© Simon Gosselin
ff Article de Denis Sanglard
Les suppliques ce sont ces lettres envoyées entre 1941 et 1944 par les membres de familles juives persécutées à l’administration du régime de Vichy, au Commissariat général aux questions juives (CGQJ) ou au maréchal Pétain lui-même. Exprimant leur désarroi, leur inquiétude, leur incompréhension voire leur colère, devant les lois anti-juives promulguées par le gouvernement dès 1940, qui leur interdit d’exercer leur profession, bloquent leur compte en banque, autorisent la spoliation et la vente de leur bien, limite leur liberté… Puis devant les rafles de la police française, qu’autorise la promulgation de la loi antisémite du second statut des juifs de 1941, ce sont des demandes de libération ou tout simplement la possibilité d’avoir des nouvelles de proches disparus qu’ils ignoraient être parti en camps d’extermination. Avant de les y rejoindre pour y être à leur tour assassinés.
De ces milliers de lettres, comme autant de témoignages intimes d’une période sombre de l’Histoire et vécue dans la chair même de ces victimes dont peu survécurent à leur persécution, déportées et assassinées, le Birgit ensemble (Julie Bertin et Jade Herbulot) en a sélectionné six. Signées Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacelenbogen, Charlotte Lewin, ces lettre sont lues intégralement ou par fragments. Ce fut pour le Birgit Ensemble le point de départ d’une enquête sur les traces de ces disparus dont deux ont survécu, Charlotte Lewin, qui témoignât plus tard dans les écoles, et Leon Kacelenbogen. Photos, cartes d’identité, archives préfectorales… jusqu’aux réponses de l’administration pour chaque supplique. Pour que ces noms ne soient pas que des noms mais acquièrent devant nous une vérité tangible, une empreinte pérenne.
De ces documents forcément lacunaires ajoutés aux suppliques le Birgit Ensemble fait œuvre de fiction, 6 tableaux comblant les manques, ce qui restera et ne peut rester que mystère, retraçant l’instant de bascule qui précède et provoque l’écriture des suppliques témoignant de leur tragédie. Partant des lettres et des recherches engagées pour retracer l’histoire de chacun des protagonistes, chaque comédien témoigne de son rapport singulier voire intime aux archives dont ils ont eu accès avant d’incarner leurs auteurs. Entre chaque tableau et pour faire liaison sont égrainés les lois anti-juive, de plus en plus répressives. Tentative donc de reconstitution de moments intimes, de vies soudain bouleversées, entre stupeur et abattement et dont la supplique adressée à leur bourreau reste le mince espoir pour répondre à leur inquiétude et la catastrophe qui les emporte. Lettres rarement restées sans réponses témoignant de la violence et de l’inhumanité administrative et de ses serviteurs zélés au sein du CGQJ, tout entier dévoués à la persécution des juifs. L’auteur d’une de ces lettres, retrouvé, est un parfait rouage de cette politique antisémite, militant actif engagé par le sinistre Louis Darquier de Pellepoix imposé par les allemands à la tête du CGQJ. On songe, devant l’inaction volontaire de ces employés administratifs à la phrase cinglante de Hannah Arendt lors du procès Eichmann « Plus on est loin du pouvoir, plus on est coupable ». A travers ces suppliques c’est aussi leur procès qui est fait.
La mise en scène, sobre et classique, réaliste, ne bouleverse pas les codes de la représentation, l’important demeurant le propos, la parole rendue aux victimes dont elle se fait l’écho. A qui la proximité créée avec le public, petite salle et bi-frontalité, offrent encore plus d’acuité. Ils sont quatre acteurs, d’âges différents, de générations différentes, d’une grande justesse et ne cherchant nullement l’effet mais d’être au plus près d’une vérité qui, on le perçoit, les bouleverse tout autant que leur personnage. Sans doute que ce travail d’archive, tout comme les suppliques, « souvenir fragile en forme de tombeau », dont ils lisent les fac-similés, scrutant jusqu’à l’écriture appliquée, donnent un poids supplémentaire à leur incarnation sensible. Par eux, ces documents précieux d’une tragédie ont de nouveau un visage, une histoire et sortent du néant dans lequel la barbarie nazi et le régime de Vichy les a jeté… Conscients également, par ce travail de docu-fiction de faire acte d’un devoir de mémoire toujours indispensable et toujours à recommencer. Pour que l’on n’ose pas affirmer que le Maréchal Pétain a sauvé les juifs. « (…) s’ils ont survécu, c’est en dépit de celui-ci » (Jacques Semelin in Public Senat, 08/09/23). Preuve en est cette création.
© Simon Gosselin
Les Suppliques, conception, écriture et mise en scène Julie Bertin et Jade Herbulot (Le Birgit Ensemble)
D’après les lettre de Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacelenbogen, Charlotte Lewin
Avec : Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Gilles Privat
Et les voix de : Bénédicte Cerutti, Éric Charon
Conseil historique : Laurent Jolly
Généalogiste : Aude Vassalo
Collaboration chorégraphique : Thierry Thieû Niang
Scénographie : James Brandily
Lumière : Jérémie Papin
Son : Lucas Lelièvre
Costumes : Pauline Kieffer
Assistanat à la sénographie : Auriane Lespagnol
Assistant à la lumière : Théo Le Menthéour
Assistant aux costumes : Constant Chiassai-pOlin
Constructeur du décor : Anthony Nicolas
Régie générale, plateau, son : Marco Benigno
Régie lumière : Théo Le Menthéour
Jusqu’au 17 décembre 2023 à 20h
Samedi à 18h, dimanche à 15h30
Relâche le mardi
TGP
59 bd Jules Guesde
93200 Saint Denis
Réservation : 01 48 13 70 00
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