La Dame de la mer, de Henrik Ibsen, mise en scène de Géraldine Martineau, à la Comédie-Française (Vieux-Colombier)
    © Vincent Pontet   ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia Après une première mise en scène au Français (Studio-Théâtre) de La Petite Sirène, Géraldine Martineau a choisi pour sa seconde sollicitation un autre personnage singulier dans sa relation avec l’élément marin, La Dame de la Mer, une des pièces d’Ibsen qualifiées de féministes, mais bien moins bien connue qu’Une maison de poupée ou Hedda Gabler et dans laquelle une dimension fantastique s’ajoute à l’approche que l’on croit d’emblée n’être que naturaliste et psychologique. Au bord d’un fjord norvégien, Ellida vit avec le Docteur Wangel et ses deux filles d’un premier mariage. Le surnom de « la dame de la mer » lui a été donné en raison des bains quotidiens qu’elle prend et dont on comprend rapidement qu’ils sont le moyen de fuir le cadre étouffant du calme de la maisonnée où se concurrencent l’amour de son mari et l’hostilité latente de ses belles-filles, toujours dans une forme de deuil de leur mère. Le choix scénographique de présenter un décor unique permettant de passer en quelques pas de la maison au fjord en passant par la forêt est astucieux, alors même qu’il était risqué sur le petit plateau du Vieux-Colombier. Mais cela fonctionne bien, à part peut-être le côté un peu artificiel de la marche au ralenti des protagonistes pour essayer de faire croire à une longue distance parcourue. Si tous les comédiens jouent de manière irréprochable, certains sont moins convaincants que d’autres. On a plus particulièrement été séduite par les rôles féminins, à commencer par les deux sœurs (jouées par Elisa Erka et Léa Lopez) et surtout par Géraldine Martineau dans le rôle-titre. Elle a une forme d’étrangeté intrinsèque idéale pour ce rôle de femme torturée à la fois par une aventure passée qui la hante, et par son désir profond d’émancipation en dépit de l’amour déclaré par son époux. Son mal-être apparent, dépression ou autre pathologie, sous l’influence des conditions à la fois météorologiques, psychologiques, et sociales sert de base de réflexion à la question du déni, des refoulés féminins et des secrets de famille. Alors que cette pièce est systématiquement présentée comme féministe, elle l’est peut-être moins qu’elle n’en a l’air ou que cela est systématiquement souligné. Géraldine Martineau reste dans cette vision consensuelle du féminisme d’Ibsen que l’on relie toujours à celui de sa propre épouse, ainsi que le modèle qu’aurait constitué sa belle-mère (elle-même écrivaine norvégienne) et l’on a envie d’y croire. Pourtant, même s’ils sont présentés avec humour (dans le texte stricto sensu, comme dans la mise en scène) pour mieux en souligner le ridicule, les discours ou esprit paternalistes d’Arnholm, l’ancien professeur, et misogyne de Lyngstrand, le jeune pseudo artiste malade, ne sont que très partiellement remis en cause par les réactions et réponses des jeunes femmes. Ensuite, certes ce n’est qu’une fois que le docteur Wangel a enfin compris la charge qui pèse sur sa deuxième épouse et qu’il a accepté de se remettre en cause, à la fois s’agissant de son savoir médical, mais aussi de ses perceptions d’homme dans son couple, qu’Ellida peut faire un « choix » en décidant de rester avec son mari en prenant sa « responsabilité » selon les termes mêmes d’Ibsen d’une grande clairvoyance et modernité au regard des connaissances psychanalytiques parcellaires de l’époque à laquelle il a publié La Dame de la mer (1888). Mais ce choix qu’il prête à Ellida semble bien plus une décision de raison que d’émancipation, celui d’un amour de reconnaissance plutôt que de passion, une forme de renoncement plutôt que de liberté, voire même une nouvelle crise émotionnelle plutôt qu’un libre-arbitre assumé. La mise en scène de Géraldine Martineau a le mérite de faire découvrir ou redécouvrir avec poésie la pièce d’Ibsen que chacun appréhendera selon sa propre sensibilité ou expérience, et aussi de révéler une comédienne fascinante, une ondine plus vraie que nature qui transporte la salle du Vieux-Colombier dans un espace-temps fabuleux, dont le plafond ressemblant à la coque inversée d’un bateau semble n’avoir jamais été aussi bien habité.   © Vincent Pontet     La Dame de la mer de Henrik Ibsen Version scénique et mise en scène : Géraldine Martineau Traduction : Maurice Prozor Scénographie : Salma Bordes Lumière : Laurence Magnée Costumes :  Solène Fourt Musique originale et son : Simon Dalmais Travail chorégraphique : Sonia Duchesne Collaboration artistique : Sylvain Dieuaide Assistanat à la mise en scène : Elizabeth Calleo   Avec :  Alain Lenglet, Laurent Stocker, Benjamin Lavernhe, Clément Bresson, Géraldine Martineau, Adrien Simion, Elisa Erka, Léa Lopez   Du 25 janvier au 12 mars 2023 à 20h30 le dimanche à 15h, relâche le lundi Durée 1h55   La Dame de la mer Comédie-Française – Vieux-Colombier 21 rue du Vieux-Colombier Jusqu’au 12 mars 2023, à 20h30 et 15h les dimanches   Réservations : www.comedie-française.fr      Read More →
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Un jour nouveau / Birthday party (Over Danse), chorégraphies de Rachid Ouramdane et Angelin Prejlocaj, Chaillot-Théâtre National de la Danse
    © Julien Bengel   fff article de Denis Sanglard « Je suis vieille et je vous encule » chante avec raison Brigitte Fontaine. La vieillesse n’est pas un naufrage mais un recommencement. La danse contemporaine, qui n’échappe pas au formatage, a longtemps occulté le corps vieillissant, le danseur vieux. C’est oublier un peu vite, voir les enterrer, ceux que l’âge n’entravèrent pas dans l’exercice de leur art et qui puisèrent et puisent encore dans cette expérience, car cela en est une, matière à un renouveau où le vécu se substitue à la performance, à la virtuosité. Interroger la mémoire du corps c’est, par exemple, privilégier l’esquisse du mouvement au mouvement lui-même. Par ce qu’elle contient le plus souvent, concentrée là, l’histoire du danseur et de la danse. Le geste, parfois empêché par l’âge, devient alors un signe autrement plus signifiant. Ce n’est pas se limiter mais au contraire jouer de ses limites. Expérimenter, se réinventer, redéfinir les contours de son art. Les strates d’une vies sont autant d’étapes dans la vie d’un danseur, source de métamorphose et de réinvention. La danse n’est pas affaire d’âge mais de recherche artistique, tout comme un chemin personnel. Anna Halprin, Pina Baush, Dominique et Françoise Dupuy, Kazuo Ohno, pour ne citer qu’eux, ont montré cette puissance-là, irréfragable. Plus ou moins récemment Maguy Marin, Mark Tompkins, Jérôme Bel, Eun Me Ahn se sont aussi interrogé sur ces corps défaits par l’âge mais non vaincus, affranchis des regards, des tabous, parce qu’ils permettent d’exprimer autrement la somme, le présent et le futur d’une vie dans sa continuité. Mais ce ne sont que des exceptions dans le large paysage chorégraphique contemporain. Qu’est ce que l’âge d’un corps ? interrogent Rachid Ouramdane et Angelin Prejlocaj ? Entre l’âge biologique, le ressenti de l’interprète ou le regard qu’on lui porte ? Deux propositions aux antipodes l’une de l’autre. Un jour Nouveau, chorégraphié par Rachid Ouramdane, ne dure que 15 petites minutes. Il ne se passe pas grand-chose en apparence, rien de spectaculaire. Mais Herma Vos, artiste de music-hall, ancienne meneuse de revue et Darryl E. Woods, danseur aperçu entre-autre chez Sidi-Larbi Cherkaoui, entrent sur scène sur un Chachacha endiablé avant de s’accorder de nouveau sur un pas de deux d’une grande douceur, le temps semblant ici être suspendu. Doucement cependant quelque chose s’effrite, la mémoire semble leur faire défaut. Tu te souviens ? murmure-t-elle. Je ne me souviens pas, lui répond-il. On songe à Ginger et Fred de Fellini, et c’est bouleversant car s’exprime là l’impossible du renoncement de deux artistes malgré l’amnésie. Si la mémoire fait défaut, le corps, lui, ne faillit pas. Birthday party est une création jubilatoire et provocatrice. Dans le meilleur sens du terme. Ça commence déjà fort où ces vieux danseurs débarquent en mode warrior, costumes compris, prêt à en découdre… Avant que de s’ébrouer, conscient là de leur effort et de l’effet provoqué. Angelin Prejlocaj ne change rien à son style flamboyant mais s’ajoute ici un humour et une distance apporté par ces danseurs qui dansent au réel ce qu’ils furent et ce qu’ils sont encore, tous styles confondus, limites comprises dont ils font un atout. Ironie d’un solo superbement pinabauschien sur une interview de Simone de Beauvoir à propos de son livre La vieillesse qui déjà dénonçait le sort réservé aux séniors, les vieux, « secret honteux et sujet interdit », qui se continue, enchaîné donc en toute logique par un ensemble magistral, réponse cinglante en forme de manifeste et doigt d’honneur en sus, sur La Varsovienne du socialiste polonais Jozef Plawinski, chant de résistance des zouaves polonais. Une chorégraphie que n’aurait pas renié Isadora Duncan, période communiste, par sa forte expressivité qui vaut là plus qu’un discours, superbe pied de nez. Et il s’agit bien ici, le ton est donné, de résistance. Ce que la suite démontre avec brio, cette chorégraphie qui refuse l’invisibilité est d’une intensité folle et d’une beauté visuelle à couper le souffle qui met à nu les corps sans apprêts, ventres plissés et muscles avachis mais toujours merveilleusement toniques. Ce qui est certain c’est que ces corps marqués plus ou moins par l’âge et qu’ils ne cachent nullement ont un niveau d’expressivité qui dépasse la technique pure, aussi fragile soit-il dans son exécution, dans son geste. Surtout il démontre que l’âge ne fait rien à l’affaire et que d’une chorégraphie aussi complexe, même adaptée, qui ne les ménage pas, ils en tirent grand bénéfice, la ramenant à eux en lui insufflant leur histoire, leur vécu, que porte chaque mouvement et leur forte présence. C’est à la fois un défi relevé haut la main et une réponse au culte de l’âgisme qui voudrait les contraindre à la retraite, les sortir de scène, en faire des parias pour reprendre Simone de Beauvoir. Mais au-delà de cette affirmation qu’il est encore possible d’être à leur âge avancé sur un plateau au même titre de n’importe quel artiste, parce qu’un danseur reste sa vie entière un danseur, ils abordent ici de front des sujets encore tabous. La sexualité des vieux, oui, dans un tableau d’une franchise désarmante, des gestes masturbatoires à la sensualités des rapports sexuels, tous genres confondus. C’est formidablement crâne et bienvenue. On est bouleversé, c’est vrai, happé par ceux là qui ne renoncent pas, prouvant de façon éclatante leur légitimité à être là, dans la force de leur talent et de leur âge, en cela exemplaires.   © Patrick Cokpit   Un jour nouveau, chorégraphie de Rachid Ouramdane Musique : Jean-Baptiste Julien Musiques additionnelles : Sam Cooke, Stephen Sondheim Lumières : Stéphane Graillot Assistante artistique : Mayalen Otondo Avec : Darryl E. Woods et Herma Vos   Birthday party, chorégraphie d’Angelin Prejlocaj Lumières : Eric Soyer Costumes : Eleonora Peronneti Assistantes répétitrices : Claudia De Smet, Macha Daudel Musique : 79D Musiques additionnelles : Anton Bruckner, Józef Plawinski, Paul Williams, Lee Hazlewood, Jean-Sébastien Bach, Maxime Loaëc, Craig Amstrong, Stinky Toys Avec : Mario Barzaghi, Sabina Cesaroni, Patricia Dedieu, Roberto Maria Macchi, Elli Medeiros, Thierry Parmentier, Marie-Thérèse Priou, Bruce Taylor   Du 15 au 23 février à 20h30 Lee jeudi à 19h30, le samedi à 17h, relâche dimanche et lundi   Chaillot-Théâtre National de la Danse 1 place du Trocadéro 75116 Paris   Réservations : 01 53 65 30 00 www.theatre-chaillot.fr    Read More →
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Les vivants et les morts, texte et mise en scène de Gérard Mordillat, au Théâtre du Rond-Point
  © François Catonné   fff article de Denis sanglard Tout commence par des parapluies noirs et une pluie battante. Non, nous ne sommes pas à Cherbourg, mais à Raussel. Déjà, le ton est donné. L’usine KOS de Raussel ferme et avec elle, unique source d’emploi de la ville, c’est toute une économie qui bascule. Les ouvriers, dont Rudy et Dallas, les syndicats décident de lutter contre la casse annoncée. Pot de terre contre pot de fer. Ce bras de force qui se terminera par un bras d’honneur explosif, révèle ces femmes et ces hommes refusant l’inéluctable, jouet d’un capitalisme et d’actionnaires sans scrupule. Il y a les vivants et les morts, ceux qui ne renoncent pas, résistent et ceux qui abandonnent, rendent les armes vaincus par ce libéralisme outrancier. Si ce n’est pas la lutte finale, ça lui ressemble. Gérard Mordillat signe une chronique ouvrière, à gauche toute. Et c’est bien.  Et s’il ne prend pas de gants au moins y met-il une forme, un théâtre musical. Les chansons ne sont pas ici une respiration mais, devant la brutalité des faits, l’expression ténue des émotions à vif de ces femmes et de ces hommes en lutte, arc-boutés contre un système qui les broie sans remord. Gérard Mordillat a choisi à bon escient la radicalité, l’épure absolue. C’est un théâtre pauvre, il n’y a rien sur le plateau, rien que ces comédiens qui font exister par leur présence seule, Raussel et la KOS. Un théâtre pauvre parce qu’il porte les stigmates de ce qu’il dénonce et que certainement il eut été indécent d’en rajouter une louche. Pas d’afféterie, tout se concentre sur l’action, l’humain au centre de ce séisme et la circulation fiévreuse des corps.  Rien qui ne fasse obstacle à ce qui est énoncé. On songe au groupe Octobre, ce théâtre ouvrier des années 30 porté le front populaire, crée par Raymond Buissière, les frères Prévert, Maurice Baquet… Gerard Mordillat, c’est bonheur, en est ici l’héritier, aussi naturellement engagé. Cette tragédie sociale et ses conséquences désastreuses est vue avec rectitude de l’intérieur, incarnées par ceux qui en sont d’abord victimes, à travers leur intimité, leur quotidien, leurs corps, subissant les conséquences de leurs engagements bientôt radicaux contre un système néo-libéral, jusque dans leur défaites amères. Ce qui se vit dans l’usine, ces enjeux, ses fractures, se joue aussi au sein des couples. Sauver l’usine, c’est sauver sa peau et surtout rester digne, le seul bien qui vous reste quand on n’a plus rien, pas même ses yeux pour pleurer, pas même ses mains qui pourtant firent votre fierté. Au centre de ce conflit, Dallas et Rudy. Une maison, un enfant, des dettes. Et la précarité qui vous fait faire en plus de l’usine, des ménages et la plonge dans la brasserie voisine. Ce pourrait être une histoire romantique si elle ne se heurtait pas, malgré l’amour profond qui les lie, malgré l’infidélité de Rudy, à la réalité d’une situation pourrie, à la détermination d’un patronat cynique, et au déterminisme social qui les plombe. Pris dans ce maelstrom, au risque de l’incompréhension et de la rupture, seule Dallas au fil de se conflit se révélera être une femme puissante. Mais à quel prix… La rudesse de leur condition, la violence des situations, les rapports ambivalents, son réalisme brut aussi, sont tempérés par l’écriture délicate et ciselée des chansons naturalistes signées François Morel. Chansons engagées, bien sûr, mais qui révèle l’humanité profonde de ces ouvrières et ouvriers démunis, dépossédés et qu’emporte ce cataclysme indécent. On y chante sans esbrouffe ni pathos l’amour et les lendemains qui déchantent, une chienne de vie dans ses pleins et déliés, la lutte des classes. Et comme c’est aussi une tragédie, une chorale est là, chœur antique… Voilà, c’est du théâtre engagé, profondément, et populaire, dans sa plus belle acceptation parce qu’elle met au centre dans une vérité brûlante qui se vérifie encore aujourd’hui, ces « sans dents » méprisés par le patronat, oubliés d’une classe politique dirigeante. Et l’engagement énergique, voir la ferveur, avec lequel cette troupe réunie pour l’occasion s’empare de cette œuvre, avec une justesse de jeu qui évite tout misérabilisme, une conscience aigüe de ce qui est dénoncé derrière la théâtralité, exacerbée par elle aussi, ne vous laisse pas indifférent. Nous sommes très vite happés, jusqu’à voter nous aussi la grève. Cette création, ce théâtre politique, n’est pas rattrapée par l’actualité, elle est cette actualité que vivent au quotidien depuis des décennies ces femmes et ces hommes soumis au patronat. Et que cette pièce se joue à quelques encablures de l’Assemblée Nationale où les débats sur les retraites font rage, ça ne manque pas d’une cruelle ironie.   © François Catonné   Les vivants et les morts, texte et mise en scène de Gérard Mordillat Adaptation : Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat Paroles : François Morel Musique : Hugues Tabar-Nouval Avec Esther Bastendorff, Odile Conseil, Camille Demoures, Lucile Mennelet, Hugues Tabar-Nouval, Patrice Valota, Günther Vanseveren, Benjamin Wangermée Chœur : KB Harmony Régie générale et lumières : Carlos Monhay Régie son : Paul Martin   Du 14 au 25 février 2023 à 20h30 Dimanche 26 à 15h30, relâche les 19 et 20 février   Théâtre du Rond-Point 2bis avenue Franklin D. Roosevelt 75008 Paris   Réservations : 01 44 95 98 21 theatredurondpoint.fr  Read More →
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Libre arbitre, de Julie Bertin et Léa Girardet, mise en scène par Julie Bertin, au TGP de Saint Denis
    © Simon Gosselin fff article de Hoël  Le Corre   Berlin 2009. Championnat du monde d’athlétisme. Caster Semenya, 19 ans, remporte contre toute attente, et haut la main, la médaille d’or du 800 mètres femmes. Aussitôt, la jeune athlète sud-africaine éveille les soupçons de la Fédération Internationale et doit se soumettre à un « test de féminité », pour prouver qu’elle est bien une femme « à 100% ». S’ensuit pour elle, des traitements hormonaux aux effets secondaires invalidants pour une athlète qui doit s’entrainer au plus haut niveau. Pour la Fédération, l’IAAF, c’est l’occasion de durcir les règles d’accession aux épreuves, menant à une véritable suspicion et une discrimination de ces femmes « hors normes ». Dans un récit chronologique, fourni et passionnant, les quatre comédiennes vont nous faire suivre les coulisses de cette affaire, interprétant chacune plusieurs rôles, féminins comme masculins. Grâce à une mise en scène fluide et haletante, on passe des cabinets médicaux où Caster Semenya subit des analyses et questionnaires aussi poussés qu’humiliants, aux conférences de presse, en passant bureaux des scientifiques de l’IAAF. On est ainsi plongé au cœur des débats et des rouages, où peu à peu se révèle à nos yeux une véritable cabale sexiste – et raciste – contre Caster Semenya, en premier lieu, mais aussi contre toutes les athlètes féminines aux performances exceptionnelles, dès lors que leur taux de testostérone n’est pas conforme à la moyenne de celui des femmes blanches. Aux scientifiques partiaux de l’IAAF viendront d’ailleurs finalement s’opposer les discours de médecins et d’avocats de Semenya, dans une ultime séquence, émouvante et engagée au tribunal, reprenant le procès ouvert en 2019, où Caster Semenya et la Fédération d’Afrique du Sud portent plainte contre le nouveau règlement de l’IAAF auprès du Tribunal Arbitral du Sport. Plus de dix ans après, cette sportive est toujours aux prises avec les instances sportives et juridiques pour faire valoir ses droits, et même si elle s’éloigne malheureusement de l’âge où les performances sont les meilleures, elle a le mérite incommensurable de se battre pour celles qui viendront après elle… Par l’intermédiaire de ce procès en virilité, ce que Libre Arbitre dénonce est le traitement différencié des sexes dans le sport et le côté extrêmement binaire des constructions de genre. Dans des scènes criantes de vérité, on suit les réflexions des acteurs de l’IAAF, l’occasion de mettre en lumière un panel de préjugés sexistes qui irriguent encore le monde du sport, entre autres… Les débats entre les protagonistes permettent également de dresser, en évitant le didactisme, un tableau instructif de certains mots comme « intersexe », « transgenre ».  En rappelant qu’il existerait 48 nuances de genres, ils s’amusent à imaginer 48 catégories d’épreuves, ce à quoi les comédiennes – qui reprennent leur propre personnalité le temps de quelques séquences comme des respirations, des pas de côté par rapport au récit de Caster Semenya – rétorquent par des fantasmagoriques épreuves de « femmes protégées, femmes rassurantes », ou des raps comme autant d’estocades. Le ton est cocasse, peut-être un brin démagogique, mais ô combien édifiant, et on est totalement happé. C’est divertissant et saisissant !   © Simon Gosselin   Libre arbitre, de Julie Bertin et Léa Girardet Avec : Léa Girardet, Cléa Laize, Juliette Speck et Julie Teuf Collaboration artistique : Gaia Singer Choregraphie : Julien Gallee-Ferre Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel Lumière : Pascal Noël Son : Lucas Lelievre Costumes : Floriane Gaudin Régie générale et lumière : Thomas Jacquemart en alternance avec Léo Delorme Régie son et vidéo : Théo lavirotte en alternance avec Thomas Lanza Unique représentation vue le 11 février à 18h Durée : 1h40 Théâtre Gérard Philippe 59, boulevard Jules-Guesde 93 207 Saint-Denis Cedex Réservations : 01 48 13 70 00 www.tgp.theatregerardphilipe.com      Read More →
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Madame Ming, de Eric-Emmanuel Schmitt, mis en scène par Xavier Lemaire, au Théâtre Rive Gauche
    © Frédérique Toulet  ƒƒ article de Hoël  Le Corre   Eric-Emmanuel Schmitt et Xavier Lemaire nous invitent en Chine, le temps d’un conte musical et philosophique, dans l’endroit le plus improbable qui soit : les toilettes d’un hôtel de luxe de Yunaï… un moment de théâtre tendre et émouvant. Pour aller à la rencontre de Madame Ming, dame-pipi volubile et intriguante, nous suivons un homme d’affaires français envoyé en Chine pour sa capacité à maîtriser de nombreuses langues. Au cours de ses séjours, ce dernier se prend d’affection pour cette dame, que personne ne remarque vraiment. C’est au cours d’une de leurs conversations que celle-ci lui révèle qu’elle a dix enfants… Dix enfants au pays de l’enfant unique ?! Cela semble relever au mieux d’une jolie histoire sortie tout droit de l’imagination de Madame Ming, au pire d’un grossier mensonge qui vexe notre homme d’affaires. Pourtant, le récit détaillé de la personnalité de chacun de ses enfants semble crédible et incontestable. Dans ces contrastes, Xavier Lemaire signe une mise en scène à la fois tendre et pétillante, soulignée par le violon d’Elsa Moatti, qui nous enveloppe dans ce cocon à la lisière de la grande et de la petite histoire. De là va se dégager tout l’humour, toute la poésie et toute l’émotion de ce texte. On s’attache progressivement à cette femme, pudiquement et brillamment interprétée par Isabelle Andréani. Et même si ses histoires sont charmantes, drôles et instructives, on ne peut pas s’empêcher de penser  que ces affabulations cachent en réalité autre chose : une tristesse ? Un espoir ? Un deuil ? Un regret ? Quoiqu’il en soit, notre homme d’affaires ne s’y trompe d’ailleurs pas, et c’est aussi là toute la délicatesse du spectacle : il écoute, feignant de croire sur parole aux portraits que fait Madame Ming de ses enfants imaginaires. Tout ce petit monde est astucieusement représenté par des marionnettes à qui le talent de Pascale Blaison donne corps et voix, donne vie. Au final, cette histoire est une joli ôde à la vie, au pouvoir de l’imagination et à la chaleur humaine qui rendent le quotidien  un peu plus palpitant. Serti de savoureuses phrases de sagesse chinoise, ce spectacle nous charme et nous apaise, comme une histoire du soir…   © Frédérique Toulet    Madame Ming, (d’après le roman Les dix enfants que Madame Ming n’a jamais eus), de Éric-Emmanuel Schmitt Adaptation et mise en scène : Xavier Lemaire Avec : Isabelle Andréani, Benjamin Egner, Pascale Blaison (marionnettes), Elsa Moatti (violon) Scénographie : Caroline Mexme Lumières : Didier Brun Costumes : Virginie H Création marionnettes : Pascale Blaison Création musicale : Elsa Moatti Assistant à la mise en scène : Silvio Marteel A partir du 25 janvier Du mercredi au samedi à 19h Les dimanches à 17h30 Durée : 1h25   Théâtre Rive Gauche 6, rue de la Gaîté 75014 Paris   Réservations : 01 43 35 32 31 www.theatre-rive-gauche.com      Read More →
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Sybil, conception et mise en scène de William Kentridge, au Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors-les-murs
  © Stella Olivier   ff article de Denis Sanglard Sybil, opéra de chambre conçu par William Kentridge, est un bel ouvrage, une œuvre d’art total, qui réunit la musique, le chant, le théâtre, la danse, la littérature, la peinture et le cinéma dans un même geste, une unique fresque. William Kentridge, sud-africain né sous le régime de l’apartheid, dont les dessins au charbon se font l’écho des injustice de ce monde qu’il ne cesse de dénoncer, signe deux œuvres distinctes présentées conjointement mais qui se rejoignent dans l’obsession et la récurrence de leur thème. Avec le court métrage The moment has gone qui ouvre cette soirée, nous assistons au processus de création à l’œuvre, l’artiste en son atelier, où les dessins et esquissent deviennent l’objet d’un film, dans une mise en abyme vertigineuse. Cependant que sur le plateau chante un quintet masculin qu’accompagne Kyle Shepperd au piano. L’ensemble augure déjà magnifiquement de la suite, Sybil. C’est un opera de chambre en 6 tableaux, inspiré des œuvres de Calder, de ses mobiles dont la particularité est de se défaire et de se reconstruire dans un mouvement continu, circulaire, lui donnant au final sa cohérence. C’est ce mouvement-là, fait de fragments qui assemblés lui donnent un sens, une cohésion, que saisit pleinement et brillement William Kentridge pour bâtir cet ouvrage délicat. L’oracle de Cumes, près de Naples, ne donnait que des réponses parcellaires, fragmentaires aux questions posées, feuilles de papier que le vent dispersait, mêlait  aux feuilles des arbres. Qui pouvait alors être certain que son destin était bien écrit dans ces papiers par force mélangés et ne correspondait pas de fait à un autre ? William Kentridge a rassemblé pour son livret nombres de phrases qui, sorties de leur contexte, portent en elle une énigme. Empruntées aux proverbes africains, extraites de poèmes de différentes époques et nationalités, de citations, des écrits même de William Kentridge, elles sont projetées sur un écran, comme un livre ouvert, les unes à la suite des autres, comme un long poème, sans cohérence autre que celle que nous lui donnons, ou pas. Sur ce même livre les dessins mouvants et charbonneux du même, comme autant d’anamorphoses en mouvement perpétuel ne cessant de se recréer. Jouant des ombres des chanteurs et danseurs, ces dernières s’incrustent dans le livre et ne se distinguent bientôt plus des dessins. Et sur le plateau, comme l’antichambre où le bureau de la Sybille, jonché de feuilles de papier, les chanteurs et danseurs comme autant de pièces colorés d’un même mobile composent de singuliers et merveilleux tableaux vivants. Un vieux mégaphone soliloque et prophétise, des chaises font des caprices, des suppliques chantent leur demande. Au centre, la Sybille, danse jusqu’à la transe. On songe à Calder, oui, celui là qui composait un cirque miniature, qu’il animait lui-même, comme un enfant ébloui de sa propre imagination. Il y a de ça ici, dans ce côté savamment et faussement bricolé, tout simple, mais porteur d’un enchantement réel. La beauté des chants africains, n’exprimant rien d’autre ici que ces oracles toujours énigmatiques, ce collage comme autant de probabilités incertaines, ne manifeste rien moins qu’une humanité en quête de sens, et sans doute trouve là sa cohérence. C’est beau oui, poétique, c’est drôle aussi, et poignant tout autant par ce qu’il révèle de notre inquiétude au monde que nul algorithme comminatoire aujourd’hui ne saurait consoler.   © Stella Olivier   Sybil, the moment has gone & Waiting for the Sybil, conception et mise en scène de William Kentridge Composition & direction musicale : Kyle Shepherd Composition vocale & metteur en scène associé : Nhlanhla Mahlangu Vidéo design & editing : Žana Marovic Costumes : Greta Goiris Décor : Sabine Theunissen Lumières : Urs Schönebaum Associée à la création lumières : Elena Gui Ingénieur du son : Gavan Eckhart Cameraman : Duško Marovic Orchestration vidéo : Kim Gunning Traduction et surtitrage : Bernardo Haumont Avec : Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulan Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Rabede, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’busiso Shozi   Du 11 au 15 février 2023 à 20h Le dimanche à 15h   Théâtre du Châtelet 1 place du châtelet 75001 Paris Réservations : chatelet.com / theatredelaville-paris.com  Read More →
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Les géants de la montagne de Luigi Pirandello, adaptation et mise en scène de Marie-José Malis, à La Commune CDN Aubervilliers
  © Nathanael Mergui   ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot Ce crépuscule sans fin, comme dans un rêve une vertigineuse chute sans fond, leur appartient. Ce silence souverain, taiseux, comme une plaine à perte de vue au pied des montagnes, où les paroles ne semblent que de frêles interstices reliant l’indicible, l’impossible, l’impensable, leur appartient également, superbement. Leurs visages fardés de blanc, mais plus sûrement encore, leurs visages tels des os blanchis lorsque tout nous sera pris, percent la peau de l’indistinct, bruissent de l’éclat de l’oracle. Entre chien et loup, entre comédien et magicien, il n’y a que l’épaisseur d’une feuille remplie des mots du poète. Tous semblent nous faire signe depuis un désastre annoncé sans pour autant faire montre de désarroi. Bien au contraire. Comme le dit Pirandello avec justesse et justice, « il faut des poètes pour redonner de la cohérence au rêve ». Dans la bouche du magicien Cotrone, il fera dire encore la faillite de la poésie, et dans les mêmes mots pourtant, fera œuvre de poète. C’est ainsi proférer la mort du théâtre et pour autant faire théâtre, radicalement, irréductiblement. Un tel paradoxe n’a d’autre équivalent que la vie même. Les géants de la montagne est une pièce inachevée de Pirandello, une fable dans laquelle s’insère une autre fable que le peuple ne veut plus voir jouer, La fable du fils substitué, rejetant la troupe de la comtesse Ilse qui s’est vouée à ce texte, ne lui laissant d’autre issue pour survivre que de rejoindre dans la montagne Cotrone et sa troupe de miséreux dont le secret est de n’avoir besoin de rien pour être riche de tout. Une frugalité à l’allure de page blanche, hospitalière à tous les gestes artistiques, asile de toutes les pensées. De l’incomplétude, de l’irrésolution de la pièce de Pirandello, quand bien même pointerait çà et là l’annonce du massacre des comédiens par le peuple, coupables de n’avoir su inventer un imaginaire neuf pour les temps nouveaux, de ne pas y avoir cru, Marie-José Malis crée au plateau un temps ouvert, sans borne, comme une pensée mythique engendrant les propres dimensions de sa physique, une étendue quantique aux mille reflets lyriques, hypnotique par le caractère inouï de la danse de ses affects. Il y a une hauteur de vue sans jamais nous perdre de vue, comme ces cintres visibles jusqu’au sommet de la cage noire de la scène déniant tout deus, et il y a aussi un souci de l’infime, comme au ras des pâquerettes, dans la précision du geste, dans le souffle du mot, dans la beauté concrète du costume, et ainsi voisinent et conversent les traits du réel et ceux de la représentation. Entre les deux, le théâtre de Marie-José Malis se déploie sans limite narrative, échappe à l’assignation, œuvre, encore plus que précédemment, à une présence de l’acteur qui rendrait possible une prescience du spectateur. Ils y excellent tous, magistralement. Dans le dépouillement de ses raisons d’être, le théâtre ne tient alors qu’au seul fil de l’être sans plus aucune raison. C’est le point originaire et ultime où les formes périssent et où elles réapparaissent inédites. Les tréteaux sont une charrette, à la fois véhicule d’un théâtre primitif et dernier voyage des condamnés. Pirandello a écrit ici un théâtre en état de crise, Marie-José Malis le donne à vivre, l’expérimente comme un processus où observer son propre art. Il y a du sublime dans ce temps qui s’exhibe avec la splendeur des vestiges et la puissance des renaissances. Les bouches déversent des trésors poétiques, et s’écartèlent entre les doigts comme de sombres gouffres ouvrant sur le néant, tels les visages grimaçants des peintures noires de Goya. C’est dans le dénuement que se déjoue l’illusion, c’est dans le dévoilement de son corps glorieux mais corruptible que le théâtre peut faire événement, être l’avènement d’une vérité, offrir un nouveau regard jeté sur le réel, sans état d’âme, comme un bouquet lancé aux bras d’une comédienne.   © Nathanael Mergui   Les géants de la montagne, de Luigi Pirandello Adaptation et mise en scène Marie-José Malis Avec : Pascal Batigne, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Anne-Sophie Mage, Isabel Oed, Laurent Prache, Mohammad Muzammal Hossain Soheb Stagiaires assistants à la mise en scène : Mattei Moreno, Lucie Ouchet Scénographie : Jessy Ducatillon, Marie-José Malis, Adrien Marès Contruction : Moustafa Benyahia, Adrien Marès, David Gondal, Inès Nicolas Lumière : Jessy Ducatillon Son : Patrick Jammes Régie plateau : Adrien Marès Costumes : Pascal Batigne Confection des costumes : Pascal Batigne, Agathe Laemmel, Sophie Schaal   Durée : 3h05 Du 8 au 19 février 2023 à 19h30, sauf samedi 18h et dimanche 16h. Relâche le lundi.   La Commune – CDN d’Aubervilliers 2, rue Édouard Poisson 93300 Aubervilliers Tél : +33(0)1 48 33 16 16 https://www.lacommune-aubervilliers.fr/      Read More →
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Comment commencer, un spectacle de Grand Magasin, à La Maison des Métallos
      © Margot Videcoq   fff article de Denis Sanglard   Comment ça commence ? Il faut un début à tout… Grand Magasin, soit ces deux inclassables Pascale Murtin et François Hiffler, associés tous deux pour explorer nos évidences dans leurs logiques infernales et paradoxales, font ici la recension des débuts de toute action. Enfin presque, car ici, et cela a son importance pour la suite, ça commence par le chant des oiseaux. Mésange et goéland, chouette chevêche et rossignol… Ensuite seulement, ça commence. Soit donc les actions les plus ordinaires de notre quotidien, si on peut dire, dans leurs commencements, première décisions et premiers mouvements, premières paroles aussi, recensées et esquissées de quelques gestes. Une chaise et un ballon pour unique accessoire, plateau nu qu’entourent les spectateurs pris bientôt de fous rires. Ces quatre-là, puisqu’il faut ajouter pour l’heure dans cet étrange tuto infernal, Diederik Peeters et Sophie Sénécaud, énumèrent impavides et sérieux comme des papes comment et par quoi commencer, sans jamais aller au-delà de chaque élan du début. Comment commencer à couper un arbre, comment commencer réciter une fable de La Fontaine, comment commencer pour faire le premier pas sur la lune, comment fit Dieu pour commencer à créer la terre et l’univers, comment commencer à monter un meuble en kit, comment commencer pour coudre un pantalon, comment commencer pour écrire une lettre, comment commencer un roman policier (par la fin apprend-on), comment et par quoi commencer… La liste est longue, éclectique et non exhaustive. C’est un catalogue raisonné, une encyclopédie universelle de l’inachevée, un inventaire à la Prévert louchant vers Perec, mieux même il y a du Barthe là-dedans, version Mythologies de nos premiers gestes élémentaires. Médecine, sport, cuisine, jardinage, maçonnerie, mathématique, géométrie, littérature, philosophie…  Rien n’échappe à leur sagacité, avec ce talent unique et cet humour pince-sans-rire qui n’appartient qu’à eux, de faire de cet objet théâtral non identifié un sommet de non-sens, d’absurde et de poésie. Et pourtant ils sont d’une logique imparable. Rien n’est vraiment gratuit et dans cet inventaire, à défaut d’y voir une quête de sens, on peut y découvrir la joie des premières fois. Il y a un début à tout, oui, et c’est dans ce début là, dans l’émerveillement gauche du débutant ou du geste réitéré sans y prendre garde où se niche une certaine exaltation, qui nous fait dire que non, tout n’est pas tout à fait mort ni vain. Et dans ce répertoire, que n’aurait pas renié Bouvard et Pécuchet, soudain sans crier gare se glisse, allez savoir pourquoi, une leçon magistrale de philosophie, dans une démonstration imparable et d’une grande clarté, rien de moins que La Physique d’Aristote. Après tout, rien que de très normal pour ceux-là même qui poussent dans leur création la logique jusque l’absurde et débusquent dans le quotidien matière à syllogisme. Et c’est même très malin, parce que ses (re)commencements qu’un « pourquoi ? » ne résoudrait pas, c’est aussi de la physique aristotélicienne. Ce qui nous meut profondément et par conséquent nous définit est le commencement même de nos actions. Ceci posé, ils n’en font pas non plus un pensum, c’est fort drôle et bien qu’ils s’en défendent, ces faux-naïfs, d’une subtile intelligence que masque à peine leur loufoquerie, les deux n’étant pas incompatibles, sont loin d’être des débutants, eux qui ne cessent d’interroger, en un éternel et jubilatoire recommencement, notre quotidien dans sa logique absurde. © Margot Videcoq   Comment commencer, un spectacle de Grand Magasin Avec :  Diederik Peeters, Sophie Sénécaud, Pascale Murtin et François Hiffler   9, 10, 11, 16, 17 et 18 février à 20h Maison des Métallos 94 rue Jean-Pierre Timbaud  Read More →
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Moi aussi je suis Catherine Deneuve, de Pierre Notte, mise en scène de Christabel Desbordes au théâtre de Belleville
  © Benjamin Clavel   ƒƒ Article de Sylvie Boursier « Je déteste la famille » diraient les deux filles, « eh bien vous la boufferez quand même, j’ai utilisé les œufs pour le cake au citron raté » répondrait la mère. Sur le plateau, quand les spectateurs arrivent, elles se chicanent sur un plat de poissons « plein de phosphore » selon la mère. Sur la table en formica d’une caravane en transit trois femmes au bord de la crise de nerfs en remettent une couche chaque soir vaisselle-famille-patrie, la même chorégraphie règle les entrées et sorties ad libitum. Ça sent le plastique, le gel douche, la lessive et des pelles à gâteau ! Un grain de sable ou de folie, comme on veut, va impacter le jour sans fin de ces exclues de la vie en déréglant la machine jusqu’à un emballement ionescien qui pourrait conduire à l’implosion. L’aînée prend la tangente, part en sucette et déclare tout de go être Catherine Deneuve. Dans un décor cheap en mode Deschiens, carton-pâte et mobilier récup, costumes Monoprix des années 1980, chacune a son espace. À jardin la cabine de douche pour Marie, la benjamine, qui s’y scarifie pour expulser sa souffrance et réapparaît en chanteuse de cabaret sur une estrade de music-hall, autant panser ses plaies sous les sunlights. Devant, un piano, le domaine du frère amateur d’armes à feu, parti à Bordeaux et devenu mutique sauf pour corriger les fautes d’orthographe de sa mère à l’oral. À cour, la salle de bain, ou Geneviève se métamorphose en Catherine Deneuve. Trop c’est trop, pour ces dépossédées, fracassées de la vie, amputées du père, la seule survie c’est le surplomb, prendre de la hauteur comme des aigles et se mettre à chanter leurs rêves dans ce qui vire à la comédie musicale. La mère totalement dépassée va finir par baisser la garde non sans humour « Déjà qu’elle n’était pas drôle, drôle, mais alors depuis qu’elle est Catherine Deneuve…». Le quatuor cacophonique va s’ajuster dans le chant et s’unir dans la danse d’un chœur à l’unisson. Elles s’agrippent les unes aux autres comme à des planches sur une mer démontée parce que de toutes façons, elles n’ont pas le choix, Godot ne reviendra plus. E la nave va comme dirait Fellini ! Les chansons évitent la noyade, telles des bouées, bulles de champagne drôles et émouvantes. On se fait des quiz sur les répliques culte de cinéma quand Geneviève réapparaît et nous la joue « Parapluies de Cherbourg », on confond « Répulsion » de Polanski avec « Possession » de Zulawski, Deneuve avec Adjani. La mise en scène de Christabel Desbordes fait la part belle au texte cash, douloureux, poétique de Pierre Notte et aux talents de ses comédiennes danseuses chanteuses. Valentine Roy a l’allure néo réaliste d’une Mamma Roma qui tient bon en pleine tempête ; Blanche Rérolle marche sur les eaux en Deneuve Madone des sleepings qui n’a pas froid aux yeux et Guillemette Beaury est une reine déchue à la voix d’or « un regard d’enfant perdue, disait Eluard, découronnée, défigurée […] qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés ». Aucune ne songe à contester la violence sociale qu’elles subissent, elles s’en échappent par la folie et l’amour, ensemble, vivantes ces fleurs du bitume, flamboyantes ! Pour combien de temps ? « Comme dit Belmondo à Seberg dans le dernier plan d’à bout de souffle… la vie c’est vraiment dégueulasse ». « J’ai le cœur qui casse » dit la mère « ma petite fille, te regarder, c’est une joie, tu comprends, c’est tellement une joie et puis c’est une souffrance », la fête est finie, heureusement le spectacle continue, on remet le couvert tous les soirs au théâtre de Belleville. Allez les voir !   © Benjamin Clavel   Moi aussi je suis Catherine Deneuve de Pierre Notte Mise en scène : Christabel Desbordes Lumière : Romain Portolan Chansons : Pierre Notte Création Musicale : Guillemette Beaury, Agnès Rouquette Arrangements : Agnès Rouquette, Guillemette Beaury et Brice Quenouille Piano : Agnès Rouquette Chorégraphies : Anne Burger Costumes : Marie Gouault Avec : Guillemette Beaury, Blanche Rérolle, Agnès Rouquette, Valentine Roy Durée : 1h10   Du 05 au 28 février 2023, lundi à 19h15, mardi 21h15, dimanche 20h au théâtre de Belleville, 18 passage Pivert 75011 Paris Réservation : 01 48 06 72 34 www.theatredebelleville.com      Read More →
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Oncle Vania, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Galin Stoev, Odéon-Théâtre de l’Europe
  © Marie Liebig   ƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia Devancée de deux ans par La Mouette (1895) et précédant Les Trois Sœurs (1900) et La Cerisaie (1904), Oncle Vania est une pièce encore plus circulaire que ces trois autres monuments tchékhoviens, avec des points communs bien connus sur lesquels on ne reviendra pas, non plus que de manière détaillée sur l’histoire elle-même que l’on peut résumer, pour ceux qui ne l’auraient jamais encore vue ou lue, ainsi : un professeur d’université, plein de sa personne, débarque avec sa jeune et seconde épouse dans la propriété de sa première épouse où vivent sa fille et l’oncle de cette dernière, Vania. Leur arrivée perturbe le morne quotidien rythmé par la préparation du samovar par la nounou (qui permet d’entendre la merveilleuse voix au sens propre de Catherine Ferran) et les rares visites du docteur. Vania est amoureux de la jeune épouse, laquelle a du mal à résister au charme du docteur lequel est passionnément aimé et admiré par Sonia, la fille du Professeur, à la fragilité et authenticité parfaitement incarnée par Marie Razafindrakoto. Tout le monde, à part l’irritant Sérébriakov (presque surjoué mais bien joué par Andrzej Seweryn), a conscience de la vacuité de son existence et du destin qui s’abat inexorablement sur lui. La vie s’écoule finalement sans grandes surprises, tout semble écrit d’avance dans cette banalité du quotidien qui semble sans fin. Gael Stoev tente de briser cet engrenage, tout d’abord en adaptant son texte pour rendre la langue plus actuelle (essentiellement dans la bouche du docteur Astrov), ce qui est plutôt réussi, bien dosé, même si les puristes trouveront sans doute osé de remplacer « fou » par « perché » ou « ça va » par « ça marche », etc. La spontanéité et la vivacité des comédiens qui excellent sans exception, rend cette modernisation non seulement possible, mais réussie car crédible, quand bien même, les costumes riches et élégants, bien que difficiles à dater, semblent en décalage avec ledit vocabulaire. La distribution évolue par ailleurs dans une scénographie qui peine à convaincre totalement. Des chaises banales que l’on ne peut trouver que dans le XXème siècle finissant, font face au public dans la première scène, tandis que des éléments plus baroques (et recyclés d’après le dossier de presse) constituent une autre partie du décor avec une séparation mobile, baie vitrée grillagée et repliable comme un paravent, censée séparer les espaces du dedans et du dehors, sans cesse manipulée sans que cela fasse particulièrement sens par rapport au texte. Une méchante porte à jardin laisse entrevoir un cellier ou une réserve, tandis qu’à cour c’est un piano semblant abandonné, qui s’avérera mécanique quand l’histoire semble bégayer et provoque des manifestations électriques inopinées. Un micro sur pied situé en front de scène à cour est utilisé par les uns et les autres de manière qui paraît totalement aléatoire, souvent quitté en plein milieu d’une phrase sans que l’on ne comprenne là encore pourquoi. Seule une, puis trois poules permettent vraiment de situer l’action à la campagne, élément de contexte pourtant déterminant dans cette histoire, car l’ennui de cet exil partiellement forcé (par nécessité financière) à la campagne, motivera en grande partie le départ du couple perturbateur ou révélateur de la pitoyable vie des habitants habituels des lieux et de la leur propre. La mise en scène de Gael Stoev et surtout sa direction d’acteurs semble par moments hésiter et vouloir changer de registre, ce qui rapproche par moments la pièce d’un vaudeville, ce qu’elle n’est pourtant pas à la différence des premières œuvres de Tchekhov à la tournure comique assumée, même si certaines situations ou dialogues ne sont pas dénués d’humour dans le texte même. En revanche, on a l’impression de n’avoir jamais aussi bien entendu le propos écologiste avant-gardiste de Tchekhov. Le plaidoyer du docteur Astrov (joué lumineusement par Cyril Gueï qui avait sauvé quelques mois auparavant au même endroit La Ménagerie de Verre dans la mise en scène d’Ivo von Hove) pour la préservation de la forêt et partant de l’écosystème est d’une confondante lucidité, et mieux encore c’est le désintérêt total d’Elena, celle qu’il aimerait tant convaincre de l’urgence de cette prise de conscience écologique, fashion victim parfaitement endossée par Suliane Brahim, changeant de vêtements comme de scènes, alternant capeline et cuissardes blanches, qui est encore plus prémonitrice de la raison pour laquelle 125 ans plus tard, l’état de la planète dû à l’indifférence et la désinvolture d’une majorité de ses habitants a dépassé les intuitions tchékhoviennes. Et Vania dans tout cela ? Il est réduit finalement à la portion congrue, désespérant de désespoir dans l’incarnation parfaite de Sébastien Eveno, dont la mélancolie est en passe de tourner à la dépression quand il réalise qu’il a raté tous les moments clefs de sa vie, y compris la tentative d’assassinat de l’exaspérant pseudo intellectuel qui a tenté de le spolier du bien qu’il maintient avec sa nièce à bout de bras, et dans la possibilité d’un suicide à la morphine, démasqué par Astrov (dans la première version de la pièce, ayant pour sous-titre L’esprit des bois, Vania se tuait). Un « Sisyphe » qui fait « l’expérience de l’absurde » selon Georges Banu (dans son Anton Tchekhov paru en 1996). Pas nécessairement. En tout cas, il est impensable d’imaginer Vania heureux. Désabusé, comme Sonia, qui trouve toutefois secours dans la foi, il n’approuve ni ne rejette l’injonction finale : « Maintenant, il faut vivre ». Mais comme beaucoup de ses frères humains avant et après lui, son regard est plus éloquent que toute réponse et sembler hurler : « A quel prix ! ».     Oncle Vania de Tchekhov Mise en scène : Galin Stoev Texte français : Virginie Ferrere et Galin Stoev Scénographie : Alban Ho Van Lumières : Elsa Revol Costumes : Bjanka Adzic Ursulov Sons et musiques : Joan Cambon Dressage : Vincent Desprez Avec :  Suliane Brahim, Caroline Chaniolleau, Sébastien Eveno, Catherine Ferran, Cyril Gueï, Côme Paillard, Marie Razafindrakoto en alternance avec Élise Friha, Andrzej Seweryn et trois poules Durée 2h30   Odéon – Théâtre de l’Europe Place de l’Odéon – Paris 6ème Jusqu’au 26 février 2023, à 20h et 15h les dimanches   www.theatre-odeon.eu      Read More →
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Perdre son sac, texte et mise en scène de Pascal Rambert au Théâtre des Bouffes du Nord
  © Louise Quignon   ƒ article de Nicolas Thevenot Une immense bâche bleue est tendue au bas de la grande arche qui couronne la scène des Bouffes du Nord. Elle se répand jusqu’à l’avant-scène, et semble suggérer que des travaux sont en cours, que quelque chose pourrait avoir lieu derrière ou plus tard (dans la même soirée Ranger de Pascal Rambert est proposé avec Jacques Weber). Une jeune femme surgit depuis le parterre et déballera, videra son sac 45 minutes non-stop, hormis quelques furieux pas de danse. Nous ne connaîtrons pas son prénom, et ce que nous penserons avoir compris sera plus tard mis à mal. Elle nous parlera de cette mauvaise passe, de cette activité de survie, laver les vitres, de son amoureuse, Sandrine, qui se fait exploiter dans une franchise dédiée à la beauté des femmes, de son père, des rapports conflictuels qu’elle entretient avec lui, des rapports de classe que cette jeune femme BAC+5 assène à chaque coin de phrase. Dans cette langue, qui est un flux continu, qui est la marque de fabrique de Pascal Rambert, le conflit tient la corde et soutient la dramaturgie. Un conflit qui rend instable toute vérité, qui devient une vérité en soi. Le texte de Pascal Rambert semble résonner du film d’Abdelatif Kechiche, La vie d’Adèle, tant le sujet de la différence des classes sociales se mettant en travers des relations amoureuses surplombe le spectacle sans pour autant avoir la force du film de Kechiche. Et puis, et surtout, cette proposition telle que mise en scène par Pascal Rambert, dirigeant ici Lyna Khoudri, nous sera parvenue de façon très lointaine, comme si une vitre s’était intercalée entre le spectacle et nous. La faute peut-être à cette lumière, contre plongeante, aveuglant comme en plein phare l’actrice dont le regard se retrouve fuyant telle une biche aux abois. Mais c’est plus encore l’état émotif de Lyna Khoudri, porté au plateau avant même que le texte n’amène cette émotion de lui-même par sa simple et directe énonciation, qui nous semble problématique, ce texte, tout sauf naturaliste, ou psychologique (quand bien même la santé mentale de sa locutrice est mise en cause dans le texte), ne pouvant supporter une telle préexistence, disparaissant sous cet état, et ne creusant rien dans l’oreille et l’esprit du spectateur. Le faux aplat du texte de Rambert tombe à plat. Comme les gouttes d’eau d’une pluie glissant sur une vitre. Comme si ce qui devait se produire devant nous, se construire à force de phrases tendues, nous précédait ou se cachait ailleurs, derrière une bâche, rendant inutile notre écoute.   © Louise Quignon     Perdre son sac, texte, mise en scène et installation de Pascal Rambert Avec Lyna Khoudri Collaboration artistique : Pauline Roussille Régie générale : Alessandra Calabi Régie lumière : Thierry Morin Répétitrice : Hélène Thil   Du 7 au 18 février 2023, du mardi au samedi à 19h, matinée le dimanche à 15h, relâche le vendredi 17 février Durée 45 minutes   Théâtre des Bouffes du Nord 37 (bis), bd de La Chapelle 75010 Paris 75014 Paris   Réservation au 01 46 07 34 50 http://www.bouffesdunord.com      Read More →
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La Mouette, d'Anton Tchekhov, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre de la Ville Les Abbesses
    © Gilles le Mao   ƒƒƒ article de Sylvie Boursier « Qu’ils crèvent les artistes ! » disait Taddeuz Kantor. Dans La Mouette, Tchekhov n’épargne pas le quatuor d’esthètes de ce théâtre au carré qui parlent pour ne rien dire tout en menant une vie de ratés, obsédés continuellement par leurs problèmes de carrière, leur rivalité, leurs histoires d’amour malheureuses, sourds aux préoccupations des autres. Medvédenko aime Macha, qui aime Konstantin Treplev, qui aime Nina, qui aime Trigorine, qui est l’amant d’Arkadina… On dirait une parodie de l’Andromaque racinienne. L’écrivain russe ajoutait « les personnes qui depuis longtemps portent un chagrin et s’y sont habituées ne font que siffloter et restent pensives ». Brigitte Jaques-Wajeman a capté l’élégance des grands mélancoliques, le dégoût d’être vieux et laid chez Sorine, la sensation de ratage de l’écrivain Treplev, l’humiliation de Nina, le sentiment de porter le deuil de sa vie à vingt-deux ans, comme Macha, « tous attendent de l’art quelque chose d’essentiel pour eux-mêmes et pour le monde » dit Brigitte Jaques Wajeman. Le seul à être doué pour une vie simple est Dorn le médecin qui dit réellement ce qu’il pense sans tricher avec son âge ou sa condition. Sa version de La Mouette a quelque chose d’une marine impressionniste, les soleils rouges ou noirs reflètent au loin la silhouette des acteurs, leurs émotions troubles, la fugacité des choses. Le tréteau nu d’un théâtre constitué de billots de bois entouré de chaises ouvre, comme à Bussang, sur un lac troué d’un ciel immense dont les variations lumineuses scanderont les quatre actes de la pièce. Les personnages surgissent du lac dans lequel sombrent les nuages aux formes fantastiques et lumineuses, des firmaments de soie grise ou violette. Quelques variations musicales accompagnent la présence lancinante de la lumière. Le décalage tragique entre ces paysages à la beauté sidérante, au cœur des forêts, au bord des étangs et la musique des corps qui ploient est bouleversant ; vivre est difficile et la vieillesse un naufrage. Les comédiens jouent dans l’instant. Pauline Bolcatto est une Nina arc-en-ciel telle la robe de Catherine Deneuve dans Peau d’âne, pierre de lune dans son interprétation à la Isidora Duncan du texte de Treplev, feu follet quand elle déclare sa flamme à l’écrivain Trigorine, gris cendre quand elle dit adieu à sa jeunesse. Fabien Orcier donne toute son épaisseur à Sorine, aux jambes percluses de rhumatismes, fonctionnaire malgré lui qui rêvait d’être écrivain car « même inconnu, la vie aurait été plus belle ». On a envie de lui susurrer les mots de Sonia « Nous nous reposerons… mon pauvre oncle Vania, tu pleures… attends… nous nous reposerons » quand il s’endort doucement abandonné à son mystère. Ici on tue ! Raphaël Naasz incarne magnifiquement le dramaturge Treplev à qui l’on reproche l’absence de personnages vivants, le manque d’action, trop de lenteur, qui se suicidera au final dans l’indifférence générale et dont les dernières paroles furent « cela pourrait faire de la peine à maman ». Quel bonheur cette histoire de transmission ! Brigitte Jaques-Wajeman fut la Nina de Vitez selon lequel le corps et la voix de l’acteur ne sont pas des instruments mais son être même. Sa troupe respire instinctivement la langue de Tchekhov, avec beaucoup d’intelligence, lui qui pensait ne jamais pouvoir égaler Tourgueniev ou Dostoïevski. « Je vais proposer à Konstantin un sujet de nouvelle, dit Sorine :  L’homme qui voulait… Dans ma jeunesse, je voulais devenir écrivain et je ne le suis pas devenu ; je voulais être éloquent et j’ai toujours parlé très mal […] je voulais me marier et je ne suis pas marié. Je voulais toujours habiter la ville et je finis mes jours à la campagne. Et voilà tout ». La nouvelle portera un très beau nom, La Mouette.   © Gilles le Mao   La Mouette, d’Anton Tchekhov Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman, assistée de Pascal Bekkar Lumière, scénographie : Nicolas Faucheux Costumes : Chantal de la Coste Avec : Pauline Bolcato, Raphaël Naasz, Bertrand Pazos, Raphaèle Bouchard, Sophie Daull, Timothée Lepeltier, Fabien Orcier, Pascal Bekkar, Vincent Debost ou Luc Tremblais, Hélène Bressiant ou Sophie de Fürst   Durée : 2h30   Du 03 au 25 février à 20h, le dimanche à 15h   Théâtre de la Ville Les Abbesses 31 rue des Abbesses 75018 Paris   Les 8 et 9 mars 2023 au Théâtre de Beauvais   Réservation : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com   Tournée 2024 en construction de janvier à avril      Read More →
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La famille s'agrandit, de et par Marie Desgranges & Marie Dompnier au Théâtre de Belleville
  © Bohumil Kostohryz   ƒ Article de Nicolas Brizault-Eyssette L’homoparentalité va être présenté dans La famille s’agrandit par deux femmes qui vont offrir pour ce thème une succession de mini épisodes. L’une est la future mère, devant sans doute visiter la Belgique pour pouvoir être inséminée. L’autre sera un toubib étrange, la copine ou l’épouse, une philosophe. L’idée est de montrer tout ce que peut déclencher cette envie si juste d’être homosexuel ou homosexuelle, et d’éclairer plus encore son couple en ayant un enfant. L’idée est forte et rend immanquablement curieux. L’homoparentalité est non seulement assez neuve mais aussi complexe (avoir des enfants, de toute façon…) pas forcément bien accueillie à bras ouverts par la famille, l’administration, l’école, etc. Alors un sujet comme celui-ci est le bienvenu. Les deux actrices qui présentent ce spectacle, Marie Dompnier et Marie Desgranges, connaissent le sujet, s’y attachent, souhaitent « l’ouvrir » aux spectateurs. Malheureusement, pas de la plus fine et efficace manière. Le sujet est découpé, haché pourrait-on dire, en une série de sketchs plus ou moins bien rattachés les uns aux autres, rapides, trop longs, c’est selon. Qu’est-ce que la famille exactement, avoir un enfant change-t-il quelque chose quand il va y avoir deux mamans dans l’histoire ? Le papa doit-il pouvoir être retrouvé un jour ? La santé est-elle en pleine forme pour tomber enceinte ? Tout ceci veut être drôle pour mieux faire passer le sujet, les créatrices de ce spectacle ayant imaginé cette façon pour s’attacher à la complexité de ces problèmes. L’humour, pourquoi pas, mais  l’humour est encore plus complexe que l’homoparentalité, et là c’est un peu la version grasse et maladroite qui semble avoir été choisie. La légèreté apparaît de temps en temps et montre à quel point la déception est grande, avec un peu plus de finesse ce spectacle aurait sans doute été plus attractif. Mais non et mille fois dommage.   © Bohumil Kostohryz   Écriture et jeu : Marie Dompnier et Marie Desgranges Collaboration artistique : Laure Mathis, assistée de Mélina Krempp Scénographie : François Gauthier-Lafaye Costumes : Brigitte Faur-Perdigou Création lumières : Fabrice Ollivier Régisseur lumière : Anthony Baldassi   ​Du dimanche 5 au lundi 27 février 2023 :   – Les lundis à 21h15 – Les mardis à 19h15 – Les dimanches à 17h Théâtre de Belleville 16, passage Piver 75011 Paris Métro ligne 2 et 11, Station Belleville      Read More →
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Poor White Trash, l’affaire Tonya Harding, par la Compagnie Les Valeureuxses, de Laura Boisaubert, au Théâtre El Duende
  © Grégory Blot   ƒƒ article de Hoël  Le Corre Il est de ces spectacles qui prennent à bras le corps des histoires vraies tant elles semblent sortir tout droit de l’imagination d’un scénariste. Il est de ces spectacles qui reprennent à leur compte des codes télévisuels pour le plus grand plaisir des spectateurs. Poor White Trash est de ceux-là : en s’attaquant à la carrière de Tonya Harding, patineuse américaine controversée, dans le style bien particulier du « soap opera ». Pour les non-initiés, le « soap opera » est un genre de feuilleton télévisé à épisodes multiples, mettant généralement en scène des personnages à la psychologie stéréotypée dans des intrigues souvent fondées essentiellement sur les situations et l’action. Laura Boisaubert, autrice et metteuse en scène en maîtrise les codes à la perfection et nous embarque, avec ses quatre comédiennes et sa musicienne live, dans cette épopée intime qui met en lumière tout une époque : les États-Unis des années 1990. Le ton tragi-comique met en relief avec autant de légèreté que d’engagement les luttes de classes qui irriguent alors la société américaine. Nous suivons donc en parallèle les carrières de deux patineuses artistiques et leur qualification aux Jeux Olympiques de 1994 : Nancy Kerrigan, favorite des jurys et du public et promise à la médaille d’or, et Tonya Harding, considérées comme trop populaire, trop vulgaire. Alors que cette patineuse aux tenues criardes est la seule dans ces années à savoir exécuter un triple axel, elle reste dépeinte par les médias comme une imposture dans le haut du classement. Médias, jurys, supporters n’ont de cesse de les opposer jusqu’à ce que, six semaines avant la compétition olympique, un individu masqué agresse et blesse gravement Nancy en plein entraînement. Les médias s’emparent de l’affaire, et la rumeur enfle : Tonya Harding serait-elle impliquée ? Dans un rythme haletant, les jeunes femmes à l’énergie pétillante endossent les multiples rôles des protagonistes de cette histoire pleine de rebondissements. On se délecte particulièrement de certains procédés de mise en scène, quand il s’agit d’illustrer les passages des patineuses sur la glace et on se régale devant ces personnages hauts en couleur. Et c’est avec une vitalité rafraîchissante, un sens du second-degré qui n’empêche pas pour autant la sincérité, que les comédiennes traversent les 46 scènes de ce spectacle comme un enchaînement de patinage artistique, avec fluidité, concentration et amusement. Une jolie fresque divertissante qu’on déguste comme une friandise, comme un chocolat chaud, comme une glace à la chantilly !   © Grégory Blot   Poor White Trash, l’affaire Tonya Harding, par la Compagnie Les Valeureuxses Écriture et mise en scène : Laura Boisaubert Avec : Lisa Colin, Alexandra Hernandez, Anne Moisset, Manon Preterre Assistant à la mise en scène : Léonard Boissier Création musicale et interprétation : Justine Gaucherand Régie : Juliette Petit   Durée : 1h30 Du 2 au 3 février 2023 à 20h30   Théâtre El Duende 23, rue Hoche 94200 Ivry-sur-Seine   Tournée : Retrouvez Poor White Trash au Théâtre des Déchargeurs du 27 avril au 20 mai 2023 les jeudis, vendredis et samedis à 21h.      Read More →
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