Antigone in the Amazon, de Milo Rau à la Grande Halle de la Villette
  © Christophe Raynaud de Lage   ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot Il y avait la terre de Pina Bausch et son Sacre du Printemps. Il y aura désormais celle de Milo Rau et son Antigone en Amazonie. Dans les deux cas, bien que travaillant sur des matériaux dramaturgiques et à des formes artistiques très éloignés, le même bouleversement est prégnant. Une tectonique des plaques émotive. L’affleurement violent de l’humain comme un labour. Pour cette Antigone in the Amazon, la terre n’est pas juste un décor, ni un piédestal, elle est d’abord terre, elle est elle-même. C’est par son affirmation tautologique ainsi répandue sur cette scène devenant sol, glèbe, que le théâtre de Milo Rau cultive ici sa puissance : cette terre qui est à la fois celle refusée à Polynice, frère défunt d’Antigone, laissé sans sépulture, et celle confisquée au fil des siècles par les riches familles patriciennes du Brésil égrenant colonisation, esclavage, dictature, et réduisant à la portion congrue celle laissée à l’immense majorité qui forme ce pays. Cette Antigone a cela de particulier qu’elle est une coproduction du NTGent dirigé par Milo Rau et du Mouvement Brésilien des Paysans Sans-Terre (MST), elle est née d’une rencontre, et cela n’est pas anodin, suite à la présentation à Sao Paulo de la pièce La Reprise, Histoire(s) du théâtre (1), qui abordait avec force l’histoire vraie d’un assassinat homophobe. Les deux projets ont en commun le meurtre, fait politique et fait de société. En 1996, lors d’une marche organisée par le MST sur l’axe autoroutier traversant l’Amazonie, la police intervient et massacre 19 personnes, plusieurs étant tuées à bout portant, en blessent de nombreux autres. Déni de justice, confrontation des logiques de dominations capitalistiques, prédatrices, à celle de la collectivité solidaire et de la défense environnementale : la pièce de Sophocle prend racine dans cette histoire contemporaine de la catastrophe et de la lutte militante. Elle semble faite du même bois : tout résonne puissamment et douloureusement entre la tragédie de Sophocle et le combat du Mouvement des Paysans Sans-Terre. Le travail de vidéo et son entrelacement dans une mise en scène la conjuguant au temps réel du plateau, (ce dont Milo Rau est virtuose : revoir le précédent Everywoman, ou encore Oreste à Mossoul), devient enjeu éthique et politique. Tout comme la question de l’incarnation par l’acteur. Antigone in the Amazon se fait le lieu d’une interrogation de l’œuvre sur elle-même, non pas comme un repli sur soi-même, mais bien un déplacement et une ouverture du théâtre au monde et au vivant à l’instar du voyage de l’équipe artistique dans la forêt amazonienne à la rencontre d’un village de natifs. La beauté déchirante de cette Antigone vient de ce qu’elle offre et donne sa figure, ses accents aux défunts de l’histoire des luttes humaines, et de cette histoire brésilienne en particulier. Le théâtre et le cinéma apparaissent pour ce qu’ils sont fondamentalement : l’indispensable simulacre pour les vivants honorant la mémoire des disparus et de leurs luttes. Ce n’est pas à une énième Antigone à quoi nous assistons mais bien à l’expression d’un combat inégal mais digne et tenace, promis à l’échec peut-être, pour un monde meilleur, pour un commun qui est un bien, et cela dans le reflet du miroir brisé du théâtre antique. La tragédie grecque est un rehaut, un filtre comme l’on pourrait dire en photographie, contrastant et magnifiant la geste de résistance en geste héroïque. La charge policière filmée par Milo Rau produit sa charge émotive portant l’écume du spectacle au plus profond des cœurs. L’activiste est un acteur de tragédie car il manie aussi les outils du sens par les actes seuls. Quand tout s’acharne à effacer les traces du massacre passé ou à cacher les signes de la catastrophe climatique et environnementale, le Mouvement des Paysans Sans-Terre comme une Antigone moderne porte sa lutte avec le capitalisme au-devant d’un monde qui lui va à sa perte. Antigone in the Amazon fait œuvre de catharsis, c’est certain, et c’est presque au dépourvu que l’on se retrouve submergé d’émotions violentes et inattendues, comme si cette œuvre avait su trouver la forme pour donner un sens et un contenant à notre profond désespoir, indicible, inexprimable, sentiment tragique et diffus face au désastre devant lequel nous nous sentons démunis et responsables à la fois. Être l’assassin de son propre fils, à l’instar de Créon précipitant sa famille dans la tragédie, c’est cette vérité qu’il faut entendre. La vérité d’une époque égoïste qui lègue la destruction à sa progéniture.   © Christophe Raynaud de Lage     Antigone in the Amazon, conception et mise en scène de Milo Rau Coproduction : NTGent et Mouvement brésilien des paysans sans-terre Avec : Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie et en vidéo : Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le choeur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST)   Dramaturgie : Giacomo Bisordi Co-dramaturgie : Martha Kiss Perrone Collaboration à la dramaturgie : Kaatje De Geest, Douglas Estevam Scénographie : Anton Lukas Costumes : Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas Lumière : Dennis Diels Musique : Pablo Casella, Elia Rédiger Vidéo : Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten Assistanat à la mise en scène : Katelijne Laevens Traduction : Carolina Bufolin Direction technique : Oliver Houttekiet Régie plateau : Marijn Vlaeminck Technique : Brecht Beuselinck, Dimitri Devos, Stavros Otis Tarlizos Équipe d’assistantes : Carolina Bufolin, Zacharoula Kasaraki, Lotte Mellaerts   Durée : 1 h 45 Du 6 au 9 décembre 2023 à 19 h sauf samedi 18 h   Grande Halle de la Villette 211 Av. Jean Jaurès 75019 Paris Tél : +33 (0)1 40 03 75 75 https://lavillette.com    Read More →
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Orfeo d’Antonio Sartorio, Direction musicale de Philippe Jarousski, mise en scène de Benjamin Lazare, Théâtre de l’Athénée
  © Simon Gosselin   ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia L’Arcal (compagnie nationale de théâtre lyrique et musical) a choisi l’Orfeo de Sartorio créé à Venise en 1672 pour fêter ses 40 ans, soutenue par la Fondation de Royaumont où les jeunes chanteurs ont suivi deux semaines de formation. Après une création à Montpellier en juin 2023, une recréation au Théâtre-Sénart et un début de tournée à Suresnes et Douai-Arras, l’Athénée accueille à son tour la jeune distribution sous la direction musicale énergique et efficace de l’ensemble Artaserse par Philippe Jarousski qui avait lui-même débuté à Royaumont. Orfeo n’est pas l’Orphée que nous avons l’habitude de voir dans les opéras de Monteverdi (le précurseur) puis de Gluck (un siècle et demi plus tard), tellement éperdu d’amour pour son Eurydice, qu’il part la chercher aux Enfers et la perd une deuxième fois pour lui avoir jeté un regard défendu. L’Orfeo du compositeur vénitien Antonio Sartorio et dont le livret a été écrit par Aurelio Aureli se situe avant cet épisode central de Orphée et Eurydice et modifie également celui-ci. Mais surtout, il présente les protagonistes d’une toute autre manière. On pourrait presque penser que Sartorio et Audeli se sont inspirés d’Othello, tant la peinture qui y est faite du mari jaloux est proche dans ce retournement complet de son prétendu amour en une haine cruelle contre sa jeune épouse. Innocente comme Desdémone, Eurydice est poursuivie des assauts d’un autre homme, en l’occurrence Aristée, frère d’Orphée, arrogant, dominateur et dont la violence verbale fait sursauter en ce siècle où la question du consentement est enfin considérée, même si toujours si imparfaitement respectée. Orphée ne songe nullement à s’en prendre au coupable, mais à faire assassiner Eurydice pour se venger de ce qu’il ressent comme une infidélité. Nous sommes si près de la noirceur de la tragédie shakespearienne, où le versement du sang des épouses est le remède systématique infligé par les maris soupçonneux. Autant jaloux que narcissique, Orphée se mire dans les miroirs astucieusement disposés sur le versant de panneaux double-face qui surplombent un demi-cercle de gradins devant lesquels une scène ronde circulaire tourne comme une ronde infernale et sur laquelle évoluent tour à tour les dix jeunes chanteurs dans des costumes mêlant le kitsch au chatoyant. Certaines voix sont plus affirmées que d’autres, en particulier celle de la remarquable Lorrie Garcia prenant le rôle masculin d’Orphée. Michèle Bréant campe une Eurydice un peu timide au début, qui a des faux airs d’Emma Watson jouant Hermione dans Harry Potter. C’est le rôle du travesti d’Erinda affublé d’un costume aux seins proéminents tels ceux que Jean-Paul Gaultier avait conçus pour Madonna qui remporte la palme comique, avec Orillo (Guillaume Ribler), le berger punk poursuivi de ses assauts libidineux. Hercule (Abel Zamora) et Achille (Fernando Escalona) grimés de blanc complètent les rôles loufoques, qui tranchent avec la gravité de celui d’Autonoe, la femme délaissée par Aristée (Eléonore Gagey), interprétée avec majesté par Anara Khassenova, ou Esculape (Alexandre Baldo), autre frère d’Orphée qui regarde la tragédie amoureuse avec dédain. La distribution est complétée par des personnages qui ajoutent à la féérie tels Chiron (Mathieu Heim) avec sa queue et crinière de cheval, pates avant de centaure qui se déplace avec des béquilles, ainsi que les trois animaux. Une belle découverte donc, même si on avoue préférer de loin sur tous les plans (musical et dramaturgique) les versions de Monteverdi et de Gluck…   © Simon Gosselin   Orfeo d’Antonio Sartorio Livret : Aurelio Aureli Direction musicale : Philippe Jarousski Mise en scène : Benjamin Lazar Scénographie : Adeline Caron Lumières : Philippe Gladieux Costumes : Alain Blanchot Maquillage et perruques : Mathilde Benmoussa Collaboration artistique : Elisabeth Calleo Directeur des études musicales : Brice Sailly Cheffe de chant : Yoko Nakamura Diction italienne : Barbara Nestola Traduction du livret : Jean-François Lattarico Partition – édition moderne du matériel : Yannis François   Avec :  l’ensemble Artaserse Et : Lorrie Garcia, Michèle Bréant, Eléonore Gagey, Anara Khassenova, Clément Debieuvre, Alexandre Baldo, Mathieu Heim, Abel Zamora, Fernando Esscalona, Guillaume Ribler, Gabriel Avila Quintana, Chloé Scalese, Théo Pendle   Théâtre de l’Athénée 2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet 75009 Paris   Durée 2 h 45 Grande salle Jusqu’au 16 décembre 2023 20 h www.athenee-theatre.com   Tournée : Le 2 mars 2024 à Juvisy-sur-Orge      Read More →
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Les Suppliques, conception, écriture et mise en scène de Julie Bertin et Jade Herbulot (Le Birgit Ensemble), au TGP
© Simon Gosselin   ff Article de Denis Sanglard Les suppliques ce sont ces lettres envoyées entre 1941 et 1944 par les membres de familles juives persécutées à l’administration du régime de Vichy, au Commissariat général aux questions juives (CGQJ) ou au maréchal Pétain lui-même. Exprimant leur désarroi, leur inquiétude, leur incompréhension voire leur colère, devant les lois anti-juives promulguées par le gouvernement dès 1940, qui leur interdit d’exercer leur profession, bloquent leur compte en banque, autorisent la spoliation et la vente de leur bien, limite leur liberté… Puis devant les rafles de la police française, qu’autorise la promulgation de la loi antisémite du second statut des juifs de 1941, ce sont des demandes de libération ou tout simplement la possibilité d’avoir des nouvelles de proches disparus qu’ils ignoraient être parti en camps d’extermination. Avant de les y rejoindre pour y être à leur tour assassinés. De ces milliers de lettres, comme autant de témoignages intimes d’une période sombre de l’Histoire et vécue dans la chair même de ces victimes dont peu survécurent à leur persécution, déportées et assassinées, le Birgit ensemble (Julie Bertin et Jade Herbulot) en a sélectionné six. Signées Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacelenbogen, Charlotte Lewin, ces lettre sont lues intégralement ou par fragments. Ce fut pour le Birgit Ensemble le point de départ d’une enquête sur les traces de ces disparus dont deux ont survécu, Charlotte Lewin, qui témoignât plus tard dans les écoles, et Leon Kacelenbogen. Photos, cartes d’identité, archives préfectorales… jusqu’aux réponses de l’administration pour chaque supplique. Pour que ces noms ne soient pas que des noms mais acquièrent devant nous une vérité tangible, une empreinte pérenne. De ces documents forcément lacunaires ajoutés aux suppliques le Birgit Ensemble fait œuvre de fiction, 6 tableaux comblant les manques, ce qui restera et ne peut rester que mystère, retraçant l’instant de bascule qui précède et provoque l’écriture des suppliques témoignant de leur tragédie. Partant des lettres et des recherches engagées pour retracer l’histoire de chacun des protagonistes, chaque comédien témoigne de son rapport singulier voire intime aux archives dont ils ont eu accès avant d’incarner leurs auteurs. Entre chaque tableau et pour faire liaison sont égrainés les lois anti-juive, de plus en plus répressives. Tentative donc de reconstitution de moments intimes, de vies soudain bouleversées, entre stupeur et abattement et dont la supplique adressée à leur bourreau reste le mince espoir pour répondre à leur inquiétude et la catastrophe qui les emporte. Lettres rarement restées sans réponses témoignant de la violence et de l’inhumanité administrative et de ses serviteurs zélés au sein du CGQJ, tout entier dévoués à la persécution des juifs. L’auteur d’une de ces lettres, retrouvé, est un parfait rouage de cette politique antisémite, militant actif engagé par le sinistre Louis Darquier de Pellepoix imposé par les allemands à la tête du CGQJ. On songe, devant l’inaction volontaire de ces employés administratifs à la phrase cinglante de Hannah Arendt lors du procès Eichmann « Plus on est loin du pouvoir, plus on est coupable ». A travers ces suppliques c’est aussi leur procès qui est fait. La mise en scène, sobre et classique, réaliste, ne bouleverse pas les codes de la représentation, l’important demeurant le propos, la parole rendue aux victimes dont elle se fait l’écho. A qui la proximité créée avec le public, petite salle et bi-frontalité, offrent encore plus d’acuité. Ils sont quatre acteurs, d’âges différents, de générations différentes, d’une grande justesse et ne cherchant nullement l’effet mais d’être au plus près d’une vérité qui, on le perçoit, les bouleverse tout autant que leur personnage. Sans doute que ce travail d’archive, tout comme les suppliques, « souvenir fragile en forme de tombeau », dont ils lisent les fac-similés, scrutant jusqu’à l’écriture appliquée, donnent un poids supplémentaire à leur incarnation sensible. Par eux, ces documents précieux d’une tragédie ont de nouveau un visage, une histoire et sortent du néant dans lequel la barbarie nazi et le régime de Vichy les a jeté…  Conscients également, par ce travail de docu-fiction de faire acte d’un devoir de mémoire toujours indispensable et toujours à recommencer. Pour que l’on n’ose pas affirmer que le Maréchal Pétain a sauvé les juifs. « (…) s’ils ont survécu, c’est en dépit de celui-ci » (Jacques Semelin in Public Senat, 08/09/23). Preuve en est cette création.      © Simon Gosselin     Les Suppliques, conception, écriture et mise en scène Julie Bertin et Jade Herbulot (Le Birgit Ensemble) D’après les lettre de Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacelenbogen, Charlotte Lewin Avec : Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Gilles Privat Et les voix de : Bénédicte Cerutti, Éric Charon Conseil historique : Laurent Jolly Généalogiste : Aude Vassalo Collaboration chorégraphique : Thierry Thieû Niang Scénographie : James Brandily Lumière : Jérémie Papin Son : Lucas Lelièvre Costumes : Pauline Kieffer Assistanat à la sénographie : Auriane Lespagnol Assistant à la lumière : Théo Le Menthéour Assistant aux costumes : Constant Chiassai-pOlin Constructeur du décor : Anthony Nicolas Régie générale, plateau, son : Marco Benigno Régie lumière : Théo Le Menthéour   Jusqu’au 17 décembre 2023 à 20h Samedi à 18h, dimanche à 15h30 Relâche le mardi   TGP 59 bd Jules Guesde 93200 Saint Denis   Réservation : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com reservation@theatregerardphilipe.com      Read More →
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Bergmann Affair, d’après Entretiens Privés d’Ingmar Bergmann, création d’Olivia Corsini et Serge Nicolaï, mise en scène Serge Nicolaï à la Cartoucherie de Vincennes
© Zhao Wang   ƒƒ Article de Sylvie Boursier « Sur huit cent trente-huit orgasmes, j’ai fait cinq cent trente-deux fois semblant » disait la prostituée au client dans le film de Bergmann De la vie des marionnettes. « L’idée de ton sperme dans mon corps m’était insupportable » dit Anna dans Bergmann Affair. Ce qui blesse le mari d’Anna dans ces mots, ce n’est pas l’aveu même, c’est la clarté dans laquelle il s’exprime. Tout est dit, tout est tellement cru que ça en devient opaque. Bergmann Affair débute avec la confession d’une femme, Anna Bergmann, mère d’Ingmar, à son directeur de conscience sur l’adultère commis avec un jeune homme Thomas. A la fin le duo avec le confesseur se reforme mais la messe est dite, Anna reste seule, dévastée, elle cesse d’avoir peur de ce qu’elle sait. La pièce, comme dans Citizen Kane, se construit à coup de flashbacks levant petit à petit le mystère de sa vie. Plus qu’une pièce sur le couple, Bergmann Affair raconte superbement, la quête proustienne de soi qui ne débouche pas sur la sérénité mais sur la vérité. Olivia Corsini est cette femme étrangère à tout par instants, étrangère à son mari, étrangère à sa communauté, une prisonnière qui cherche la lumière. Seul le public est destinataire de ses pensées adressées à un ami imaginaire ou à un psychanalyste. La comédienne est en état de grâce, présente en continue sur le plateau dans une mise à nu qui laisse éclater son désir et ses failles. Cérébrale et sensuelle, elle emmène son personnage aux limites de la mélancolie. Le mari et l’amant, excellents Régis Royer et Andrea Romano, ne font que passer de jardin à cour pour d’ultimes confrontations puis, vidés de leur sang, ils semblent s’évaporer dans l’ombre du plateau. Serge Nicolaï, le metteur en scène, a fait le choix de l’épure et de la stylisation. S’inspirant du Bunraku japonais, il manipule par moment ses acteurs qui paraissent clivés, corps empêchés et esprits qui tentent de ne pas perdre le fil. Comme si le corps, siège de l’inconscient, réclamait son dû. Qui parle ? Qui manipule qui ? Ils ne sont plus quatre sur scène mais huit par cette mise en abyme saisissante du lien entre un metteur en scène et son comédien. « Personne ne sait mais tout le monde voit » disait Bergmann, la compagnie Wild Donkeys prend au pied de la lettre la remarque du réalisateur qui s’y connaissait en matière de double langage. Un quatuor en quête d’auteur, et seule Anna réalise le manque de consistance de leurs existences régies par des codes mortifères. « Buvez du vin et ayez une chambre à vous ! » conseillait Virginia Woolf aux femmes : sur le premier point Anna a réussi, ira-t-elle jusqu’au bout de son émancipation ?  Tout reste ouvert. Allez les voir !   © Zhao Wang     Bergmann Affair d’après Ingmar Bergmann, création d’Olivia Corsini et Serge Nicolaï Mise en scène de Serge Nicolaï Son : Emmanuelle Pontecorvo Lumière : Elsa Revol Durée : 1 h 30   Jusqu’au 17 décembre 2023 Du mardi au samedi à 20 h, dimanche 16 h Tournée en cours de finalisation   Cartoucherie Théâtre du Soleil 75012 Paris   Réservation 01 43 74 24 08 (Tous les jours de 11 h à 18 h) www.theatre-du-soleil.fr         Read More →
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Richard II, de William Shakespeare, mise en scène de Christophe Rauck, au Théâtre Nanterre-Amandiers
  © Geraldine Aresteanu ff article de Denis Sanglard  Richard II n’est pas une tragédie de la vengeance où peut être pas comme on pourrait l’entendre. Rien de spectaculaire. C’est une méditation sur l’exercice du pouvoir, de sa légitimité, de son éthique. De Richard qui la tient de Dieu ou du peuple dont se revendique Bolingbroke, la question et ses enjeux sont au centre de cette œuvre où la violence est toujours en retrait, aux aguets et répressible. Jusqu’où aller, quelles compromissions, quelles trahisons, quelles corruptions pour assoir son pouvoir ou le prendre ?  La situation du royaume d’Angleterre, la crise de régime et de son autorité qu’il traverse est tout entière résumée par le vieux duc de Gand, l’impressionnant et magistral Thierry Bosc, dans son face à face avec Richard. Ce long monologue brisé de la première scène de l’acte II contient toute la pièce et le devenir d’un roi dont le royaume lui est un habit trop grand, le pays bientôt « son lit de mort ». La mise en scène de Christophe Rauck est austère, rêche et se refuse au spectaculaire. Une ligne claire, une rigueur absolue, nulle scorie, comme nécessaire à l’écoute de cette fresque politique qui pendule entre l’épique et l’intime où la réflexion importe plus que l’action elle-même. Cette dernière n’étant que l’aboutissement de la première. Il n’y a rien ici qui ne soit avant tout réflexif. Et tout nous parvient dans la plus grande clarté qu’une scénographie épurée où l’obscurité domine et concentre notre attention, faisant surgir de l’ombre ou les y rejetant les personnages. (Soulignons la traduction de Jean-Michel Desprat qui de la langue de Shakespeare souligne la concrétude et offre une lecture immédiate). Christophe Rauck attache une importance extrême à ce roi démissionnaire, roi et bouffon tout à la fois dans la dénonciation lucide et mélancolique de cette situation, cette comédie qui le voit être dépossédé de sa couronne à laquelle, prémonition, il avait déjà et paradoxalement renoncé par la pratique singulière et l’usage abusif de son pouvoir. Micha Lescot impressionne dans cette incarnation quelque peu surréaliste, inattendue, mais par cette conception originale même, d’une vérité tangible et poignante. Il est ce roseau pensant dont parle Pascal, que sa charge écrase et que sa destitution libère. Plus légitime enfin par son rachat et par sa fin. Parlons de ce corps, celui de Micha Lescot, singulier ludion incongrument vêtu de blanc, toujours prêt à trébucher, au bord de la rupture, du vertige. On ne peut oublier cette image stupéfiante de ce roi marchant à quatre patte vers son procès et sa destitution. Micha Lescot se refuse à l’expansion dramatique shakespearienne que seul son corps délié dénonce. Bouleversant d’intériorité, d’introspection comme si tout n’était qu’un songe halluciné et qu’il traversait cette tragédie en solitaire, en somnambule. L’impression qu’il se détache de tout, se dépouille de sa représentation royale, se met à nu, au fur et à mesure qu’avance l’histoire vers sa résolution dramatique. C’est flagrant jusque dans les scènes collectives qui le voient comme arraché de ce cauchemar pour tomber brutalement dans une réalité à laquelle plus rien ne semble le tenir sinon son statut royal menacé et le temps compté qui lui reste. Face à lui, Éric Challier, Bolingbroke, est tout d’une pièce, tel un bloc minéral. Éric Challier, qui en impose, intelligemment ne l’inscrit pas dans la vengeance outrancière mais à raison dans la revendication raisonnée de son droit, ses terres usurpées et la fin de son exil, et d’une légitimité qu’il tire d’un peuple en colère. Il nuance ainsi son personnage pour en faire apparaître à juste titre l’animal politique qui ne répondrait opportunément qu’à une crise de régime dont lui-même fut la victime. Une opposition à Richard qui s’inscrit aussi dans le corps, entre celui massif de Bolingbroke, concret, et celui à la limite de l’abstraction de Richard. Comme si leur notion réciproque du pouvoir s’inscrivait également dans le corps. Autour de ces deux-là, une troupe homogène, dirigée au plus près, dont Cécile Garcia Fogel, la reine. Ses apparitions sont au sein de cette tragédie à la violence feutrée des instants suspendus d’une singulière poésie teintée de douleur assourdie. Richard II n’étant pas la seule victime dans cette affaire…   © Geraldine Aresteanu Richard II, de William Shakespeare Traduction de Jean-Michel Desprats Mise en scène de Christophe Rauck Avec Louis Albertosi, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Joaquim Fossi, pierre-Thomas Jourdan, Guillaume Levêque, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre Henri Puente Dramaturgie : Lucas Samain Vidéo : Etienne Guiol Lumière : Olivier Oudiou Costumes : Coralie Sanvoisin Musique : Sylvain Jacques Maquillage et coiffures : Cécile Kretschmar Masques : Atelier 69   Jusqu’au 22 décembre 2023 A 19h30, le samedi à 18h, dimanche à 15h Durée 3h05 entracte compris   Théâtre Nanterre-Amandiers 7 avenue Pablo Picasso 92022 Nanterre   Réservations : 01 46 14 70 00 www.nanterre-amandier.com  Read More →
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Move on over or we’ll move on over You, L’atelier des Black Panthers, spectacle du Collectif F 71, texte et mise en scène de Stéphanie Farison
  © Jeanne Bodelet   ƒƒ Article de Sylvie Boursier Un look iconique – poing levé, béret et veste en cuir sombre, bras croisés, dégaine martiale – et des gueules de cinéma, on les reconnaît de loin les Black Panthers, assassinés pour la plupart à moins de 30 ans par le FBI. Connus dans le monde entier pour leurs affiches dévoilant le port ostentatoire des armes à feu, ils furent caricaturés et infiltrés par les services secrets alors qu’ils prônaient le droit à l’autodéfense des Afro-Américains face à l’Amérique raciste. Leur idée principale était de se faire remarquer tout en respectant la loi. Dans les campus de Californie des années 1965 ils inventent le graffiti et le street art. More on over or we’ll move on over you, littéralement « passez à autre chose sinon nous passerons à autre chose » nous plonge dans la salle des machines du parti, un atelier de sérigraphie imaginaire où trois Panthers inventent au fur et à mesure des modes d’actions. Le début est éblouissant de poésie, toute l’histoire des premiers colons avec quelques dessins à l’encre de chine et des silhouettes en ombre chinoise. Une dinde appelée Amerikkka couve des œufs sur lesquels on peut lire les mots : oppression, capitalisme et racisme. Carabine à roue, carabine winchester, fusil darne « Élan », colt Python, contre-enquêtes sur les meurtres racistes, pochoirs, la racle de sérigraphie produit en direct des compositions saisissantes. L’instant d’après les militants s’emploient à déconstruire leur image médiatique car ils ne sont pas là pour « bouffer du flic ». La mise en scène de Stéphanie Farison tape là où on ne l’attend pas, le happening succède aux travaux manuels, les patrouilles armées testent en direct les slogans. Si ça ne marche pas on recommence. Tout est concret car, au lieu d’attendre le grand soir, ils améliorent réellement le sort des minorités qu’ils représentent par l’éducation populaire, les cantines gratuites, l’accompagnement des familles de détenus, la lutte contre l’alcoolisme, la toxicomanie, la formation des communautés noires à l’auto-défense. On ne s’engage pas en politique le ventre vide alors ils agissent, quand les gens ont un problème ils vont voir les Panthers. Joris Avodo, Maxence Bod et Camille Leon Fucien ont l’abattage qui convient à ce road movie, aux antipodes des extrémistes violents décriés par les autorités. Fougue et concentration, chant et danse, le jeu des acteurs mélange les genres, harangues, blues, musique, tractages, impressions, affichages. On sent la complicité de l’équipe artistique et la vitalité joyeuse d’un mouvement d’avant-garde au service des idées. Un livre de droit, un magnéto, un revolver, le rapport de force avec la police est bien rodé. Le collectif 71 fait revivre la beauté de cette révolution éphémère, son intelligence, ses capacités d’improvisation et de self contrôle, tellement loin de la violence terroriste. Un spectacle total à voir seul ou en famille, car il peut donner envie à des jeunes de dépasser les protestations et d’agir. Qu’est ce qui permet de passer de la rage à l’action ? qu’est ce qui donne envie de s’engager ? Beaucoup de mouvements aujourd’hui pourraient s’inspirer des méthodes des Panthers. A l’heure des clashs, du buzz, des lynchages sur les réseaux sociaux, du populisme, la parole politique est discréditée, cette forme de théâtre forum la réhabilite. « Je ne peux plus respirer » murmura Georges Floyds en 2020 avant de succomber à une agression policière. Selon la Bible quand l’eau ne tombe plus il ne reste que le feu, « qui survivra à l’Amérique ? Qui ? Peu d’américains, extrêmement peu de nègres et aucun, aucun miséreux… » et le volcan fume encore.   © Christophe Loiseau   More on over or we’ll move on over you, l’atelier des Black Panthers, écrit et mise en scène par Stéphanie Farison Son : Eric Recordier Lumière : Laurence Magnée Avec : Joris Avodo, Maxence Bod, Camille Léon-Fucien   Un spectacle du collectif 71 présenté au théâtre de la Manufacture, CDN Nancy du 05 au 08 décembre 2023   Tournée en cours d’organisation : Centre Culturel Houdremont-La Courneuve (93), le 9 février 2024 à 19 h Théâtre Firmin Gémier La Piscine dans le cadre du festival Marto à Chatenay-Malabry (92), le 10 mars à 17 h          Read More →
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Apocalipsync, par Luciano Rosso, mis en scène par Maria Saccone et Hermès Gaido, au Théâtre Libre
  © Hermes Gaido   ƒƒ article de Hoël Le Corre Après avoir étonné, enchanté et parcouru le monde avec Un Poyo Rojo, joué plus de mille fois, et accompagné de son complice Afonso Barón, Luciano Rosso se retrouve ici seul, face à nous. Plus seul que jamais même, puisque l’idée d’Apocalipsync est née pendant le confinement, comme un moyen pour l’artiste de ne pas sombrer dans un vide artistique et créatif. Preuve sans doute que l’art est finalement bien… Finalement essentiel ? Luciano Rosso était déjà également suivi par des millions de gens sur YouTube, grâce à ses « lip-sync » ou synchronisation labiale, sorte de playback reprenant des morceaux dans toutes les langues, en y ajoutant une plastique faciale aussi surprenante qu’hilarante. Apocalipsync nous plonge ainsi non seulement dans le quotidien tourbillonnant d’un homme enfermé entre quatre murs, mais aussi et surtout dans l’univers protéiforme de Luciano Rosso, à la fois danseur, mime, clown et synchronisateur. Un concentré de talents qui déploie une myriade de personnages à la faveur de la folie et des sons, des images qui ont hantés nos écrans et nos réseaux sociaux pendant la période des multiples confinements-déconfinements-reconfinements-couvre-feux reredéconfinement… Dans une mise en scène quelque peu décousue (mais nos journées d’enfermement ne l’étaient-telles pas) il passe d’une facétie à l’autre avec une énergie et une facilité déconcertantes et il use de son corps élastique pour agrandir l’espace physique et mental. Il faut certes entrer dans cet univers loufoque, mais une fois les spectateurs accrochés, les rires fusent dans la salle devant cette performance qui tente de tromper l’ennui tout en dévoilant cette part de l’intime que nous avons, bon gré mal gré, tous dû découvrir lorsque nous nous sommes retrouvés face à nous-mêmes durant ces semaines inoubliables. Une fois de plus, Luciano Rosso nous offre un aperçu kaléidoscopique de sa personnalité attachante et impressionnante !   © Hermes Gaido     Apocalipsync, un spectacle de Luciano Rosso et María Saccone Mise en scène : Luciano Rosso, María Saccone et Hermes Gaido Avec : Luciano Rosso Décors, costumes : Luciano Rosso et Oria Puppo Lumières : Oria Puppo et Hermes Gaido Régie : Afchine Tavakoli Management : T4 / Maxime Seugé et Jonahtan Zak   Le 5 décembre 2023 à 20h30 Durée : 1 h 10   Théâtre Libre 4, boulevard de Strasbourg 75010 Paris   Tournée : 17 février 2024 : Troyes, La Madeleine scène conventionnée 15 mars 2024 : Cenon, Espace Simone Signoret 23 mars 2024 : Chatel-Guyon, Théâtre Municipal 27 avril 2024 : Pleurtuit, Espace Delta      Read More →
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La femme n’existe plus, texte et mise en scène de Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent, au Théâtre du Rond-Point
  © Yannick Debain ff article de Denis Sanglard Femmes en résistance. Dans un futur proche un gouvernement patriarcale élu démocratiquement, le GRAF, Grand Retour aux Fondamentaux, est au pouvoir. Yan Moix en est le président, Michel Houellebecq le ministre de la culture. Roman Polanski a désormais sa place, Gérard Depardieu son avenue… Aux machistes, harceleurs, agresseurs et violeurs, la France reconnaissante. Et les premières mesures visent à priver les femmes de leur citoyenneté, de leurs droits et de l’accès au travail, de les renvoyer dans leur cuisine. Mais un groupe résiste, Souterraines mais Souveraines. Réfugiées dans un sous-sol elles mènent diverses actions pour aider les femmes et déstabiliser ce gouvernement ultra masculiniste. A l’occasion de la journée de l’Homme, et de l’érection d’un phallus signé Jeff Koons place Olivier Duhamel, un attentat se prépare. Mais doit-on faire usage de la violence ? La femme n’est plus l’avenir de l’homme, avec le GRAF elle n’existe plus. Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent signent une comédie dystopique féministe, subversive, politique forcement, trempée dans le vitriol. Et pour ceux qui ignoreraient tout du féminisme, il y en a, pour qui les femmes sont un mystère, il y en aura toujours, il ferait bon de trainer ses pénates au Théâtre du Rond-Point où quatre activistes entrent en résistance, remettent les pendules à l’heure et font acte de pédagogie féministe pour les nuls (et soulignons-le, non les nul.le.s). Cette comédie un peu bancale, ce n’est pas trop grave le sujet et son urgence importe plus ici que la forme, a le mérite premier de réussir à ne pas être ennuyeuse, ce serait un comble, en posant frontalement les questions qui grattent sévère à l’aune d’une époque furieusement réactionnaire qui des droits des femmes ferait volontiers l’impasse, quand elle ne le fait pas déjà ( une pensée pour l’Argentine, dernier pays à remettre en cause la loi sur l’avortement et supprimant de facto le ministère des femmes). Simone de Beauvoir avait prévenu, à la moindre crise politique ou économique tout serait à recommencer. Ça peut hérisser, ça peut rebuter, ça peut paraître pesant mais Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent évitent de ne pas trop alourdir la charge et signent une comédie abrasive et grinçante au final réjouissante et salutaire. Simone, Delphine, Ava et Françoise, quatuor souverain et souterrain qui n’est pas sans faire penser, évidemment, à Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Virginie Despentes (ou Alice Coffin et Annie Lebrun) et Françoise Dolto, mordent et déchiquètent à pleine dent le patriarcat rance, dont elles dénoncent les outrances réactionnaires, les dérives masculinistes et les coups de boutoir machistes. Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent frappent juste mais n’évitent malheureusement pas d’être un poil didactique c’est vrai. Ces quatre héroïnes des temps futurs, vu qu’il y a ici péril en la demeure, condensent à elles seule les différentes mouvances du féminisme et le spectre est large, de la guérillère Monique Wittig à l’enragée Virginie Despentes… Et pour une fois ces quatre-là devant l’urgence de la situation ne se tirent pas (trop) la bourre. Souterraines mais souveraines et solidaires aussi. Belle utopie à vrai dire de les voir ainsi faire cause commune… Mais le théâtre est aussi un espace de réconciliation.  Entre un tuto pour pratiquer un avortement clandestin chez soi, les actions #meeto en préparation (et les noms des porcs  balancés ne sont pas fictif, eux), une leçon d’anatomie éducative sur le bon usage du clitoris, la réappropriation de son corps et de sa jouissance, les références aux femen, le genre, l’écriture inclusive etc… c’est tout un champ historique qui est ici labouré à grand traits, condensé dans cette farce explosive, au propre comme au figuré. Et incarnés par ces quatre résistantes en lutte contre un système qui les invisibilise et les baillonne. Céline Fuhrer, Jean-Luc Vincent, Valérie Karsenti, Cédric Moreau sont impeccables qui n’en rajoutent pas (ou pas trop) et assument leur avatar avec à dessein une certaine distance y ajoutant leur propre grain de sel féministe et de folie. Et les deux seuls mâles, travestis dans cette affaire, évitent la caricature (oui, l’homme peut être une femme comme les autres). La femme n’existe plus ? Avec Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent le doute n’est plus permis, l’avenir sera féministe ou ne sera pas. Aux armes citoyennes ?!   ©  Yannick Debain   La femme n’existe plus, texte et mise en scène de Céline Fuhrer et Jean-Luc Vincent Avec : Céline Fuhrer, Valérie Karsenti, Cédric Moreau, Jean-Luc Vincent Création sonore et régie générale : Isabelle Fuchs Scénographie : François Gauthier-Lafaye Costumes : Elisabeth Cerqueira Création lumière : Ludovic Bouaud Construction : Flavien Renaudon Régie plateau : Jessica Maneveau Perruques : Gérald Portenard Mixage musique : Christophe Menanteau Musique originale : Christophe Rodomisto Voix : Caroline Binder, Solal Bouloudnine, Benoit Crou, Camille Meyneng, Nathalie Meyneng, Christophe Rodomisto, Sébastien Vion Chant : Katel   Du 6 au 31 décembre 2023 Du mardi au vendredi à 19h30, samedi 18h30 Dimanche 10 & 17 à 15h30, dimanche 31 à 18h Relâche les lundis et le 24 & 26   Théâtre du Rond-Point 2bis avenue Franklin D. Roosevelt 75008 Paris   Réservations : 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr    Read More →
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(M)imosa or Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M), conception et interprétation de Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Trajal Harrell et Marlene Monteiro Freitas, programmé par le Centre National de la danse dans le cadre du Festival d’Automne
  © Annavan Kooij ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot La danse est un art du ressassement. Plus encore que le théâtre, fermement ancré sur la page du livre, la danse se poursuit par la gestation des mouvements d’un corps à l’autre, par la répétition, par la reprise (il n’est qu’à considérer le ballet classique) et même par l’écart qui reste malgré tout lié à un précédent geste inaugural. A la tradition orale ou écrite supplée ici la mémoire des corps. Mémoire fantôme aussi. La danse contemporaine s’écrit dans le miroir de celles qui la précèdent tout autant que de celles qui l’accompagnent. Le soubresaut d’un muscle se fait l’écho d’un autre muscle. Le point fixe se réduit dans cette histoire à celui d’un corps dans l’espace et le temps. La réflexion devient vertigineuse dans le cas de (M)imosa dont Trajal Harrell fut l’instigateur en 2011, accompagné dans cette cocréation par Cecilia Bengolea, François Chaignaud et Marlene Monteiro Freitas. Pensée comme une hypothétique version de ce qu’aurait pu être la post-moderne dance si elle avait croisé sur son chemin le voguing, (M)imosa, pièce désormais culte et découverte pour ma part dans le cadre du Portrait dédié à Trajal Harrell par le Festival d’Automne, superpose en effet les traces maquillées d’un moment de l’histoire de la dance contemporaine à sa propre trace puisque (M)imosa fut créé il y a douze ans par les mêmes interprètes. La puissance étrange de cette œuvre irise bien au-delà du champ de la danse. Une créature d’Otto Dix prend ainsi chair, sous une toison de boucles noires, triste figure gelée dont la bouche cerclée d’un rouge affolant ouvre sur un trou noir, surplombant torse et seins luisant à cru sous une veste noire. Traversant la scène de long en large, elle en fait un trottoir, regard persistant vers la chaussée-public, dans une cavalcade énergique et nerveuse qui ébroue des dents blanches et saillantes. C’est le feu de New-York, de ses flamboyantes marges et c’est aussi l’effroi glacé de l’avant-garde expressionniste berlinoise. La facticité et l’artefact exhibent et couronnent le pouvoir sans égal de l’apparence quand elle est en acte. Dans le rectangle surexposé par des projecteurs latéraux installés à hauteur d’homme, la fureur de la danse performative de Marlene Monteiro Freitas, libre comme un ensauvagement free jazz, annihile les catégories et les époques pour n’être qu’un évènement absolu. Comme le vocalise si bien François Chaignaud dans une longue liste à la Prévert, sublime et altier travesti à fourrure et fausse poitrine endiamantée, l’art vivant ne le resterait-il pas à condition de baiser bestialement l’univers entier ? You can fuck the universe… but fuck me. Cette injonction pasolinienne, outre son caractère éminemment comique par sa forme lyrique empruntant à la musique savante, peut aussi se recevoir comme le résumé de tout programme avant-gardiste : engrosser les œuvres passées et ainsi renouveler leur forme. Dans ce brillant et déjanté cabaret, les numéros sont virtuoses et travaillent à une mathématique de la surenchère où la loi est celle du plus offrant. De cette offrande somptuaire ne comptant pas à la dépense des corps, à la manière presque d’un potlach, on se sent gagné par une profonde amitié, de celles qui font les plus belles connivences, où nous sommes toutes et tous bitch. Drag queen, drag king, performeuse artsy, stand-up, scandent le temps d’une soirée comme si elle ne devait jamais se terminer, déflorant l’art vivant comme ils lanceraient en l’air le bouquet de la jeune mariée enlevée en plein banquet. On se sent, comme on imagine ceux présents au Judson Church Theatre entre 1962 et 1964, heureux d’en être. La survivance des formes est ici la résurrection et métamorphose sans fin des corps.     © Annavan Kooij     (M)imosa or Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M), conception et interprétation, Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Trajal Harrell et Marlene Monteiro Freitas   Du 29 novembre au 3 décembre 2023 à 20h sauf dimanche 17h Durée : 2h15   CND hors les murs / Théâtre du Fil de l’eau 20, rue Delizy 93500 Pantin Tél : +33 (0)1 41 83 98 98 https://www.cnd.fr   Avec le Festival d’Automne www.festival-automne.com      Read More →
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Orphelins de Dennis Kelly, mise en scène Martin Legros et Sophie Lebrun au théâtre de Belleville à Paris
  © Virginie Meigne   ƒƒƒ article de Sylvie Boursier « La bombe humaine, tu la tiens dans ta main, tu as l’détonateur juste à côté du cœur, La bombe humaine, c’est toi […] faudrait pas que j’me laisse aller », Liam peut vous péter à la figure à tout moment, on le sent à sa manière de regarder les spectateurs assis sur la scène avec son petit sourire en coin, son agitation parkinsonienne et sa diction incontrôlée. On n’en mène pas large quand il prend possession du plateau, le tee-shirt maculé de sang, chez sa sœur Helen et son beau-frère Danny qui s’apprêtent à dîner en amoureux. Accident, règlement de compte ? Liam semble en état de choc. Danny veut téléphoner à la police pour signaler l’incident, son épouse le retient, Liam a un dossier criminel, un jugement un peu défaillant… Les policiers pourraient en tirer des conclusions hâtives, mieux vaut attendre d’en savoir plus selon elle. A partir de là tout s’accélère dans un jeu de billard à trois bandes crépitantes au fur et à mesure des dialogues qui révèlent des informations nouvelles, méfiance instinctive d’Helen et de Liam, orphelins trimballés de famille d’accueil en famille d’accueil, vis-à-vis des institutions, récente agression au couteau subie par Danny, Helen enceinte veut quitter ce quartier pourri. L’expression « huit clos » n’a jamais aussi bien portée son nom. En attendant, un homme blessé se tient dehors, il a besoin d’aide. L’écriture de Dennis Kelly se reconnaît entre mille, hachée, syncopée torturée, une langue orale avant tout qui suit le flot de pensée de chacun. Répliques serrées chevauchées, coups de freins et accélérations, dérapage contrôlé puis rien… Tout est électrique, un flux en suspension grâce à une direction d’acteurs organique. Tous trois s’agrippent les uns aux autres comme à des bouées en pleine tempête, coup de gong, musique lancinante, lumière blafarde, tout est glauque. Les didascalies, lues à haute voix par un coryphée dans la tradition grecque, nous rappellent le caractère fictionnel de ce que l’on voit. Un hors-piste pour trois comédiens remarquables dont les mots se propulsent, vidés de leur sens et qui ne finissent pas leurs phrases, happés par la peur. Martin Legros dans le rôle de Liam prend la lumière, tellement loin des clichés sur le « parlé banlieue ». Dans un monde anxiogène où les utopies collectives fichent le camp, chacun se sent jugé et appréhende le regard de l’autre. L’unique refuge est-il dans l’intime, la construction d’un abri anti atomique comme dans Take Schelter de Jeff Nichols ? Mais que valent les liens du sang confrontés à un crime raciste ? Même le couple ne tient plus. On sort groggy de ce thriller étouffant face à un univers de zombis paranoïaques dominé par la crainte du déclassement où tout peut basculer à n’importe quel moment, juste la fin du monde ou l’après apocalypse… Un théâtre de la catastrophe assurément. Ne ratez pas ce spectacle exceptionnel !   © Virginie Meigne   Orphelins de Dennis Kelly Mise en scène : Martin Legros et Sophie Lebrun Avec : Julien Girard, Céline Ohrel ou Sophie Lebrun, Lorelei Vauclin, Martin Legros Durée : 1h 25 A partir de 14 ans   Jusqu’au 28 décembre au théâtre de Belleville, 15 passage Pivert 75011 Paris Le lundi à 19h, mardi 21h15, dimanche 17h30 et les 26, 27 et 28 décembre à 19h Tournée : Le 06 février 2024 au théâtre Charles Dullin Grand Quevilly   Réservation : 01 48 06 72 34 www.theatredebelleville.com Orphelins de Dennis Kelly est édité chez l’Arche dans une traduction de Philippe Le Moine et Patrick Lerch        Read More →
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Prophétique (on est déjà né.es), direction artistique de Nadia Beugré, au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne
  © Werner Strouven RHoK   ƒƒ article de Nicolas Thevenot Un doigt qui tourne et s’acharne autour d’un trou du cul est un doigt d’honneur. Il recèle, autant que la dernière phalange de l’étoile du ballet, son pesant d’affirmation artistique et la dépasse par la portée politique de son geste. Son odeur de sainteté est queer et poétique. Prophétique (on est déjà né.es) ne s’embarrasse pas de bienséance, prend la scène comme pour la débourrer, la rendre à la mesure de ce qui refuse la norme. Et nous embrase, nous embrasse dans un corps à corps qui laisse la pensée critique pantoise, haletante, dépassée par les événements. A la manière de L’homme rare (autre pièce présentée par Nadia Beugré au Festival d’Automne dans le cadre de son portrait), c’est tambour battant que s’opère le démarrage, opéré par un DJ vociférant, Monsieur Loyal et meneur de revue voguing aux allures de maquereau dressant son cheptel, guidant et entraînant sur la piste saturée par de la grosse sono crachotante six interprètes, transgenres et se jouant des genres, performant et dansant, mordant l’espace avec une énergie proprement fauve comme une époustouflante cavalcade carnavalesque. Prophétique (on est déjà né.es) est un séditieux et effréné charivari. Comme une performance agit prop qui ferait du sale. Chacune de ces figures se singularise par un geste maîtrisé et repris tel un leitmotiv, comme un petit capital que l’on s’attacherait à faire fructifier spectaculairement, qui un dramatique écroulé digne d’un pantin de bois, qui une ironique pulsation de fesse, qui une roue à travers le plateau, chacune spécialiste en son domaine, toutes assemblées dans une entame qui est comme une passe d’arme, chargeant l’espace d’une souterraine violence. Car pour être là, il faut se faire sa place. Nadia Beugré a composé ce spectacle avec des personnes trans rencontrées à Abidjan, mais également d’Europe, du Brésil. Des danseuses dont la principale identité est peut-être de s’affirmer dans un mouvement perpétuel, refusant l’assignation à une place, à un rôle. L’exercice de la performance qui est l’exploration des limites physiques mais également du rapport induit avec le spectateur n’a peut-être jamais été aussi pertinent quand il s’agit de personnes refoulées hors des limites de la société hétéronormée. Il me faut parler d’un moment exceptionnel par sa force et par ce qu’il charrie d’inclassable : les six interprètes s’avançant en ligne vers le public et aboyant avec rage, les six comme une meute de chiens sauvages, comme ceux-là que l’écrivain Jean Rolin a si bien documenté et décrit de par le monde en déshérence dans son livre Un chien après lui. Puis aboiements qui se mueront en gémissements, déchirant l’âme. Ils feront enfin du plateau leur territoire, levant une patte pour le marquer, copulant, s’attroupant, se dispersant. Comme s’il fallait paradoxalement emprunter à l’animal pour avoir accès à ce qui est profondément humain, à ce qui nous unit de par nos différences au-delà des mots. Signe des temps, Nadia Beugré mettra en scène la tresse, la chevelure crépue comme un cocon protecteur que l’on tisse, natte, ainsi que Rebecca Chaillon peut le faire dans Carte noire nommée désir : ici c’est à la fois le souvenir du salon de coiffure où la plupart travaillent mais c’est aussi le signe d’une communauté qui ne peut exister, encore plus qu’aucune autre, qu’en faisant lien, quand bien même ce lien peut aussi s’avérer servitude. Si la partie centrale de cette pièce accuse une certaine faiblesse, liée à son caractère confus la rendant imparfaitement lisible, comme un manque d’écriture, on ne peut que rester fortement enthousiaste de cette scène ouverte à d’autres vies que les nôtres, comme si (M)imosa (également programmé par le Festival d’Automne au même moment et cosigné par Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell), après avoir relocalisé le Judson Church Theatre à Pantin, accueillait dans un sombre garage clandestin ces autres virtuoses habituellement cantonnées aux confins de la marge. A ce bras d’honneur que lèvent vaillamment Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya, et Kevin Kero, on y joint nos deux mains.   © Werner Strouven RHoK     Prophétique (on est déjà né.es), direction artistique de Nadia Beugré Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin Création lumière : Anthony Merlaud Assistant à la direction artistique : Christian Romain Kossa Interprètes: Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya, Kevin Kero   Durée : 1h15 Du 30 novembre au 3 décembre 2023 à 20h sauf dimanche 16h   Centre Pompidou Place Georges-Pompidou 75004 Paris Tél : 01 44 78 12 33   Avec le Festival d’Automne www.festival-automne.com      Read More →
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Plutôt vomir que faillir, mise en scène de Rébecca Chaillon, au Théâtre public de Montreuil
  © Marikel Lahana   fff article de Denis Sanglard Familles je vous vomis. Rébecca Chaillon signe une performance hilarante et d’une sensibilité d’écorchée. Foutrement inventive aussi. C’est trash et cash mais d’une vérité abrasive, explosive et jubilatoire. L’adolescence, cet univers impitoyable, cette fabrique de monstres, tempête hormonale où le moindre spot sur le nez, les poils et les seins poussant, les règles apparaissant, sont vécus comme un film d’horreur bien gore. (Et filmé ici en direct sur le plateau dans une séquence absolument désopilante). Et ce sentiment malaisant de ne pas jamais être à sa place, le cul toujours entre deux chaises, dans une incompréhension permanente, seuls contre l’univers, un monde trop vaste pour eux que souligne astucieusement la scénographie. Portrait donc de quatre adolescents en chantier, en révolte permanente, rageux et déterminés, en quête de soi, envers et contre tous, c’est à dire le collège et la famille. Avec cette particularité de se savoir intimement ne pas être tout à fait dans les normes établies quand le désir qui vous tenaille et vous révèle, ne vous porte pas vraiment là où on vous attend. Oui, être ado, mais black et queer, ou hétéro cis franco-algérien, dans une société des plus normative au sein de famille conservatrice en rajoute une bonne louche dans le défi de la construction de soi et le rejet de l’ordre établi, le déterminisme qui vous oblige, à commencer par le cercle familial. Familles je vous vomis est à prendre ici au pied de la lettre où l’on retrouve l’obsession de la nourriture propre à Rébecca Chaillon. Entre le self du collège et la cuisine familiale, c’est un parcours où les appétits s’aiguisent, les dégoûts s’affirment, et les appétences se font voraces, les sentiments incontrôlés pendulant entre boulimie et anorexie. Bouffer et recracher est à prendre ici au sens propre comme au figuré où s’exprime vertigineusement l’indigestion d’une adolescence affamée non genrée que l’on gave de principes vomitifs. Une cuillère pour papa, une pour maman, bourre et bourre et ratatam, plus rien ne passe. On se réfugie alors dans les réseaux sociaux, dans les toilettes, on se rêve en héros de One Piece, on regarde les fusées décoller. Sur le plateau c’est un joyeux et foutraque dérèglement de tous les sens, traduction d’une orgie hormonale qui affole les corps et les cerveaux, où nos quatre jeunes adultes à peine sortis de leur adolescence singulière se racontent ici sans fausse pudeur, avec un aplomb bravache, une vérité désarmante et une sensibilité exacerbée. Performeurs hors-pairs pour une réalité crue, toute nue, n’y allant pas avec le dos de la cuillère, dans une autodérision permanente, un humour ravageur, à se raconter, exprimer sans fard leur colère, leur solitude, leur douleur existentielle pour s’affirmer et s’affranchir d’un monde d’adultes sourds d’avoir oublié leur propre adolescence et d’une société qui au final les exclue. Textes incisifs et tranchant net et un sens aigu de l’image percutante pour des vérités intimes bouleversantes qu’ils traduisent visuellement sans se soucier de joliesse et de bon goût, qui semble être là le cadet de leur souci. C’est brut, crade, frontal, bricolé, inventif, sans filtre, subversif en diable et fichtrement, oui, poétique. Habilement troussé et rondement mené avec talent par ces quatre-là, qui le corps en avant, font de leur différence une force phénoménale, avec une énergie et une conviction qui ne faillent pas. Cette performance exutoire est une salutaire purge.   © Marikel Lahana     Plutôt vomir que faillir mise en scène de Rébecca Chaillon Écritures de Rébecca Chaillon et les acteurices Avec : Chaffa Afouhouye, Zakari Bairi, Mélodie Lauret, Anthony Martine Dramaturgie et collaboration à la mise en scène : Céline Champinot Assistanat à la mise en scène : Jojo Armaing Scénographie : Shehrazad Dermé Création lumière et régie générale : Suzanne Péchenart Création dispositif réseau-vidéo : Arnaud Troalic Création et régie son : Elisa Monteil Régie lumière : Myriam Bertin Régie plateau : Marianne Joffre Paroles et composition des chansons Tout mon sang, Et si je l’étais ?, Poil et Putréfaction : Mélodie Lauret Photos plateaux de cantine : Macha Robine   Vu le 21 février 2023 dans le cadre du Festival Everybody au Carreau du Temple   du 8 au 19 décembre 2023 Lun. mer. jeu. ven. 20h, mar. 14h30 et 20h, sam. 18h Relâche le dimanche   Théâtre public de Montreuil salle Jean-Pierre Vernant 10 place Jean-Jaurès 93100 Montreuil   Reservation : 01.48.70.48.90 billetterie.theatrepublicmontreuil.com        Read More →
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The Moutain, The truth & The Paradise, conception de Pep Ramis et Maria Muñoz, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses
© Tristan Perez-Martin ff article de Denis Sanglard « J’attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien et à ce qui aujourd’hui vaut peu de chose. » Ce poème du napolitain Erri de Luca est dansé par un clochard céleste, un personnage beckettien, Pep Ramis. Oui, on retrouve trace de ces clowns métaphysiques dans ce corps dégingandé jouant avec euphorie d’une paire de chaussure descendue des cintres . Capable même de léviter pour tenter d’ atteindre les étoiles. Ce corps là, prompt à la métamorphose, épouse les paysages qu’il traverse et traversé par ceux-là en devient la parfaite illustration, dans le lien ténu qui les relie. Non dans la matérialité des choses mais dans leur essence. Cette danse d’une folle densité existentielle est un vagabondage de pèlerin à la recherche d’une parole de vérité, d’un paradis et chaque pas vers ce but lui est une révélation. Pep Ramis danse, conte et dessine tout à tour. Tout est narration dans ce solo, en premier ce corps volubile, si mobile qui exprime d’un geste le plus infime et venu du plus profond de lui-même cet attachement à vivre intensément, en harmonie avec son environnement. Là est la vérité de la danse de Pep Ramis, sa poésie aussi, qui le révèle à lui-même et dans son attachement profond au monde qu’exprime ici le poème d’Erri de Luca ou encore la parabole de cet homme à la recherche d’une vérité, d’un paradis se trouvant au sommet d’une montagne qu’il lui faut gravir. Nous ne dirons rien de ce qu’il trouve là, ni de ce dialogue avec le chien noir qui attendait sa venue. Gardons le mystère de cette révélation et de ce que lui souffle la sagesse du chien noir. La beauté sereine de ce magistrale solo tient bien évidemment à la forte personnalité de Pep Ramis qui insuffle dans cette danse qui n’appartient qu’à lui, une humanité profonde, une conscience aigüe du monde et de son ambivalence… Du dessous de la matière blanche de ce paysage immaculé, un noir profond surgit des traces laissées par Pep Ramis. Si la danse ne peut effacer la noirceur du monde au moins peut-elle la révéler sans en occulter la beauté. Là sans doute réside une part de sa vérité. « J’ai vu comment la ville a été construite, il y a deux mille ans. J’ai vu les étrangers arriver. J’ai vu les étrangers partir. J’ai vu les troupes arriver. Et commence le combat. » dit le chien noir… On ne peut être qu’attaché à la valeur de cette danse.   © Tristan Perez-Martin   The Moutain, The truth & The Paradise, direction et espace scènique de Pep Ramis et Maria Muñoz Collaboration à la direction : Jordi Casanovas Collaboration artistique : Leo Castro, Blaï Mateu, Camille Decourty (Baró d’Evel Cirk), Piero Steiner Texte : Erri de Luca, Mal Pelo Création sonore : Fanny Thollot Musiques additionnelles : Pëteris Vaks, Cant de la Sibil-la Création lumières : August Viladonnat-Punt de Fuga Régie lumières et coordination technique : Irene Ferrer Régie son : Andreu Bramon Assistanat à la vidéo : Xavier Pérez Costumes : CarmenpuigdevalliplantéS Construction décors : Adrià Miserachs, Pep Aymerich   Avec Pep Ramis   5 et 6 décembre 2023 à 2Oh   Théâtre des Abbesses 31 rue des Abbesses 75018 paris   Réservations : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com  Read More →
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Une merveilleuse histoire de sexe dégueulasse, de Pierre Notte, mise en scène de Benoit Giros, au Théâtre de la Reine Blanche
  © Éric Schoenzetter fff article de Denis Sanglard « L’amour c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos ! » chante Brigitte Fontaine. Deux hommes de cinquante ans, Pierre Notte et Benoit Giros, ne veulent plus d’amour. Trop de blessures, de ratés et de solitude à deux. Du sexe, rien que du cul ! Oui, mais à leur âge, homo de surcroît, ça ne va jamais de soi et n’ira certes pas en s’arrangeant. Tombant l’un sur l’autre par le mensonge d’une application de rencontre, ça commence plutôt mal. Ne cessant ensuite de se fuir pour mieux se retrouver, autant au final baiser ensemble que séparément, où ensemble et séparément, multiplier les expériences hardcore et tenter de s’adapter aux outils contemporains du sexe. De backroom en rencontres tarifées, de fuites en avant en échecs lamentables, de recettes de cuisines en aubergines dans le fondement, de film porno en réseaux sociaux, leur histoire sous viagra qui se voudrait de cul finit par bander mou. Il suffit parfois de rien, d’une tarte à l’oignon, pour que s’immisce le grain de sable qui lentement grippe les plus radicales des intentions. Au final écartelés par des sentiments contradictoires, ce « je te baise moi non plus » finit étrangement par ressembler à un grand cri d’amour. Personnages pathétiques, et lucides jusque dans leur mauvaise foi et mensonges, ces deux-là qui ne s’aiment pas, vivant dans la peur de n’être personne pour personne, au fil du temps construisent ce qu’ils ne cessent vouloir furieusement débâtir à coup de bites, de poppers et de chablis, un attachement profond dans une liberté absolu. Le cul devient plus que du cul mais un espace grand ouvert où l’autre te met salement à nu, au sens propre comme au figuré. L’amour ainsi monté à cru, débarrassé de toute lubie imbécile d’être inconditionnelle, de vernis social et culturelle, à la vie à la mort et pour toujours ainsi-soit-il, peut alors prendre sa juste place dénoyauté de tout mensonge. Jubilatoire texte de Pierre Notte et non moins jubilatoire mise en scène de Benoit Giros. Ces deux-là, également acteurs dans cette affaire, font la paire et sont comme cul et chemise dans cette histoire dégueulasse et merveilleuse. Un texte audacieusement cru, défiant joyeusement la censure et la morale hétéronormées, et comme toujours avec cet auteur, une écriture tranchante, grinçante qui gratte sévère, au rythme tachycardique d’une foutre partie de jambes en l’air. Là, franchement, Pierre Notte n’y va pas avec des pincettes. En toute raison, pour un récit aussi singulier, aussi trash, aussi éjaculatoire, il faut bien enfoncer le clou, et profond. Une bite est une bite, point et ne filons pas les métaphores absconses. Et même pas peur jusque dans la mise en abyme lamentable de soi. Texte lucide et sincère d’un écorché, sur un sujet jamais abordé, celui des amours chez les homos cinquantenaires. Avec cet humour queer vachard, cette autodérision identitaire et salutaire. C’est hilarant, c’est à pleurer aussi. C’est une farce et c’est tragique. Pierre Notte détoure son sujet avec une allègre et féroce cruauté sardonique, sans complaisance aucune. Benoît Giros prend ce texte par les couilles et sans contrefaçon y va lui aussi franco et la mise en scène bande dur et sans molesse. Pourtant pas de gros sabots mais une mise en scène subtile et efficace, n’hésitant pas entre le mot et la chose, prenant l’un et l’autre avec force, toujours avec justesse jusque dans le trash le plus hard, le plus érectile. Pas de pudibonderie ici, pas de tabou, et tout ça passe fissa comme avec de la vaseline parce qu’il y a une telle sincérité, une foncière honnêteté dans ce que ces deux-là proposent que toute prévention tombe naturellement. Et qu’au-delà de l’image et du texte qui ne cherche jamais la provocation, sourd une vérité plus douloureuse dans cette quête acharnée et têtue d’une sexualité et d’une jouissance sans entrave qui masque si peu une vie de solitude et d’amours contrariées. Pas prêt d’oublier ici la recette de la tarte à l’oignon, laquelle nous sera servie après la représentation. Sans doute l’expression la plus pure du désir jamais entendu au théâtre… Ni la scène finale qui pourrait verser dans la vulgarité absolue mais qui est d’une telle profondeur, dans ce qui se dit là, brutalement, parmi les aubergines, que le rire s’étrangle et que l’émotion vous cravache sévère. Benoit Giros et Pierre Notte sont plus qu’excellents qui ne s’épargnent pas dans cette partition à risque, ce miroir tendu vers eux-mêmes et si peu flatteur. On est bluffé par leur totale implication, leur impudeur, leur fragilité, leur jouissance masochiste dans cette mise en danger, cette mise à nu à jeter en avant leur corps dans la bataille. Une mise en danger que souligne la mise en scène, ici on se blesse, on se cogne, on glisse sur les fruits pourris, on marche sur du verre, on se péte le frein… Ça saigne et les verres brisés ne sont que la métaphore de leurs écorchures que les pansements (il y en a beaucoup) ne suffisent pas à soigner, le mal étant plus profond. Benoit Giros et Pierre Notte signe un véritable hymne à l’amour, le vrai, celui débarrassé de toute contingence. Et de cette histoire de sexe qui n’a de dégueulasse que le regard que nous pourrions lui porter surgit malgré tout un putain sentiment de vie ! et ça, c’est merveilleux.   © Éric Schoenzetter   Une merveilleuse histoire de sexe dégueulasse, texte de Pierre Notte Mise en scène : Benoit Giros Avec Benoit Giros et Pierre Notte Costumes Sarah Leterrier Lumières : Natacha Raber Musiques : Pierre Notte Régisseur général : Éric Schoenzetter Accompagnement chorégraphiques : Alexandra Gilbert   Du 20 novembre au 22 décembre 2023 Les mercredis et vendredis à 21h et les dimanches à 18h   Théâtre de la Reine Blanche 2bis passage ruelle 75018 Paris Réservations : 01 40 05 06 96 reservation@sceneblanche.com  Read More →
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