© Jean-Louis Fernandez
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Dévaler la pente d’une rue, comme si l’on poursuivait son corps entraîné par la gravité du temps. C’est probablement la sensation que j’ai ressenti à la fin du confinement lorsque pour apprécier physiquement la fin de certaines restrictions je partis des Lilas jusqu’au centre de Paris en dévalant notamment la rue de Belleville. C’est aussi cette rue que descend à pied le premier narrateur de Bandes en l’an 79 du calendrier républicain tout juste rétabli par la Commune de Paris. Il serait pertinent de nommer l’acteur qui porte ce récit : Thomas Mardell, tant sa parole semble éclore dans l’ici et le maintenant du plateau, en parfaite continuité du précédent et premier spectacle du collectif Animal Architecte, Durée d’exposition. Le trouble est flagrant devant cette subtile grâce à faire ramifier et affleurer dans l’instant présent un temps que l’on croyait perdu : par une étrange porosité entre deux époques pourtant disjointes, comme chez Modiano, Thomas Mardell fait surgir un attroupement, des gens qui se passent des pavés, qui construisent une barricade. Comme une évidence à faire, à laquelle se rallier sans même avoir à y réfléchir. Nous y sommes : dans cet imaginaire si bien décrit par Kristin Ross : cette Commune de Paris, qui brille comme un phare dans l’étoilement des amitiés à travers les âges. C’est de cette lumière et de cette liberté de vivre et construire ensemble que cherche à s’éclairer Bandes.
De 1871, passons à 1978, et de Paris à San Francisco : le temps quand on l’aperçoit rétrospectivement est affaire de couches, de bandes, se superposant les unes aux autres. Ici le dernier concert des Sex Pistols. Une journaliste en est la messagère, notant ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, d’un moment qui ne ressemblera à aucun autre. Comme le jeune homme de la Commune. Comme cet autre garçon à venir se remémorant son premier émoi, et son premier baiser une nuit avec un autre garçon. Et l’on pense ici, comme un raccourci absolu, à La naissance de la tragédie de Maxime Curvers où le théâtre s’effectuait dans toute sa puissance comme le messager et le témoin de temps révolus, de corps disparus. Que le théâtre, c’est peut-être avant tout cela une façon de faire dans le présent sa place au passé, de ne pas le regarder avec des yeux morts. C’est ici que Bandes se fera le plus lyrique, le plus près de l’indicible et qu’il nous parlera le plus surement.
Car Bandes est construit en deux parties. Avec un interlude musical qui est d’une majestueuse simplicité, d’une espièglerie folle. La « Chanson de la fourrière » sera couronnée, n’en doutons pas, par l’Académie Charles Cros ! Chapeau bas à l’artiste !
Après avoir construit un dispositif de l’ordre de l’immersion sensible, Bandes entame une deuxième partie, intitulée Mémoires, au sens de recueil de souvenirs choisis, et migre vers un mode beaucoup plus spectaculaire en se proposant de rejouer en les pastichant plusieurs moments de la télévision ou de la radio des années 70 et 80 : du chanteur des Sex Pistols après la séparation du groupe, à Gil Joseph Wolman (membre fondateur de l’International Situationniste, puis exclu par Debord), jusqu’à Godard et Anna Karina chez Ardisson. Dans l’esthétique du spectacle en cours, c’est comme si l’on avait changé de terrain de jeu, comme s’il s’agissait d’un désaccordage, pour essaimer de nouvelles formes. C’est audacieux, périlleux et c’est en particulier magique avec Gil Joseph Wolman tant cette parole est une surprise et un pavé dans la mare ou dans la gueule des institutions culturelles. Le culot magistral d’un regard éclairé. On regrettera toutefois dans cette deuxième partie les scènes de groupe intercalées et introduisant ces interviews, scènes trop « utilitaires » pour ne pas être en force.
Au sortir de ce grand voyage, Bandes n’en demeure pas moins une captivante et intrigante expérience, tel un regard dans le rétroviseur peuplant une rue déserte de gestes et d’existences qu’on avait cru révolus.
Bandes, très librement inspiré de Lipstick traces : une histoire secrète du XXe siècle de Greil Marcus (avec la complicité des éditions Allia)
Conception, écriture et mise en scène Camille Dagen, en binôme avec Emma Depoid, scénographe
Dramaturgie : Mathieu Garling
Assistanat à la mise en scène : en tournée Lucile Delzenne
Régie générale et régie plateau : Edith Biscaro
Création lumière : Sébastien Lemarchand
Compositeur : Kaspar Tainturier-Fink
Création vidéo : Germain Fourvel
Création costumes : Emma Depoid
Régie lumière : Nina Tanne
Régie son : Félix Philippe
Régie vidéo : Emma Depoid
Avec Théo Chédeville, Hélène Morelli, Roman Kané, Thomas Mardell, Nina Villanova (exceptionnellement remplacée par Camille Dagen à Aubervilliers)
Durée : 2 h 50
Du 17 au 21 novembre 2021
La Commune – CDN Aubervilliers
2 rue Edouard Poisson
93300 Aubervilliers
Tél : +33(0)1 48 33 16 16
www.lacommune-aubervilliers.fr
Tournée :
Théâtre Olympia – CDN (Tours) : du 01 au 04 décembre 2021
Le Gallia – Théâtre de Saintes (Saintes) : le 07 décembre 2021
Points Communs, Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise, avec le Festival d’Automne à Paris (Cergy-Pontoise) : du 09 au 11 décembre 2021
Le Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne : du 11 au 13 janvier 2022
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