Critiques // « Ubu roi », mise en scène Jean-Pierre Vincent à la Comédie-Française (reprise)

« Ubu roi », mise en scène Jean-Pierre Vincent à la Comédie-Française (reprise)

Juin 09, 2011 | Aucun commentaire sur « Ubu roi », mise en scène Jean-Pierre Vincent à la Comédie-Française (reprise)

Critique de Pauline Decobert

Incitation à l’imagination

Il aura fallu attendre 113 ans pour qu’Ubu roi entre enfin au répertoire de la Comédie-Française (en 2009)… Effectivement, lors de sa première représentation en 1896 au Nouveau Théâtre à Paris, l’œuvre a créé le scandale et son auteur, Alfred Jarry, a été conspué. Il faut dire qu’Alfred Jarry venait d’inventer un nouveau théâtre reconnu désormais comme précurseur de l’absurde, où se mêlent le terrible et le grotesque. Mais ce qui est extraordinaire dans l’œuvre de Jarry (rappelons que le personnage du père Ubu est au centre d’un cycle composé de plusieurs pièces comme Ubu enchaîné, Ubu cocu…) c’est l’appel à l’imagination du spectateur (force fondamentale du théâtre, souvent étouffée par les « effets » techniques de mises en scène au budget vorace). C’est un simple écriteau qui indique le décor, un seul acteur pour tout un peuple ou toute une armée…etc. La puissance créatrice de Jarry nous pousse à dépoussiérer la notre et à la (re)mettre en marche. C’est la force d’un œil enfantin, nouveau, étonné, cruel et sans pitié qui brouille le réel avec le fictif.

© Brigitte Enguérand

Mère Ubu prend le pouvoir !

L’histoire d’Ubu roi, qui parodie clairement Macbeth et l’œuvre de Shakespeare en général, est celle d’un être gras et lâche et méchant poussé par sa femme, la mère Ubu, à tuer le roi Venceslas pour prendre sa place sur le trône de  la Pologne (ou de « nulle part »). Ainsi, avec l’aide du capitaine Bordure, la famille est exterminée, à l’exception du fils Bougrelas. Débutera alors un règne de terreur sans queue ni tête, auxquelles des guerres elles-mêmes sans queue ni tête pourraient bien mettre fin, si Bougrelas parvient à sortir de son trou pour reprendre son trône. On peut vraiment louer Jean-Pierre Vincent pour avoir fait le choix du respect de la pièce en ce qui concerne les chansons, les personnages, et la place de Jarry puisqu’il avait introduit lui-même cette pièce en 1896.

C’est Christian Gonon qui joue le rôle de l’annonceur entre chaque acte, et que l’on peut donc se permettre d’assimiler à l’auteur en personne. Subtilement, il participe à la farce, il est inclus dans la pièce tout en ayant une attitude accusatrice (une scène où il décrit de façon effroyable sa peur et son dégoût de la laideur d’une tête de cheval est même ajoutée). Anne Kessler est absolument géniale, dans une version de la mère Ubu entre une Cruella d’Enfer et une fille de bordel : échevelée, une maigreur à hurler en totale opposition/complémentarité du père Ubu, des poches sous les yeux, étriquée dans un ensemble rouge vif vulgaire à fausse fourrure.

© Brigitte Enguérand

Anne Kessler est la perle du spectacle, elle dégage une énorme présence sur scène, endossant avec aisance toutes les tribulations de son personnage, baladé de la gloire à la détresse de celle qui a tout gagné puis tout perdu (c’est aussi une tragédie). Bien que Serge Bagdassarian soit lui aussi impressionnant dans son rôle, on regrette que le père Ubu, anti-héros délirant, soit limité par le metteur en scène : il est gros oui mais pas si monstrueux que ça, cocasse parfois, ridicule souvent, sa colère a beau prendre des disproportions sans bornes quant à ses conséquences (massacre des paysans, des nobles, des magistrats, des responsables de la finance…etc.) elle n’en ressemble pas moins à un fétu de paille. Bien sûr le père Ubu est lâche, et il ne fait pas peur, mais il est surtout caricaturé à outrance (ce qui manque un peu ici).

Doit-on y sentir la crainte d’en faire trop ? La foule des seconds rôles est interprétée avec toute la vigueur imaginable par seulement une dizaine d’acteurs. On a surtout remarqué Stéphane Varupenne (Ladislas, le Peuple, Giron) dont le jeu emprunte son inspiration et son humour à l’actualité toute proche de nous, ce qui rend la pièce plus acide. Alain Lenglet, excellent roi Venceslas, s’amuse en vieux beau trop digne et quelque peu ivrogne (on pense à une sorte de De Villepin sur le déclin). On éclate souvent d’un rire bien gras, et ce aussi grâce à Nâzim Boudjenah, Gilles David, Nicolas Lormeau et Pierre Louis-Calixte (qui semblent tout droit sortis du Parrain de Coppola, personnages exagérés à souhait). On regrette tout de même que le magnifique décor de Jean-Paul Chambas soit si peu justifié. Cette énorme potence menaçant Ubu comme une épée de Damoclès morbide, ne sert finalement à rien. Les costumes manquent parfois de simplicité ou sont trop illustratifs. Le défi d’une pièce comme Ubu roi consiste aussi dans le fait que les acteurs doivent être le seul moteur du spectacle, et que les choses ne soient jamais que ce qu’on veut qu’elles soient (accessoires de l’action sinon entraves à l’imagination si elles n’ont pas de fonction). Malgré cette réserve, c’est un immense spectacle de joie et d’horreur que nous offre la Comédie-Française.

Ubu Roi
– Reprise –
De : Alfred Jarry
Avec : Martine Chevallier, Anne Kessler, Alain Lenglet, Christian Blanc, Christian Gonon, Nicolas Lormeau, Clément Hervieu-Léger, Grégory Gadebois, Pierre Louis-Calixte, Serge Bagdassarian, Stéphane Varupenne, Adrien Gamba-Gontard, Gilles David, Nâzim Boudjenah
Mise en scène : Jean-Pierre Vincent
Assistant à la mise en scène : Frédérique Plain
Dramaturgie : Bernard Chartreux
Décors : Jean-Paul Chambas
Costumes : Patrice Cauchetier
Lumières : Alain Poisson
Musique : Pascal Sangla
Son : Benjamin Furbacco
Réglages des combats : Bernard Chabin
Maquillages: Suzanne Pisteur

Jusqu’au 15 juillet 2011

Comédie-Française
Place Colette, 75001 Paris
www.comedie-francaise.fr


Voir aussi :
L’article de Bettina Jacquemin

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