© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Il y avait la terre de Pina Bausch et son Sacre du Printemps. Il y aura désormais celle de Milo Rau et son Antigone en Amazonie. Dans les deux cas, bien que travaillant sur des matériaux dramaturgiques et à des formes artistiques très éloignés, le même bouleversement est prégnant. Une tectonique des plaques émotive. L’affleurement violent de l’humain comme un labour. Pour cette Antigone in the Amazon, la terre n’est pas juste un décor, ni un piédestal, elle est d’abord terre, elle est elle-même. C’est par son affirmation tautologique ainsi répandue sur cette scène devenant sol, glèbe, que le théâtre de Milo Rau cultive ici sa puissance : cette terre qui est à la fois celle refusée à Polynice, frère défunt d’Antigone, laissé sans sépulture, et celle confisquée au fil des siècles par les riches familles patriciennes du Brésil égrenant colonisation, esclavage, dictature, et réduisant à la portion congrue celle laissée à l’immense majorité qui forme ce pays. Cette Antigone a cela de particulier qu’elle est une coproduction du NTGent dirigé par Milo Rau et du Mouvement Brésilien des Paysans Sans-Terre (MST), elle est née d’une rencontre, et cela n’est pas anodin, suite à la présentation à Sao Paulo de la pièce La Reprise, Histoire(s) du théâtre (1), qui abordait avec force l’histoire vraie d’un assassinat homophobe. Les deux projets ont en commun le meurtre, fait politique et fait de société. En 1996, lors d’une marche organisée par le MST sur l’axe autoroutier traversant l’Amazonie, la police intervient et massacre 19 personnes, plusieurs étant tuées à bout portant, en blessent de nombreux autres. Déni de justice, confrontation des logiques de dominations capitalistiques, prédatrices, à celle de la collectivité solidaire et de la défense environnementale : la pièce de Sophocle prend racine dans cette histoire contemporaine de la catastrophe et de la lutte militante. Elle semble faite du même bois : tout résonne puissamment et douloureusement entre la tragédie de Sophocle et le combat du Mouvement des Paysans Sans-Terre. Le travail de vidéo et son entrelacement dans une mise en scène la conjuguant au temps réel du plateau, (ce dont Milo Rau est virtuose : revoir le précédent Everywoman, ou encore Oreste à Mossoul), devient enjeu éthique et politique. Tout comme la question de l’incarnation par l’acteur. Antigone in the Amazon se fait le lieu d’une interrogation de l’œuvre sur elle-même, non pas comme un repli sur soi-même, mais bien un déplacement et une ouverture du théâtre au monde et au vivant à l’instar du voyage de l’équipe artistique dans la forêt amazonienne à la rencontre d’un village de natifs. La beauté déchirante de cette Antigone vient de ce qu’elle offre et donne sa figure, ses accents aux défunts de l’histoire des luttes humaines, et de cette histoire brésilienne en particulier. Le théâtre et le cinéma apparaissent pour ce qu’ils sont fondamentalement : l’indispensable simulacre pour les vivants honorant la mémoire des disparus et de leurs luttes. Ce n’est pas à une énième Antigone à quoi nous assistons mais bien à l’expression d’un combat inégal mais digne et tenace, promis à l’échec peut-être, pour un monde meilleur, pour un commun qui est un bien, et cela dans le reflet du miroir brisé du théâtre antique. La tragédie grecque est un rehaut, un filtre comme l’on pourrait dire en photographie, contrastant et magnifiant la geste de résistance en geste héroïque. La charge policière filmée par Milo Rau produit sa charge émotive portant l’écume du spectacle au plus profond des cœurs. L’activiste est un acteur de tragédie car il manie aussi les outils du sens par les actes seuls. Quand tout s’acharne à effacer les traces du massacre passé ou à cacher les signes de la catastrophe climatique et environnementale, le Mouvement des Paysans Sans-Terre comme une Antigone moderne porte sa lutte avec le capitalisme au-devant d’un monde qui lui va à sa perte. Antigone in the Amazon fait œuvre de catharsis, c’est certain, et c’est presque au dépourvu que l’on se retrouve submergé d’émotions violentes et inattendues, comme si cette œuvre avait su trouver la forme pour donner un sens et un contenant à notre profond désespoir, indicible, inexprimable, sentiment tragique et diffus face au désastre devant lequel nous nous sentons démunis et responsables à la fois. Être l’assassin de son propre fils, à l’instar de Créon précipitant sa famille dans la tragédie, c’est cette vérité qu’il faut entendre. La vérité d’une époque égoïste qui lègue la destruction à sa progéniture.
© Christophe Raynaud de Lage
Antigone in the Amazon, conception et mise en scène de Milo Rau
Coproduction : NTGent et Mouvement brésilien des paysans sans-terre
Avec : Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie et en vidéo : Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le choeur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST)
Dramaturgie : Giacomo Bisordi
Co-dramaturgie : Martha Kiss Perrone
Collaboration à la dramaturgie : Kaatje De Geest, Douglas Estevam
Scénographie : Anton Lukas
Costumes : Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas
Lumière : Dennis Diels
Musique : Pablo Casella, Elia Rédiger
Vidéo : Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten
Assistanat à la mise en scène : Katelijne Laevens
Traduction : Carolina Bufolin
Direction technique : Oliver Houttekiet
Régie plateau : Marijn Vlaeminck
Technique : Brecht Beuselinck, Dimitri Devos, Stavros Otis Tarlizos
Équipe d’assistantes : Carolina Bufolin, Zacharoula Kasaraki, Lotte Mellaerts
Durée : 1 h 45
Du 6 au 9 décembre 2023 à 19 h sauf samedi 18 h
Grande Halle de la Villette
211 Av. Jean Jaurès
75019 Paris
Tél : +33 (0)1 40 03 75 75
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