Paroles d'Auteurs // « Loin derrière les collines » d’Eugène Durif

« Loin derrière les collines » d’Eugène Durif

Mar 14, 2010 | Aucun commentaire sur « Loin derrière les collines » d’Eugène Durif

Lecture de Plume

Par une nuit d’été dans les collines des Langhe, des rencontres se nouent. Le réel point d’intersection de ces parcours est la place du village, où Matteo, de retour dans sa bourgade natale, interroge un présent pétri d’ombres et des douleurs du passé. Il souhaite enfin s’enraciner là, mais réalise les difficultés de son projet dans une terre qui a poursuivi son histoire sans lui. Ce texte d’Eugène Durif expose  l’homme, en son individualité et en son appartenance à un groupe, dans toute sa fragilité. C’est une quête ontologique qui, posant, entre autres, la question d’un possible retour aux origines, invite surtout à un retour sur soi en lien avec l’opacité des relations à l’événementiel.

L’invisible convoqué

La dramaturgie est ici sériée par des titres nous plongeant d’emblée dans le mystère: « -I-Dans la nuit des bois -II-Les vivants et les morts -III –La place fantôme ». Chacun de ces actes comporte des scènes aux intitulés suggestifs, principalement de l’ordre du visuel ou du sonore. Et en effet l’auteur nous convie à une représentation du réel par touches sensorielles. L’audition y tient une place de choix. Les personnages rapportent sur le fait ce qu’ils croient entendre (voix, musique, craquements, pas…) et nous parvenons à sentir leur souffle et leur rythme. Cette distanciation du tangible place le lecteur au même endroit et au même moment que les protagonistes, accusant l’appréhension des découvertes. Ce procédé d’ identification est aussi le prétexte à convoquer l’invisible et à accentuer l’effroi, redoublé par le pressenti fertilisant le non vu. On a peur de se retrouver face à ce soldat volontairement enfui dans les bois, dont on ne sait s’il est mort ou vif, ou face à la Masca, prostituée zoophile, dont on ne sait si elle existe vraiment, n’appartient qu’à l’imaginaire collectif ou est l’allégorie des traumatismes de l’enfance, bref face à un spectre s’ affichant avec sa rumeur inquiétante. Et ce bruissant cheminement nocturne nous prépare à  affronter un « revenant ». Il s’agit d’un être de chair, Matteo, qui revient pour de vrai au bercail pour tenter de saisir ce qui l’en a fait partir et retrouver ce qui le retenait. L’une et l’autre causes touchent au visible comme à l’invisible, à cette croisée de la scène intime et de celle de l’Histoire. Les révélations auront la dureté du crime et la délicatesse de l’abandon. L’auteur fera feu de tout détail, à commencer par celui d’envisager des voyelles différentes pour les vivants et les morts, en toute logique italienne le « o » (Matteo, Nino, Pietro) pour les hommes, le « a » (Maria, Antonia, Gelsomina, Francesca) pour les femmes. Ainsi on comprend que le « i » est la voyelle du mort, car seuls deux personnages la portent « Isabelle », l’amour platonique et disparu (peut-être une délatrice « enterrée avec tous ses secrets » ?) de Matteo, et Luigi, le déserteur qui ne surgit qu’en « soldat mort » bien que pas tout à fait parti « là-bas » devant sa Francesca. Puis, entre délicatesse et crime, la tension, née encore de l’invisible et nourrissant le visible…

Haute tension

L’invisible s’exprime donc aussi par l’intermède des dieux, Apollon et Dionysos, qui ne sont rien l’un sans l’autre, qui sont, paroles de Muse, la tension elle-même et « condamnés à n’en faire qu’un ». De cet intermède se dégagent en filigrane les drames/trames de la tension divine et de la bâtardise. On reprochera à Matteo son absence durant la guerre et sa naissance obscure. Matteo qui voulait les tuer tous, pendant son enfance en souffrance, songeait tout d’abord à revenir au village dans la même intention d’en finir avec eux. Toutes sortes de tension, primaire et haute, humaine ou animale (les vipères luttent à l’image des dieux) s’emparent du village, d’où bon nombre d’anacoluthes employés par l’auteur quand deux réels se télescopent, comme par exemple la différence de sort entre les enfants du village et Matteo le petit bâtard, privé de manège. L’attitude du forain, en présence de la mère des autres enfants que lui, attise sa jalousie : « Les femmes qui lui plaisaient, il se débrouillait pour que le gamin ait le pompon et fasse plusieurs tours… ». Pendant ce temps, lui, le gamin, livré à sa solitude marginale, ne rêve que de vengeance. Or, quand il revient, après la guerre, sur cette place qualifiée par l’auteur de « fantôme » en raison du bannissement des divertissements, il constate que la fête est perdue pour tout le monde et que son ressentiment s’estompe. La tension majeure réside dans l’amer constat de  l’avant et l’après des collines. Si la colline fut un refuge, comment vivre dans un monde dont on se sent exclu ? Si la colline fut une douleur, un ennui, une prison comment s’y établir et s’en rétablir ? Pour Matteo les deux questions se court-circuitent (« j’aurais voulu m’éloigner de moi ») et font jaillir les fêlures de l’être.

Les fêlures du visible

C’est que tout est bouleversé. L’ « agora » du village est « morte » depuis les exactions des fascistes sur dénonciation, l’intime de chacun a été bafoué. Là, où l’Histoire est passée, la vie s’est figée. Et l’on fait comprendre à Matteo qu’il est pour toujours une figure de l’ailleurs, par sa naissance comme par son absence durant la guerre. Il n’a pas participé de la cohésion du village et le manège de la vie a continué de tourner sans lui. Maria lui donnera quelques clefs pour se ressaisir et s’ancrer. Ne pas ressasser le passé, certes, mais ne plus jamais laisser filer ni le temps, ni les lieux, ni les engagements, ni les amours. La pièce ne se termine pas sans une approche de l’avenir. Il sera appel de la ville pour certains, comme la jeune Antonia, ou accouchement pour d’autres, comme Francesca qui porte l’enfant du soldat mort et, quête de soi pour tous ceux qui voient loin derrière les collines. Une réflexion dense sur le sens de la présence au monde.  Loin derrière les collines va être créée à Turin (Teatro Astra) en mai 2010 par Pietra Selva, avec une distribution franco-italienne et jouée la saison prochaine au théâtre de la Passerelle à Gap.

Ce texte est suivi dans le même ouvrage de L’Arbre de Jonas.

Loin Derrière les Collines
De Eugène Durif

Actes Sud-papiers
18 rue Séguier, 75006 Paris

www.actes-sud.fr

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