cintres et réapparaît illico au bord du plateau, poursuivant un corps démembré qui n’en finit pas de s’échapper. Et s’il y a des cadavres dans le placard, il ne peut que s’en prendre à lui-même. L’effet comique est dans la succession des faits. El l’on sourit, et l’on rit à ces accidents, à ces événements qui, par leur récurrence, érigent l’exceptionnel au rang de banalité dans la vie de Fissure.
L’existence chaotique de Fissure est montrée sous le jour d’un projecteur accroché au bout d’une longue tige articulée, telle une fleur, un tournesol, qui parcourt sa révolution du plancher au zénith puis décline à nouveau jusqu’au sol. Il y a du Petit prince sur cette île instable, aux allures de planète exupérienne, car il y a un point de vue astronomique et drolatique sur la vie humaine, dont la grandeur réside dans sa petitesse, dans ses échecs. Quelque chose de proprement existentiel s’écrit ici, entre la naïveté du clown et la gravité de l’éphémère, dans cette scansion, à vue, du jour et de la nuit. La nuit tombe produisant de somptueux et profonds couchers de Fissure. La vie est ce comique de répétition : jour, nuit, vie, mort. Une émotion passe dans cette chorégraphie des ombres, dans ce temps du sommeil qui est aussi celui de l’illusion en préparation.
La fissure c’est le vide qui s’insinue dans le plein. Pour autant, Fissure, composé par Camille Boitel et Sève Bernard, déborde d’agissements. Un hyperactif. Comme si la peur du vide était pour lui la peur de ne rien faire, la peur de s’offrir désarmé, vidé, au public. La peur de se laisser également faire par les événements, et leur onde de choc. C’est cette lézarde, entraperçue lors des saluts incertains, que l’on appelle à agrandir, car elle portera Fissure aux nues.
© L’immédiat
Fissure, écriture et mise en scène : Camille Boitel et Sève Bernard
Idée originale, scénographie et interprétation : Camille Boitel
Jeu et manipulations d’objets : Juliette Wierzbicki
Régie plateau : Audrey Carrot
Régie lumière : Jacques Grislin
Construction décors : Vincent Gadras
Accessoires : L’immédiat, Guillaume Béguinot et Margot Chalmeton,
Avec l’aide de Franck Limon-Duparcmeur, Maxime Burochain, Sylvain Giraudeau, Hervé Vieusse et Louise Diebold
Confection des costumes : Caroline Dumoutiers, Nathalie Saulnier, Lucie Milvoy
Régie générale : Stéphane Graillot
Durée : 1 h 15 minutes
Du 12 au 24 mai 2022, mardi, jeudi, samedi à 19 h, lundi 20 h et vendredi 21 h
Théâtre de la Cité Internationale
17, boulevard Jourdan 75014 Paris
Tél : 01 85 53 53 85
https://www.theatredelacite.com
Tournée :
4 et 5 octobre 2022 : Equinoxe SN, Châteauroux
14-15-16 octobre 2022 : Cirque Théâtre d’Elbeuf
19 novembre 2022 : Le Pavillon, Romainville
25 et 26 novembre 2022 : Théâtre de Grasse
2 et 3 décembre 2022 : Le Pôle, Le Revest
19 et 20 janvier 2023 : Théâtre du Bois de l’Aune, Aix en Provence
21 au 23 février 2023: SN Bonlieu, Annecy
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