© Marie Liebig
ƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Devancée de deux ans par La Mouette (1895) et précédant Les Trois Sœurs (1900) et La Cerisaie (1904), Oncle Vania est une pièce encore plus circulaire que ces trois autres monuments tchékhoviens, avec des points communs bien connus sur lesquels on ne reviendra pas, non plus que de manière détaillée sur l’histoire elle-même que l’on peut résumer, pour ceux qui ne l’auraient jamais encore vue ou lue, ainsi : un professeur d’université, plein de sa personne, débarque avec sa jeune et seconde épouse dans la propriété de sa première épouse où vivent sa fille et l’oncle de cette dernière, Vania. Leur arrivée perturbe le morne quotidien rythmé par la préparation du samovar par la nounou (qui permet d’entendre la merveilleuse voix au sens propre de Catherine Ferran) et les rares visites du docteur. Vania est amoureux de la jeune épouse, laquelle a du mal à résister au charme du docteur lequel est passionnément aimé et admiré par Sonia, la fille du Professeur, à la fragilité et authenticité parfaitement incarnée par Marie Razafindrakoto. Tout le monde, à part l’irritant Sérébriakov (presque surjoué mais bien joué par Andrzej Seweryn), a conscience de la vacuité de son existence et du destin qui s’abat inexorablement sur lui. La vie s’écoule finalement sans grandes surprises, tout semble écrit d’avance dans cette banalité du quotidien qui semble sans fin.
Gael Stoev tente de briser cet engrenage, tout d’abord en adaptant son texte pour rendre la langue plus actuelle (essentiellement dans la bouche du docteur Astrov), ce qui est plutôt réussi, bien dosé, même si les puristes trouveront sans doute osé de remplacer « fou » par « perché » ou « ça va » par « ça marche », etc. La spontanéité et la vivacité des comédiens qui excellent sans exception, rend cette modernisation non seulement possible, mais réussie car crédible, quand bien même, les costumes riches et élégants, bien que difficiles à dater, semblent en décalage avec ledit vocabulaire.
La distribution évolue par ailleurs dans une scénographie qui peine à convaincre totalement. Des chaises banales que l’on ne peut trouver que dans le XXème siècle finissant, font face au public dans la première scène, tandis que des éléments plus baroques (et recyclés d’après le dossier de presse) constituent une autre partie du décor avec une séparation mobile, baie vitrée grillagée et repliable comme un paravent, censée séparer les espaces du dedans et du dehors, sans cesse manipulée sans que cela fasse particulièrement sens par rapport au texte. Une méchante porte à jardin laisse entrevoir un cellier ou une réserve, tandis qu’à cour c’est un piano semblant abandonné, qui s’avérera mécanique quand l’histoire semble bégayer et provoque des manifestations électriques inopinées. Un micro sur pied situé en front de scène à cour est utilisé par les uns et les autres de manière qui paraît totalement aléatoire, souvent quitté en plein milieu d’une phrase sans que l’on ne comprenne là encore pourquoi. Seule une, puis trois poules permettent vraiment de situer l’action à la campagne, élément de contexte pourtant déterminant dans cette histoire, car l’ennui de cet exil partiellement forcé (par nécessité financière) à la campagne, motivera en grande partie le départ du couple perturbateur ou révélateur de la pitoyable vie des habitants habituels des lieux et de la leur propre.
La mise en scène de Gael Stoev et surtout sa direction d’acteurs semble par moments hésiter et vouloir changer de registre, ce qui rapproche par moments la pièce d’un vaudeville, ce qu’elle n’est pourtant pas à la différence des premières œuvres de Tchekhov à la tournure comique assumée, même si certaines situations ou dialogues ne sont pas dénués d’humour dans le texte même.
En revanche, on a l’impression de n’avoir jamais aussi bien entendu le propos écologiste avant-gardiste de Tchekhov. Le plaidoyer du docteur Astrov (joué lumineusement par Cyril Gueï qui avait sauvé quelques mois auparavant au même endroit La Ménagerie de Verre dans la mise en scène d’Ivo von Hove) pour la préservation de la forêt et partant de l’écosystème est d’une confondante lucidité, et mieux encore c’est le désintérêt total d’Elena, celle qu’il aimerait tant convaincre de l’urgence de cette prise de conscience écologique, fashion victim parfaitement endossée par Suliane Brahim, changeant de vêtements comme de scènes, alternant capeline et cuissardes blanches, qui est encore plus prémonitrice de la raison pour laquelle 125 ans plus tard, l’état de la planète dû à l’indifférence et la désinvolture d’une majorité de ses habitants a dépassé les intuitions tchékhoviennes.
Et Vania dans tout cela ? Il est réduit finalement à la portion congrue, désespérant de désespoir dans l’incarnation parfaite de Sébastien Eveno, dont la mélancolie est en passe de tourner à la dépression quand il réalise qu’il a raté tous les moments clefs de sa vie, y compris la tentative d’assassinat de l’exaspérant pseudo intellectuel qui a tenté de le spolier du bien qu’il maintient avec sa nièce à bout de bras, et dans la possibilité d’un suicide à la morphine, démasqué par Astrov (dans la première version de la pièce, ayant pour sous-titre L’esprit des bois, Vania se tuait). Un « Sisyphe » qui fait « l’expérience de l’absurde » selon Georges Banu (dans son Anton Tchekhov paru en 1996). Pas nécessairement. En tout cas, il est impensable d’imaginer Vania heureux. Désabusé, comme Sonia, qui trouve toutefois secours dans la foi, il n’approuve ni ne rejette l’injonction finale : « Maintenant, il faut vivre ». Mais comme beaucoup de ses frères humains avant et après lui, son regard est plus éloquent que toute réponse et sembler hurler : « A quel prix ! ».
Oncle Vania de Tchekhov
Mise en scène : Galin Stoev
Texte français : Virginie Ferrere et Galin Stoev
Scénographie : Alban Ho Van
Lumières : Elsa Revol
Costumes : Bjanka Adzic Ursulov
Sons et musiques : Joan Cambon
Dressage : Vincent Desprez
Avec : Suliane Brahim, Caroline Chaniolleau, Sébastien Eveno, Catherine Ferran, Cyril Gueï, Côme Paillard, Marie Razafindrakoto en alternance avec Élise Friha, Andrzej Seweryn et trois poules
Durée 2h30
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon – Paris 6ème
Jusqu’au 26 février 2023, à 20h et 15h les dimanches
www.theatre-odeon.eu
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