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Les vivants et les morts, texte et mise en scène de Gérard Mordillat, au Théâtre du Rond-Point

Fév 16, 2023 | Commentaires fermés sur Les vivants et les morts, texte et mise en scène de Gérard Mordillat, au Théâtre du Rond-Point

 

© François Catonné

 

fff article de Denis sanglard

Tout commence par des parapluies noirs et une pluie battante. Non, nous ne sommes pas à Cherbourg, mais à Raussel. Déjà, le ton est donné. L’usine KOS de Raussel ferme et avec elle, unique source d’emploi de la ville, c’est toute une économie qui bascule. Les ouvriers, dont Rudy et Dallas, les syndicats décident de lutter contre la casse annoncée. Pot de terre contre pot de fer. Ce bras de force qui se terminera par un bras d’honneur explosif, révèle ces femmes et ces hommes refusant l’inéluctable, jouet d’un capitalisme et d’actionnaires sans scrupule. Il y a les vivants et les morts, ceux qui ne renoncent pas, résistent et ceux qui abandonnent, rendent les armes vaincus par ce libéralisme outrancier.

Si ce n’est pas la lutte finale, ça lui ressemble. Gérard Mordillat signe une chronique ouvrière, à gauche toute. Et c’est bien.  Et s’il ne prend pas de gants au moins y met-il une forme, un théâtre musical. Les chansons ne sont pas ici une respiration mais, devant la brutalité des faits, l’expression ténue des émotions à vif de ces femmes et de ces hommes en lutte, arc-boutés contre un système qui les broie sans remord. Gérard Mordillat a choisi à bon escient la radicalité, l’épure absolue. C’est un théâtre pauvre, il n’y a rien sur le plateau, rien que ces comédiens qui font exister par leur présence seule, Raussel et la KOS. Un théâtre pauvre parce qu’il porte les stigmates de ce qu’il dénonce et que certainement il eut été indécent d’en rajouter une louche. Pas d’afféterie, tout se concentre sur l’action, l’humain au centre de ce séisme et la circulation fiévreuse des corps.  Rien qui ne fasse obstacle à ce qui est énoncé. On songe au groupe Octobre, ce théâtre ouvrier des années 30 porté le front populaire, crée par Raymond Buissière, les frères Prévert, Maurice Baquet… Gerard Mordillat, c’est bonheur, en est ici l’héritier, aussi naturellement engagé. Cette tragédie sociale et ses conséquences désastreuses est vue avec rectitude de l’intérieur, incarnées par ceux qui en sont d’abord victimes, à travers leur intimité, leur quotidien, leurs corps, subissant les conséquences de leurs engagements bientôt radicaux contre un système néo-libéral, jusque dans leur défaites amères. Ce qui se vit dans l’usine, ces enjeux, ses fractures, se joue aussi au sein des couples. Sauver l’usine, c’est sauver sa peau et surtout rester digne, le seul bien qui vous reste quand on n’a plus rien, pas même ses yeux pour pleurer, pas même ses mains qui pourtant firent votre fierté. Au centre de ce conflit, Dallas et Rudy. Une maison, un enfant, des dettes. Et la précarité qui vous fait faire en plus de l’usine, des ménages et la plonge dans la brasserie voisine. Ce pourrait être une histoire romantique si elle ne se heurtait pas, malgré l’amour profond qui les lie, malgré l’infidélité de Rudy, à la réalité d’une situation pourrie, à la détermination d’un patronat cynique, et au déterminisme social qui les plombe. Pris dans ce maelstrom, au risque de l’incompréhension et de la rupture, seule Dallas au fil de se conflit se révélera être une femme puissante. Mais à quel prix… La rudesse de leur condition, la violence des situations, les rapports ambivalents, son réalisme brut aussi, sont tempérés par l’écriture délicate et ciselée des chansons naturalistes signées François Morel. Chansons engagées, bien sûr, mais qui révèle l’humanité profonde de ces ouvrières et ouvriers démunis, dépossédés et qu’emporte ce cataclysme indécent. On y chante sans esbrouffe ni pathos l’amour et les lendemains qui déchantent, une chienne de vie dans ses pleins et déliés, la lutte des classes. Et comme c’est aussi une tragédie, une chorale est là, chœur antique… Voilà, c’est du théâtre engagé, profondément, et populaire, dans sa plus belle acceptation parce qu’elle met au centre dans une vérité brûlante qui se vérifie encore aujourd’hui, ces « sans dents » méprisés par le patronat, oubliés d’une classe politique dirigeante. Et l’engagement énergique, voir la ferveur, avec lequel cette troupe réunie pour l’occasion s’empare de cette œuvre, avec une justesse de jeu qui évite tout misérabilisme, une conscience aigüe de ce qui est dénoncé derrière la théâtralité, exacerbée par elle aussi, ne vous laisse pas indifférent. Nous sommes très vite happés, jusqu’à voter nous aussi la grève. Cette création, ce théâtre politique, n’est pas rattrapée par l’actualité, elle est cette actualité que vivent au quotidien depuis des décennies ces femmes et ces hommes soumis au patronat. Et que cette pièce se joue à quelques encablures de l’Assemblée Nationale où les débats sur les retraites font rage, ça ne manque pas d’une cruelle ironie.

 

© François Catonné

 

Les vivants et les morts, texte et mise en scène de Gérard Mordillat

Adaptation : Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat

Paroles : François Morel

Musique : Hugues Tabar-Nouval

Avec Esther Bastendorff, Odile Conseil, Camille Demoures, Lucile Mennelet, Hugues Tabar-Nouval, Patrice Valota, Günther Vanseveren, Benjamin Wangermée

Chœur : KB Harmony

Régie générale et lumières : Carlos Monhay

Régie son : Paul Martin

 

Du 14 au 25 février 2023 à 20h30

Dimanche 26 à 15h30, relâche les 19 et 20 février

 

Théâtre du Rond-Point

2bis avenue Franklin D. Roosevelt

75008 Paris

 

Réservations : 01 44 95 98 21

theatredurondpoint.fr

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