ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Une ânesse, deux poules, un clown et pour geste, la chanson de Roland. Celui de Roncevaux, le cou éclaté d’avoir tant soufflé en vain dans son olifant (à ne pas confondre avec un éléphant, ça ne trompe vraiment pas pareil). Gramblanc, l’avatar de Jean Lambert-wild, clown blanc, ne joue pas le preux chevalier, ni son fidèle compagnon, le sage Olivier. Il est Turold, le vieil écuyer du neveu de Charlemagne, qui nous conte aujourd’hui la chanson de Roland, la sienne, celle des jongleurs, troubadours et trouvères qui sans doute lui chuchotèrent à l’oreille cette version contemporaine, follement furieuse, haute en couleur, arrachée enfin des éditions universitaires et scolaires absconses, érudites et calcifiées, pour retrouver avec bonheur son souffle épique, son oralité à en perdre haleine et sa poésie étincelante et débridée à nulle autre pareille. Héritier donc de ces bateleurs de foires et de cours, le clown Gramblanc s’empare de ce récit à sa manière unique, cette liberté absolue et frondeuse, qui n’empêche nullement une fidélité pour ne pas dire un respect du texte, modernisé avec éclat mais jamais trahi, respectant même avec raison la cadence unique du vers, le décasyllabe médiéval et sa vélocité. Cette épopée dont il n’est donné ici qu’une partie sur les trois qu’elle contient, la bataille de Roncevaux donc, retrouve ici ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être depuis le XIème siècle, son côté festif, exemplaire et joyeusement populaire, qui n’est pas ici un gros mot, offert à tous. Et avec trois fois rien fait de bric et de broc, une ménagerie insolite et cocasse et l’âme du cirque fermement chevillée dans son éternel pyjama, Gramblanc nous transporte d’un coup d’un seul en 778, dans ce col de montagne qui vit Roland prendre sévèrement la pâtée par ces fielleux de Vascons. Et de ce récit troué de quelques incises évoquant le quotidien du vieil écuyer atrabilaire Turold à la barbe aussi fleurie que Charles Le Magne, on ne s’étonne vraiment de rien, pris que nous sommes dans les rets d’un clown pour qui les mots sont des lanternes magiques ouvrant sur un monde disparu. Ni d’un voyage dans la lune, instant merveilleusement suspendu d’un songe prophétique, où parlent les poules et poussent « les fruits de l’arbre de conscience dont le suc rend la raison à ceux qui l’ont perdu. » Qu’une ânesse non battée, quelque peu rétive, puisse jouer le roi Marsile, où même avec brio la mort de Roland, ne surprend guère ici. Chipie de Brocéliande, puisque tel est son nom, mériterait à elle seule un Molière, après tout d’autres ânes plus cabotins l’ont bien obtenu… Suzon et Paulette, les deux poules, ne sont pas en reste, loin d’être de simples figurantes, elles participent à cette épopée avec une impassible rigueur et un sang-froid à toute épreuve. Pas plus choquées que ça non plus d’entendre la recette de l’omelette catalane au boudin dont elles fournirent sans barguigner la matière première. Gramblanc encore une fois fait montre d’une imagination féconde, d’une impertinence malicieuse et d’un humour acide et ravageur. Sans jamais se départir de l’élégance racé des clowns-blancs. Surtout, formidable conteur, il joue des mots et de la voix comme un vrai bateleur et sur le plateau quasi-vide où trône un vieux fauteuil, la féroce et sanglante bataille de Roncevaux fait bientôt rage, cliquettent les armes, craquent les os, meurent les héros. Le théâtre est soudain là, qui vibre et tonne formidablement, dans ce haut verbe, cette langue poétique en diable qui râpe et crochète les consciences et qui dans sa scansion singulière tambourine et imprime son rythme de bataille échevelée et bientôt perdue. Harnaché de fortune, vieux casque de pompier sur la tête, armé d’un simple bâton pour épée, Turold se métamorphose, il est soudain par son récit, par cette geste flamboyante dont il est le récitant tout entier habité, le preux Roland et le sage Olivier. La mort de ces deux-là, Gramblanc n’en fait pas un morceau de bravoure, de cabotin, mais une tragédie brutale et sèche tout entière contenue dans le verbe. Simplement porté par celui-ci, jamais il ne rajoute ni ne retranche, et l’émotion brute, car émotion il y a qui sourd sans crier gare et ne vous lâche plus, vient de là, de ce verbe et de sa violente et puissante charge poétique, portés si haut, à son incandescence par ce clown blanc, gonfalonier d’une épopée littéraire où jamais langue déclarée morte ou comme telle ne parait par son heureuse adaptation aussi vivante. Et puis, le théâtre restant toujours la conscience vive du monde, la dernière image, cette parade funèbre qui n’en finit pas de tourner, soudain nous ramène avec brutalité dans une réalité contemporaine, Kiev, Marioupol… « La guerre est une folie, ceux qui la font deviendront fous. »
La chanson de Roland, spectacle de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, Marc Goldberg
Traduction, adaptation et écriture Marc Goldberg, Jean-Lambert wild, Catherine Lefeuvre
Avec Jean Lambert-wild, Aimée Lambert-wild accompagnée de l’ânesse Chipie de Brocéliande, Vincent Desprez et ses poules Suzon et Paulette
Création sonore : Bernard Amaudruz
Scénographie : Jean Lambert-wild
Lumières : Renaud Lagier
Costumes : Annick Serret-Amirat, Simon Roland
Maquillage, habillage : Christine Ducouret
Régie générale : Vincent Desprez
Régie son : Maël Baudet
Régie lumière : Nicolas Martin-Prevel
Décor : Alain Pinochet – Atelier du Théâtre de l’Union
Dessins, peintures : Daniel Roussel
Régie : Laurent Cupif, Wilhelm Garcia-Messant
Du 2 au 19 juin 2022
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche 16 h
Durée 1 h
La Tempête
Cartoucherie de Vincennes
Route du champ de manœuvre
75012 Paris
Réservation 01 43 28 36 36
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