© Marwan Belaid
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Prenons Enfance par sa fin : « Quand je regarde ce qui s’offre à moi maintenant, je vois comme un énorme espace très encombré, bien éclairé… ». Si je cite l’avant dernière phrase du livre de Nathalie Sarraute, c’est qu’elle me semble particulièrement rendre compte, par sa dévolution à la perception visuelle, de la mise en scène de Tristan Le Doze et de l’interprétation des deux actrices qui composent ce spectacle vu à la Manufacture des Abbesses. Car dans ce travail de remémoration qu’effectue l’écrivaine, qui est tout sauf autobiographique, il s’agit de regarder au plus près en soi, de traquer avec le faisceau de la conscience tel un rayon de lumière ou un regard aiguisé, ces sensations, ces impressions sensorielles, résiduelles, survivantes, qui donnent leur chair et leurs nerfs à certains souvenirs. Il y a bien sûr un abus de langage de la part de Nathalie Sarraute, la mémoire ne pouvant se confondre avec la vision. Mais c’est justement cet abus qui fait toute la richesse et l’intérêt de l’écriture, tout comme ces tentatives sans cesse renouvelées de cerner l’indiscernable, d’user des mots pour atteindre ce qui, en soi-même, n’a pas encore été réduit en mots (je pourrais dire en miettes), ce qui a gardé cette qualité vacillante, fragile, flottante, bref : vivante. L’écrivaine a cette honnêteté rare qui lui donne cette précision et cette acuité : choisir les mots justes, juste les mots, qui sauraient conserver cette qualité de vie.
Il en est de même pour ce très beau travail où l’écriture au plateau, avec finesse et subtilité, est aussi claire que l’écriture de Nathalie Sarraute. Le petit théâtre de l’auteur faisant se succéder les scènes primitives de l’enfance où la peur de l’abandon se reflète dans la crainte de ne pas être aimé, la mise en jeu réflexive par une écriture dialoguée où surgissent tour à tour la voix de la conscience, celle de la mère, celle du père, celle de la belle-mère, tout cela trouve sa juste place sur scène, traçant telle une géométrie analytique des lignes de regards, lignes de fuite ou de rencontre, qui sont comme l’explicitation dans la matière du visible de ce qui faisait métaphore ou abus dans le langage, sans jamais se réduire à des images ou tomber dans l’anecdotique. Les deux actrices, les deux chaises disposées comme autant de schémas relationnels – côte à côte, face à face, de quinconce, opèrent comme les révélateurs d’une psyché complexe, archaïque, et produisent une grande lisibilité sans amoindrir la profondeur et l’énigme de vie que contient toute parole. Il faut voir comme le regard de Marie-Madeleine Burguet se pose sur et comme à travers Anne Plumet. Il y a littéralement du surmoi dans ce coup de projecteur d’une actrice sur l’autre. Ces regards, aimants, bienveillants, doutant, questionnant, lointains, comme autant de pistes pour nous guider dans la remémoration que Nathalie Sarraute met en œuvre. Ce qui l’agit et l’agite. Sur cette petite scène encadrée de pendrillons de velours noir, chaque position de l’une par rapport à l’autre déplie le sens du texte, lui donne sa couleur, et réactive au présent son écriture même. La scène devient cet espace liminal où affleurent certains souvenirs comme des écueils dans le lit d’une rivière sur lesquels une vie d’adulte peut s’échouer. Anne Plumet est ce flux de parole, comme un courant infinitésimal, et infiniment précieux pour cela même, tout en nuance, frétillement, émerveillement, gravité légère, tristesse passagère… tout cela s’écoule par la voix, et transparaît dans le regard qui nous porte avec délicatesse, surprise aussi, vers cette enfance, sans jamais singer l’enfant mais en donnant sa liberté à celui qui vit dans chacun de nous.
Les deux actrices sont magnifiques de justesse, dans ce théâtre miniature et infini qu’ouvre la parole de Sarraute. Intériorités parfaitement placées qui jamais ne perdent de vue l’écriture, son phrasé, son architecture, son organicité.
Par son économie pauvre et essentielle, Enfance nous ramène, sans jeu de mots, à cette enfance de l’art, ce jardin secret où les regards enluminent et illuminent les paroles de celles et ceux qui retournent sur leur pas. De les y voir ainsi, sans âge, mon cœur se troubla.
© Marwan Belaid
Enfance, de Nathalie Sarraute
Mise en scène : Tristan Le Doze
Interprétation : Marie Madeleine Burguet, Anne Plumet
Lumières : Christophe Grelié
Scénographie : Morgane Le Doze
Durée 1 h 10
Du 16 février au 26 février 2022 à 19 h les mercredis, jeudis, vendredis et samedis
Du 2 mars au 11 mai 2022 à 19 h les mercredis
La Manufacture des Abbesses
7 rue Véron 75018 Paris
Tél : 01 42 33 42 03
https://www.manufacturedesabbesses.com
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