À l'affiche, Critiques // Une minute de danse par jour, une performance au quotidien de Nadia Vadori-Gauthier. Mille et une danses, solo de Nadia-Vadori Gauthier, Parce que nos os brillent, de Nadia Vadori-Gauthier, Isabelle Dutoit et Benoist Lachambre aux Ateliers de Paris CDC Caroline Carlson

Une minute de danse par jour, une performance au quotidien de Nadia Vadori-Gauthier. Mille et une danses, solo de Nadia-Vadori Gauthier, Parce que nos os brillent, de Nadia Vadori-Gauthier, Isabelle Dutoit et Benoist Lachambre aux Ateliers de Paris CDC Caroline Carlson

Oct 19, 2017 | Commentaires fermés sur Une minute de danse par jour, une performance au quotidien de Nadia Vadori-Gauthier. Mille et une danses, solo de Nadia-Vadori Gauthier, Parce que nos os brillent, de Nadia Vadori-Gauthier, Isabelle Dutoit et Benoist Lachambre aux Ateliers de Paris CDC Caroline Carlson

© Nadia Vadori-Gauthier

ƒƒƒ article de Jean Hostache

Suite aux attaques terroristes contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la performeuse et chorégraphe Nadia Vadori-Gauthier, atteinte et choquée comme le plus grand nombre, imagine « un acte de résistance poétique » contre la barbarie : danser une minute par jour.  Sa première réaction le soir des évènements tragiques où elle conçoit spontanément son projet, était de questionner sa capacité d’action face à un certain état du monde et la manière dont elle pouvait s’engager. Sa réponse sera de proposer de « petites choses », déclare-t-elle modestement, en activant « une minute de poésie en acte dans les interstices du quotidien ». On comprend sa volonté militante et engagée de micro-performance au sein du réel à travers ce proverbe chinois et cette phrase de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, suivant systématiquement les vidéos de danse qu’elle poste sur diverses plateformes internet chaque jour voilà maintenant deux ans : « Goutte à goutte l’eau finit par transpercer la pierre », « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas dansé au moins une fois ». Ce projet inédit compte aujourd’hui plus de mille vidéos de danses en ligne, que la performeuse continuait jour par jour d’alimenter, sans décors, sans fard et sans représentation si ce n’est le réel et le quotidien. Ce dernier mardi 10 octobre, c’était la mille et unième danse qu’elle postait. Un chiffre symbolique qui, comme la princesse Shahrazade, annonçait la fin potentielle de cette aventure poétique gigantesque, où l’on prend conscience de l’immensité de cette œuvre-fleuve, extrême et unique en son genre, et qui tend à se confondre avec la vie même de la performeuse. A cette occasion, Nadia Vadori-Gauthier propose une soirée d’exception retraçant la mémoire de ces Mille et une danses. Nous y sommes allés et nous l’avons rencontré.

C’est dans les couleurs automnales du parc de la Cartoucherie que nous sommes allés célébrer avec émotion l’odyssée, le marathon chargé d’une mémoire palpable, que sont les Mille et une danses. Un solo sublime, aux saveurs aussi diverses qu’il y avait de jours et de saisons dans la longue fresque des minutes dansées. La joyeuse fête s’ouvre sur la performeuse face à nous qui nous regarde. Elle ne fait rien. Elle nous offre son regard, l’état qui est le sien, sans intention ni volonté si ce n’est le partage et la sensation perçante d’être puissamment là, ici et maintenant, vivant, avec nous. Au lointain, sur un mur en arrière scène, est projeté cette phrase qui raisonne dans nos esprits comme un glas – quand on la relie inéluctablement à la situation actuelle de notre monde contemporain et plus particulièrement aux agissements barbares des actes terroristes qui fut la motivation première de la performeuse à entrer dans la valse de ces minutes – « Qu’est-ce que je peux faire à part rien ? ». A cette question nous-nous voyons nous même, la performeuse seule en scène, et le monde sans réponse. A cette question nous assistons à une œuvre poétique, un projet unique, y répondant à son échelle. C’est bien sa manière à elle d’ébranler et de bouleverser le monde, dans les rapports les plus figés et trop souvent violents qu’il habite, par l’immersion et la prolifération poétique de la danse. Pour revenir à ce proverbe chinois, proposant à merveille une définition métaphorique de son projet, la pierre devient la violence de notre monde et les gouttes d’eau ces petites danses qui cherchent l’érosion et aussi à traverser cette rigidité. C’est d’ailleurs tout de suite qu’elle pose cette idée au plateau, en suspendant une éponge gorgée d’eau au-dessus d’une pierre, et qu’elle observe patiemment les gouttes d’eau venir s’écraser sur la roche. Une installation qui vient comme un marqueur temporel, et qui nous fait revenir à la manière d’un métronome, au rythme de l’égouttement qui ne cherche pas à se presser, à cette question militante sur la force de l’acte et de l’engagement qui nous est collectivement posée. S’en suit inévitablement le besoin et l’urgence de danser. Et c’est à travers différents fragments chorégraphiques, que nous faisons l’expérience bouleversante de mille et un paysages, de milliers d’états et de temporalités, de milliers de danses.

Pour la deuxième partie de la soirée, Nadia Vadori-Gauthier invite deux acolytes pour un trio sabrant tout académisme pour proposer une forme absolument délirante. Une improvisation chantée, dansée, bruitée qui dérange et nous laisse agréablement intranquille. Il y a autant dans le mouvement que dans la voix la recherche d’une manière qui gratte et qui percute. Des qualités de présences surprenantes, qui convoquent des forces abyssales, dionysiaques, animales, primaires, sans aucun filtre ou refoulement, et qui ne cessent de défaire en permanence l’image et le spectaculaire. Tous les trois improvisent des variations qui brûlent l’espace. Ils ont une écoute sensible et subtile, et tissent des relations uniques et fortes avec le spectateur. Une soirée en somme remplie de rebondissements, et qui marque l’anniversaire d’un projet magnifique qui, nous l’espérons, continuera son chemin et nous réservera d’autres surprises.

 

Mille et un jours de Nadia Vadori-Gauthier
Chorégraphie et interprétation  Nadia Vadori-Gauthier
Assistant chorégraphe  Yohan Vallée
Créateur lumière  Philippe Sazerat

Parce que nos os brillent  de Benoît Lachambre et Nadia Vadori-Gauthier
Chorégraphie et interprétation  Benoît Lachambre, Nadia Vadori-Gauthier
Voix  Isabelle Duthoit

Du 13 au 14 octobre à 20h30

Atelier de Paris Carolyn Carlson
2 route du Champ de Manœuvre
75012 Paris

Navette Cartoucherie-Vincennes
Métro Ligne 1, arrêt Château de Vincennes
Bus 112, 4e arrêt Cartoucherie depuis Château de Vincennes

Réservation au 01 417 417 07
http://atelierdeparis.org/fr

 

ENTRETIEN AVEC NADIA VADORI-GAULTHIER

Réalisé le 09/12/2016

1 .

Jean Hostache : Comment est né ton projet de danser une minute par jour ?

Nadia Vadori-Gaultier : Cela fait des années que je travaille sur la relation du corps vibratoire au milieu, sur la relation aux personnes, que je cherche des alternatives à la représentation et je travaille hors des cadres de scènes traditionnelles dans mes recherches. Quand en janvier 2015 il y a eu l’attentat de Charlie je me suis dit « Qu’est-ce que je peux faire ? », parce que je me sentais impuissante devant cet évènement et ce qu’il impliquait sur la dureté du monde. Un certain état du monde qui est en transformation. Il y a des côtés qui sont beaux, mais aussi des côtés inquiétants et je me suis dit « Tu ne peux pas faire de grandes choses face à ça, mais tu peux faire au moins de petites choses. » avec des outils qui sont les miens, c’est-à-dire la danse, la performance, la relation au milieu, aux personnes à travers la danse. J’avais en tête ce proverbe chinois : « Goutte à goutte l’eau finit par transpercer la pierre ». C’était donc le soir même du 13 janvier que j’ai élaboré le projet, et que je me suis demandé si je pouvais être « cette goutte d’eau », si je pouvais peut-être danser une minute par jour et juste activer une minute de poésie en acte dans les interstices du quotidien. Sans costume, sans décor particulier, avec ce qu’il y a, sans chercher à enjoliver mais en intensifiant l’instant comme on fait flamber une allumette, en portant l’instant à incandescence, simplement en se glissant entre deux choses, est-ce qu’il y a moyen d’activer le poétique qui est déjà là, qui est latent ou qui est présent, mais qui n’est pas forcément visible pour servir comme de révélateur ou de vecteur ? Et puis j’avais aussi cette phrase de Nietzsche entre autres, mais qui m’est venue en tête ce soir-là : « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas dansé au moins une fois ». Je me suis dit « Eh bien les jours ne seront plus perdus… ». Ça parait dérisoire, mais pour moi cet engagement est complètement radical, car cela demande d’être avec le cœur de ce qui m’anime, et permettre d’être connecté les uns aux autres, d’avoir des relations qui soient d’une autre nature que celles qui sont guidées par les représentations de masse et les cases dans lesquelles on s’inscrit sur le plan social. Comment est-ce qu’on peut être ensemble, être avec le monde, être au monde à partir de foyers vibratoires, de foyers d’affects et de sensations ? Cela demande d’activer tous les jours la plus haute intensité dont je me sens capable à un instant donné, cela dépend de mes états de corps ou de fatigue, parfois cette intensité est forte et parfois très faible, et donc même quand elle est faible il s’agit de l’activer dans les interstices de ce qui se présente. Donc c’est le soir du 13 janvier avec le déclencheur des attentats de Charlie, sur le fond de ce qu’étaient déjà ma recherche et les enjeux que je porte dans mon travail que je mène maintenant depuis plusieurs années, qu’il y a eu une connexion, et j’ai envie de dire que la minute de danse est venue à moi. Je l’ai élaborée ce soir-là, mais c’est comme si tous les ingrédients s’étaient rencontrés pour que ce soit ça ma réponse.

2 .

J H : Ce qui m’interpelle dans ton projet relève d’un paradoxe intéressant de temporalités multiples et contradictoires : « Une minute de danse », une forme courte, flash et éclair, mais qui rivalise avec « par jour » donc quotidienne et qui s’étale sur une autre forme de temporalité extrême faisant de ta vie une réelle performance. Comment mesure-tu ce décalage, qu’est-ce que cela exprime ?  Et quelle importance en termes de temps, d’énergie, et d’engagement ton projet occupe-t-il dans ta vie?

N V-G : Quand je me suis dit que je pouvais faire une minute, je pensais que ce n’était pas grand-chose et que je pouvais faire au moins ça. En fait cette minute elle est énorme. C’est-à-dire déjà de façon logistique ce qu’elle demande en termes d’organisation, de mise en ligne, on va dire que c’est un minimum de trois heures par jour. Donc en termes de temps cela occupe énormément ma vie, mais aussi en termes de focus et d’intensité. C’est-à-dire que la minute est prioritaire. Quand je suis dans mes cours je suis avec mes élèves, mais dès que je suis sortie c’est « La minute de danse » et elle occupe tous les espaces (même parfois elle se glisse dans les cours). A partir de là c’est l’unique focus, et tant qu’elle n’est pas en ligne je suis à cette minute, elle me demande, elle me requiert comme une œuvre requiert son auteur entièrement. La première année comme je n’avais plus de vie en dehors de la minute, j’essayais quand même de me ménager des espaces et c’était ingérable. C’est-à-dire à partir du moment où j’ai compris ça, je me suis dit qu’il n’y avait pas d’espace à ménager mais qu’il fallait vraiment se consacrer à cela puisque c’est ça que je fais. Donc ce que je peux te dire, c’est que ça occupe « Tout ». Cela ne m’empêche pas de vivre des choses tout au long de ce parcours, mais c’est vraiment au cœur de mon fonctionnement aujourd’hui.

3 .

J H : Et pour ce qui est de cette forme courte d’une minute comment gères-tu cette temporalité dans ta danse ?

N V-G : Une minute c’est très court et c’est très long à la fois. C’est quand on crame l’instant. Parfois je suis plus vidée en une minute qu’en une heure et demie de danse ou de performance, par exemple avec le Corps Collectif ou en studio. Si je suis à fond et que je danse une heure, je suis moins fatiguée qu’après une minute de danse. Le protocole c’est « une minute et quelque », et donc parfois j’ai à peu près le timing dans le corps et je vais faire une minute pile, ou dépasser un peu sur une minute trente, mais quand ça déborde (surtout quand je danse avec d’autres personnes) sur cinq minutes je vais devoir prendre une minute dans cette longueur-là. Mais il n’y a pas de montage, ce sera continue, et il faut juste choisir le segment. Donc oui toute vie, une minute.

4 .

J H : Une minute de danse, tu le dis, c’est danser ta vie. On trouve dans ta proposition une manière de poétiser le banal. De quelles manières et par quels procédés te sers-tu de la banalité pour en faire une action poétique ?

N V-G : En fait je ne me sers pas de la banalité. Je m’agence à elle. C’est-à-dire que je suis cette banalité même, je suis parmi et je suis au sein du banal qui me danse ou que je danse. Je ne suis pas séparée de cette matière. De cette matière même de la journée qui est faîte de toutes ces choses qui se rencontrent, de ces différentes strates matérielles ou psychiques, des sons, des passages, tout ce qui arrive dans un espace et dans le temps d’une minute, dans ces interstices que je vais vraiment habiter. Et c’est de l’ordre du merveilleux d’habiter les interstices de ce qui paraît insignifiant, pour se rendre compte qu’en fait il y a une dimension de rayonnement, de relation aux choses qui est très forte. Et c’est ça de servir comme de révélateur à la poésie qui est là. Par exemple un vieux mur tout défraîchit c’est moche, mais il peut peut-être aussi être très beau. C’est un tableau, il y a des matières à danser, des rythmes, différents matériaux, du béton, du verre ou des formes. Il y a tout ça à habiter. Et moi j’éprouve une joie secrète à m’agencer à ce qui a l’air comme ça de rien et qui en fait est un monde. C’est de l’ordre du merveilleux, mais du merveilleux réel, pas du merveilleux fictif. Il y a quelque chose de magique dans la connexion vibratoire, moléculaire à la matière et aux gens.

5 .

J H : Par rapport aux gens, parlons de la réception de ton travail qui rencontre également un paradoxe. Il y a là une réception qui peut être double. Elle peut se faire par le hasard (où un passant devient spectateur de ta performance), ou uniquement sur internet (où la médiation de l’écran et de la vidéo nous fait spectateur de ta forme). Comment te situes-tu face à ça ? La vidéo ?  Le monde d’internet ? Les réseaux sociaux ?

N V-G : J’ai envie de dire, ce n’est pas totalement vrai mais je le dis pour dire que c’est pas vrai : moins il y a de spectateurs mieux c’est. C’est arrivé parfois que des gens soient prévenus que j’allais danser et qu’ils viennent voire la minute, mais ça fausse complètement la chose, ça fait un peu « spectacle ». Ce n’est pas que je ne sois pas contente qu’il y ait des gens qui regardent, j’accueille tout le monde, mais à dire vrai ça fausse la donne. En fait c’est mieux quand personne ne le sait, et qu’il n’y a pas de spectateurs. Il y a effectivement des passants qui deviennent acteurs ou danseurs, ou juste passants. Mais quelque chose se joue qui n’est pas de l’ordre du spectaculaire ou de la représentation anticipée. Si ça devient spectaculaire c’est un cadeau ou un phénomène de l’instant, mais je ne suis pas à la recherche de ça. Effectivement il y a la moitié des danses qui sont seules, sans les gens, et d’autres qui sont avec les gens étant des passants, ou des artistes que j’ai invité à danser, ou des gens que je connais qui sont autour de moi et qui deviennent acteurs ou spectateurs de la danse et qui peuvent être inclus dedans. Tout ça pour moi est un même collectif, et parfois quand je danse seule je suis quand même tissée de toute cette collectivité, de ce rapport au monde et à la matière dont je dont je fais partie comme une espèce de collectif moléculaire. Donc je suis toujours plusieurs en fait. C’est toujours une histoire de relation au monde, à la matière, aux autres, à la nature, à des passants, à des amis ect… Il y a donc quelque chose à vivre même s’il se trouve que souvent il n’y a personne ou peu de gens. Et je me sers des outils du temps, c’est-à-dire des réseaux sociaux, qui permettent une diffusion et un partage par le plus grand nombre de ces instants, et la minute de danse peut comme cela voyager chez les uns et chez autres – même si j’étais seule avec la matière ou en discussion avec un vieux mur. C’est donc quand même partageable. Je suis vidéaste aussi depuis quelque temps – à cause de la minute de danse cela fait longtemps que je n’ai pas fait un vrai travail de texture vidéo – mais là pour la minute de danse il n’y a aucun travail vidéo, c’est vraiment le niveau le plus simple de travail vidéo. C’est juste une séquence, et c’est pour ça que je ne cède pas au spectaculaire. Je ne fais aucun effet sur mon image, je ne fais pas de montage pour garder les meilleurs moments, je ne fais pas un « best of » qui rendrait la chose plus jolie, ou plus « glamour » ou plus « funky ». C’est tel que c’est, et j’essaye de soustraire au maximum tout ce qui le rendrait trop spectaculaire. Je me sers donc de l’image pour partager la minute de danse, mais mon action principale est de défaire l’image et c’est effectivement paradoxal. C’est un côté dionysiaque dans le fait de défaire sans cesse son image et de se soustraire à la représentation, mais cela relève d’un focus principal qui fait que chaque jour je suis animée de la conviction de ce que j’ai à faire, qui fait que mon engagement est entier et radical, et qui implique tout ce que je peux mettre en œuvre non de façon frontale mais de manière poreuse dans ce qu’est la matière même de ma vie et de mon corps. Et donc ce focus dionysiaque de défaire l’image et de se soustraire à la représentation, mais d’utiliser d’autre part les attributs médiatiques et de communication d’internet et de l’image qui filme, relève d’un dialogue ou d’une pulsation entre ce qui fait image et ce qui défait l’image. Il y avait une phrase de Deleuze qui m’avait complètement marquée dans Différence et répétition : « Ce qui s’oppose à la représentation se développe solidairement avec ce qu’il combat ». Cette phrase est une des clefs de ce que je fabrique. En m’opposant à la représentation et en cherchant d’autres possibilités – car la représentation c’est la mort n’est pas ? elle est séparée de la vie, elle fige dans des modèles et des idéaux mortifères avec l’image –  je mets toute ma vie, et même temps je suis moi-même séduite par les images. C’est un paradoxe à gérer qui est très intéressant. Et quand j’ai lu cette phrase de Deleuze, je me suis dit effectivement qu’il s’agissait d’utiliser les outils du théâtre, du spectacle ou de la représentation pour défaire l’image, pour la rejouer sans cesse ou en tout cas pour la faire en la défaisant. Je fais des choix qui implique des parts informulées, des parts obscures et imparfaites, et le choix de danser avec le corps réel tous les jours, c’est-à-dire aujourd’hui par exemple fatigué et un peu malade, c’est de danser avec le rhume ou la voix que j’ai à présent, de danser avec ces états et de ne pas essayer de « se mettre bien ». Cela demande d’acter le moment, cela s’oppose à la représentation, et pourtant cela se donne à voir. C’est un intervalle assez trouble et qui demande une vigilance extrême, presque de l’ordre du guerrier. Dès qu’on n’est pas vigilant, à la moindre occasion, l’image de soi se ferme et se reforme, et tout d’un coup l’image narcissique prend le devant et fait comme une pellicule de surface qui se boursoufle dans une histoire d’égo. On a tous une part narcissique, mais dès qu’elle se referme, elle clôt l’identité. Ce n’est pas mon avocat qui me représente, c’est mon image, mon idéal…. Tout ça c’est atroce, et pour moi ça coupe de la vie. La psyché humaine est complexe et fait que nous sommes des êtres de représentation et d’image de toute évidence. Mais cette image de soi fait, à la moindre inadvertance et si on ne fait pas attention, qu’elle se reforme et nous voilà figés dans sa propre image. Même moi qui travaille uniquement à me soustraire à ça, je suis rattrapée par ce danger que je ne cesse de combattre chaque jour, à chaque seconde, comme la danse de Nataraja, je redéfais mon image et je la rejoue. Cela me fait penser, il y a aussi cette phrase de Novarina qui fait penser à la figure de Nataraja : « Tu ne danseras jamais bien si tu ne défais pas ta danse en dansant en même temps que tu la danse ». Alors il s’agit de défaire sa danse, de ne tenir à rien de ce qu’on fait pour pas que ça se fige dans la forme qui serait coupé de flux de la vie ou de la vibration des choses. Tout d’un coup je me suis dit avec la phrase de Deleuze et de Novarina, que Dionysos ce serait Appolon qui danse mais qui défait sa danse en dansant. C’est-à-dire qu’il apparaît comme image mais qu’il la défait sans cesse. Quelque part, c’est un peu cette tentative que je joue entre l’image, le produit, et les danses que je fais qui partent d’un foyer qui n’a pas d’images, d’un foyer d’inconscient et de sensations. Cela produit pourtant une image unique, que la caméra découpe sur le flux du réel, qui la filme et que je mets en ligne. Une fenêtre.

6 .

J H : Tout à l’heure tu disais, et on le voit dans les vidéos, qu’il n’y a pas de traitement de l’image. On trouve en revanche un choix notable concernant les paysages dans lesquels tu décides d’inscrire ta danse. Comment choisis-tu ces cadres, et comment influencent-ils ta danse ?

N V-G : C’est une histoire d’affect. Comme un diapason qui vibre une note, il faut que quelque chose me demande une danse ou m’appelle. Ça peut être une couleur, ça peut être une texture ou quelqu’un qui est là, quelque chose qui est en train de se passer, un son, une ambiance. Il faut que quelque chose se présente et que je puisse m’imaginer m’agencer à ça, ou en tous cas qu’il y ait une intensité suffisante pour que je puisse le faire. Et cette intensité c’est de la sensation, c’est de l’affect. Ça peut être juste quelqu’un d’assis sur une chaise, ça peut être la lumière du jour, une action que quelqu’un est en train de faire. Tout d’un coup ça va rentrer en résonance avec la possibilité d’une danse. Et encore cela dépend de l’état réel. Il y arrive que quelque chose se présente et qui serait super à danser, je le vois passer comme on regarderait passer un paysage sur une vitre de train, je le vois passer et je ne peux pas y aller parce que ça ne correspond pas l’état qu’il faudrait avoir pour entrer dans ce genre de danse. Et donc je les laisse passer. Il y a des jours vraiment où ça se présente tout seul, et il y a des jours où ça ne se présente pas vraiment et il faut que je sois à l’affût. Comme un animal je suis aux aguets, j’attends et je cherche la danse.

7 .

J H : Tu penses à la question de la mémoire du spectateur quant aux minutes de danse ?

N V-G : Non, mais j’ai pensé à la question de la mémoire car ça fait partie des propositions que j’ai cette année avec Paris Réseau-Danse. J’ai vu, quand j’ai fait le diaporama des danses, que j’ai la mémoire de chacune de ces danses – des mémoires différentes, des mémoires somatiques, kinesthésiques, des mémoires affectives, la mémoire de l’ambiance ou des circonstances – cette mémoire est peut-être partiellement trouée ou imparfaite, mais elle est active et il suffit que je voie les danses pour que je me rappelle instantanément. Cela n’est jamais arrivé dans ma vie, je n’ai jamais eu une photo tous les jours de ma vie qui défile par ordre chronologique, donc là c’est la première fois que je vis ça. Je suis étonné d’ailleurs quand je les vois défilées car il y a des danses que je pensais plus avant et qui viennent plus après. Ma mémoire somatique n’est pas la même que ma mémoire réelle, mais je vois que j’ai une mémoire de tout ça. Aussi quand j’avais fait des projections en janvier, les spectateurs qui étaient venus voir ça – et comme nous avions vécus les évènements collectivement à Paris qui pour certains étaient vraiment très durs – eh bien tous les gens avaient des mémoires des jours de ceux qui passaient à l’écran et qui me racontaient leurs histoires. Il y avait donc la mémoire des gens, ma mémoire, mais aussi notre mémoire collective qui s’entrelaçaient. Comme l’archive d’une époque vu au travers d’un regard singulier. J’ai déjà fait aux archives Nationales mon jeu de cartes – (elle sort de son sac et me montre ses cartes d’une minute de danse) – où les gens piochent une carte et je danse ma mémoire de ce jour-là. Ce sont des cartes-mémoires et quand je les vois et bien je sais ce que j’ai fait le 11 janvier 2016 et je sais ce que j’ai fait le 23 janvier 2016 ect… Dès que je vois ça, j’ai tout qui revient. C’est comme un cristal de temps qui, quand je le vois, réactive toute ma mémoire corporelle. Ce que j’avais donc fait aux archives Nationales c’est que j’avais enregistré dans une liste de lecture tous les sons de toutes les danses, et que si par exemple quelqu’un pioche 14 mars 2016 je la lance sur mon téléphone avec le micro et il y a le son du jour. Je danse alors en relation aux gens qui sont là avec ma mémoire de ce jour-là, en leur disant par exemple « on est dans un amphithéâtre, il se passe ça ect… », je parle en même temps que je danse et je raconte. Du coup cela m’a donné envie de développer cette expérience et je présenterai en mars au Regard du Cygne « Mémoires croisées », où des gens du public vont donner des dates importantes pour eux ces trois dernières années – par exemple tel jour il m’est arrivé ça, et c’est pour moi un jour important qui m’a marqué – on montrera alors la photo du jour (car chaque jour est dansé), et moi je vais croiser ce jour-là avec ce que viens de dire le spectateur, et après on projettera la danse. Donc on va faire comme cela plusieurs mémoires croisées entre les spectateurs et moi.

J H : Là du coup on rentre dans le cadre d’un dialogue direct avec le spectateur…

N V-G : Oui. On rentre dans un partage de mémoires, dans un entrelacs de mémoires. Et finalement ce que je vais danser c’est la réinvention de mémoires à partir de mes propres sources et des sources des spectateurs, et je vais danser une mémoire rêvée mais réelle et inventée de cet entrelacs. Et en octobre au CDC Atelier de Paris Caroline Carlson il y aura un grand week-end pour « les mille et une danses pour les mille et un jours d’une époque », où là je fais un solo qui s’appelle « mémoire dansée des mille et un derniers jours ». Donc tu vois le thème de la mémoire est présent, mais ça je ne l’ai pas anticipé. Je n’aurais jamais dit qu’en tant qu’artiste je travaillerais sur la mémoire, ça ne me saurait jamais venu à l’esprit, ce n’étais pas du tout mon sujet… C’est parce que j’ai maintenant et aujourd’hui, qu’il y a forcément une mémoire. Et ce n’est pas que la mienne, c’est celle de notre époque vue à travers mon prisme, c’est aussi celle des autres que j’ai croisé pendant la minute et qu’ils ont vu.

8 .

J H : Tout à l’heure tu parlais du temps chez Deleuze. Qu’aurais-tu à dire en rapport avec les minutes de danse ?

N V-G : Un des sujets qui m’a beaucoup intéressé quand je travaillais ma thèse c’est les trois synthèses de Deleuze avec le présent, le passé et le futur. Ça c’est quelque chose qui m’habite énormément dans la minute de danse, car je suis vraiment en train d’acter et de combiner ces trois synthèses du temps de façon complètement consciente, en tous cas dans l’intention, et aussi de façon inconsciente dans tous ce qui pourra s’en échapper. La première synthèse c’est celle du présent : chaque battement de seconde c’est « maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant… ». Et ça Deleuze le connecte au galop du cheval. Il scande ses sabots en galopant et c’est « maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant… ». Le galop du cheval c’est ce battement du présent, c’est la danse de Nataraja, qui s’actualise et cogne sans cesse la matière (elle frappe une pulsation sur la table). Donc la minute de danse chaque jour, avec mes sabots je bats le présent de ma minute dans un présent instantané. La deuxième synthèse de temps c’est le passé ou la mémoire de Bergson qui consiste en ce schéma (elle dessine sur un bout de papier) : c’est « matière et mémoire », tu as un cône de mémoire qui rencontre le plan de matière, le pic du cône c’est la pointe du présent et le cycle sensorimoteur le corps en rapport avec le plan de la matière, et tout le reste du cône c’est la mémoire de tout ce qu’on a vécu, elle va plus ou moins loin dans le cône, et selon les charges d’affect il y a des évènements lointains ou non dans la mémoire. Et pour moi ce cône est un peu comme une machine à coudre qui va piquer dans le tissu du réel. A chaque fois par sa perception directe et ses actions, cela va convoquer des bobines de mémoire et tout d’un coup, comme la madeleine de Proust, il y a des choses qu’on va aller chercher et réactualiser au présent. Et donc la matière et la mémoire se rencontrent dans le tissu du présent. Ce cône de mémoire, l’image que Deleuze donne de ça, c’est l’oiseau. Des nappes de temps, des nappes de passé qui ne s’actualisent pas, qui sont tout le virtuel de ce qu’on a vécu et qui comme un oiseau quelque part plane dans le virtuel, tout d’un coup peut être rappelé par le galop du cheval et piquer pour s’insérer dans le présent. On a comme un souvenir qui planait je ne sais où et qui tout d’un coup vient se joindre au cheval pour s’actualiser dans l’action présente. Il s’agit donc de travailler comme ça avec du virtuel et de la mémoire, mais qui peut être rappelé dans le présent réel (comme en l’occurrence avec mon jeu de carte). Il y a donc ce travail avec le temps, et la troisième synthèse c’est le futur, et pour Bergson c’est le cône qui se met à tourner sur sa pointe. Et Deleuze parle de ça comme de l’éternel retour qu’il y a aussi chez Nietzsche, qui se répète sans cesse dans la différence. Ce qui se répète c’est toujours nouveau et le cône penche sur sa pointe et coule vers le futur. On va se situer à la jonction du passé qui devient du futur et du futur qui devient du passé. Il y a cet éternel retour qui est un cercle centrifuge, qui fait qu’on va vers l’avenir en générant une puissance d’oubli. C’est comme le lancer de dés. C’est-à-dire comment on va investir une puissance d’incertitude et d’oubli pour devenir autre chose que soi-même et permettre le nouveau ?  Donc il y avait déjà le cheval et l’oiseau dans les deux synthèses de temps, et moi je les ai associés pour faire un cheval-oiseau devenant une espèce de Pégase. Pégase qui est aussi dans la mythologie l’éclair ou l’évènement, le porteur de foudre, et donc celui qui fait évènement. Il est né des eaux et du sang de Méduse, et c’est cet animal qui a des sabots et des ailes, qui scande le présent et se connecte au virtuel et à la mémoire, et qui galope tout en se dérobant dans le futur. Quelque part pour moi c’est ça : avec les trois synthèses de temps je me demande comment avoir des sabots et des ailes, comment se connecter à la matière maintenant et en même temps voyager ailleurs vers un passé illimité et en même temps avec une puissance d’oubli. Et que tout ça soit catalyser pour engendrer un devenir. Comme l’image de Nataraja qui est de l’ordre de la création et de la destruction permanente, à l’éternel retour de la différence. Ce qui se répète c’est que c’est toujours nouveau et différent. L’éternel retour c’est aussi Dionysos, et Nataraja c’est aussi Dionysos, c’est aussi le maître du temps et de l’éternel retour, de la différence et de la « création nouvelle ». Tout cela m’inspire beaucoup dans la répétition de mes minutes de danse qui sont toujours une répétition, mais toujours différente. Qui chaque jour sont scandées et partent au loin dans le cône de mémoire et qui bascule vers un futur que je ne sais pas d’avance.

9 .

J H : Et quelle position politique prend-tu en choisissant de danser une minute par jour ?

N V-G : C’est absolument politique, dans la façon d’être ensemble et d’être avec le monde. Ce n’est pas de la politique au sens des partis, je ne prends pas position face à un parti même si j’ai mes préférences. Mais c’est vraiment une question d’investir le politique comme mode d’être ensemble et pour moi selon des modes de sensibilité, d’affect, de rapports horizontaux qui sont un partage de sensibilités, un partage de nos parts informulées et non pas de ce qui nous définit (notre âge, notre sexe, notre métier, notre rang social, notre appartenance à tel cercle ou secteur) qui sont des modes de fonctionnement sociaux. Là il s’agit de trouver la connexion à partir de ce qui ne nous définit pas. C’est le cas de nos parts de rêves, nos parts informulées, nos parts qui sont en devenir et ce qui ne sont pas encore achevées en nous, tout ça et se connecter collectivement sur ces modes c’est proposer un autre monde. Et donc ça c’est de la résistance au jour le jour, et c’est complètement politique car ça investit les espaces publics, parce que ça tisse un corps réel avec des gens réels dans les espaces de la ville, dans les espaces personnels ou autres, au jour le jour de cette matière. Je ne suis pas la première à danser dans les espaces publics, loin de là, car depuis la fin des années cinquante Anna Halprin a commencée à faire ça, puis d’autre ensuite comme Trisha Brown ou les danseurs de butô avec la nature et les environnements, il y a beaucoup de danseurs et cela fait partie de l’histoire de la performance. Mais j’ai l’impression, je ne sais pas dans quelle mesure, que depuis que je fais ça et que je poste tous les jours une danse dans un endroit différent, avec tous ces lieux, et bien je vois fleurir sur le web des tas de gens qui danse dans tous ces espaces plus qu’avant. Et je me dis peut-être que quelque part la minute de danse y est pour quelque chose. C’est-à-dire qu’elle banalise, qu’elle rend complètement évident le fait qu’on peut danser absolument n’importe où. Je vois chez mes élèves qu’il y a une transmission directe dont je suis très contente, mais je le constate aussi chez des gens que je ne connais pas, qui sont disons nulle part reliés par rapport à moi, c’est-à-dire qu’on a des connaissances intercalées qui sont des amis d’amis, mais la minute de danse peut arriver jusqu’à eux et je vois que de ces personnes fleurissent des propositions pour lesquelles la minute de danse pourrait être pour quelque chose de façon comme « homéopathique ». A partir du moment où c’est dans l’air ambiant cela rend cette possibilité active. Un effet viral de cette possibilité de danser. Je me dis donc qu’il y a quelque chose qui œuvre comme ça, du moins je l’espère.

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J H : Souvent tu décides de d’entrer en connexion avec des gens lors de tes danses, peux-tu nous parler de ces relations que tu établis ? Les envisages-tu réellement comme une simple matière ou paysage ?

N V-G : En fait oui. C’est juste qu’il y a plusieurs couches qui se superposent. Bien sûr que je suis au courant que je suis dans la ville de Paris avec des gens, un homme ou une femme, qu’il soit vieux ou jeune ect… Que c’est une certaine personne. J’ai évidemment ma grille de lecture sociale animée en permanence pourrait-on dire. Mais ce n’est pas de là que je pars. Je pars vraiment d’une dimension vibratoire moléculaire comme pour la matière. Je m’agence à une personne comme à un arbre ou comme à de la pierre, puisque j’investis le vide et les particules et que je pars de cette dimension vibratoire moléculaire. C’est donc ça qui me permet d’aller au contact de gens vers qui moi, dans mon fonctionnement social quotidien, je n’irai pas. Je voulais en fait aussi déplacer les lignes avec la minute de danse et les cases, mais au final elle déplace également mes propres lignes et mes propres cases et m’emmène à être en contact avec des gens et des personnes sur ce mode que je n’aurais jamais rencontré sans la minute de danse. Et finalement elle me révèle mes propres a priori que je ne veux pas avoir, mais donc d’un coup je me rends compte que je les avais puisque je n’allais pas au contact et je vois que tout ça me déplace. Donc oui c’est moléculaire, cellulaire, vibratoire et ça ne s’arrête pas aux formes closes et identitaires, car sinon je n’irais pas car je suis quelqu’un de très réservée. Or s’il s’agit de soi ou de « comment on va y aller ? », c’est impossible à faire. Je ne vais pas bouger sur la table de quelqu’un qui est en train de lire, ce serait surréaliste dans la vie normale, je ne ferai pas ça. Je n’ai pas du tout envie de me « donner en spectacle » ou « d’emmerder » les gens, ce n’est pas du tout quelque chose que ferrais, mais si je suis sur ce mode vibratoire et de connexion il n’y a pas ce genre de limites. Donc bien sûr, je dois bien cramer quelque-chose pour y aller et activer quelque-chose, parce que la couche sociale des identités et des situations reste quand même présente même si elle n’est pas la plus active, mais il faut quand même la dépasser, la laisser derrière, marcher dessus pour passer ailleurs. Il ne s’agit ni de moi, ni des autres. C’est pour ça aussi qu’en général les gens sont très sympas, ou alors ils sont surpris ou alors ils ne savent pas trop. Mais des gens hostiles c’est très rare que j’en ai (ou alors ils sont un peu énervés), mais quand ça arrive je ne le prends jamais pour moi, je suis même solidaire d’eux parce que c’est lié, c’est une même matière dans la strate où je suis quand ça se passe.

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J H : Dans ton projet il est question autant de vidéo que de danse. Comme le photographe tu saisis l’instant, le moment opportun pour qu’advienne la danse. Il y a là un double aspect de la vidéo qui saisit le moment présent, mais aussi la danse et ta pratique somatique qui joue aussi avec ce facteur. Comment gères-tu cette double donnée ?

N V-G : Oui il y a effectivement deux modes d’enregistrement simultanés : la mémoire somatique, mon corps qui enregistre toutes les données à partir de tous les organes des sens d’un point de vue multiple et mouvant, et puis le point de vue unique et toujours plan fixe qui va découper une fenêtre sur le flux du réel pour dire que « c’est ça la minute de danse », alors que c’était tout autre chose. Il se trouve que c’est pratique. On m’a souvent proposé de faire des mouvements de caméra, mais à partir de là je ne pourrai plus être seule et il faudrait qu’il y ait un caméraman et c’est déjà autre chose, mais j’aime beaucoup la simplicité et la modestie du dispositif et du cadre fixe qui est presque la seule chose stable dans tout l’ensemble. Et effectivement c’est par cette petite fenêtre que les gens ont accès à la minute. Pour ma part je ne peux pas danser si je n’ai pas mon cadre, car quand je danse je sais qu’il y a la caméra et donc les gens, ce n’est pas le public mais le cadre c’est aussi le lien aux autres. Je danse pour aussi pour partager cet instant. Donc il y a quand même, non pas le rapport à la caméra, mais à la fenêtre. Quel est l’espace disponible pour pouvoir danser ? Il faut donc mon cadre pour y aller, car c’est comme s’il délimitait un plateau ou un territoire dans le flux sur lequel je peux œuvrer pendant une minute. Donc non je ne veux pas de caméra mouvante, non je ne veux pas que quelqu’un me filme, je veux que la caméra soit fixe. C’est comme si c’était quelque chose de stable dans tout ce jeu de dés et de hasard perpétuel. Les dés sont systématiquement rejetés chaque jour, mais la caméra est comme un invariable qui sera posté. Il y a la mémoire numérique partielle et au cadre fixe, et ma mémoire somatique qui est tout le contraire, et entre deux un monde. Et je pense que parce que le cadre est fixe, le hors champs est très présent. On entend ce qui se passe, parfois si ça bougeait on verrait plein de choses, mais là comme on a pas accès au hors champs par l’image et qu’on l’entend souvent, vu qu’il se passe des choses derrière, eh bien finalement cela fait exister tout ce qu’il y a autour et qu’on ne verrait pas que si la caméra bougerait. Il y a comme ça toute la part non montrée qui à mon avis est très active par ce procédé.

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J H : Aurais-tu un mot à ajouter qui te tiendrait à cœur ?

N V-G : Une phrase de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ça veut dire que le hasard se rejoue entièrement à chaque coup de dés, donc chaque jour je lance les dés et je roule au milieu.

 

 

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