À l'affiche, Critiques // Le testament de Marie, de Colm Toibin, mise en scène de Deborah Warner, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Le testament de Marie, de Colm Toibin, mise en scène de Deborah Warner, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Mai 10, 2017 | Commentaires fermés sur Le testament de Marie, de Colm Toibin, mise en scène de Deborah Warner, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Ruth Walz

L’évangile de Marie… Marie en exil, réfugiée à Ephèse, se souvient. Celle à qui les disciples de son fils, ce fils dont elle ne peut dans sa douleur prononcer le nom, ont confisqué la parole pour préserver le souvenir de leur prophète, bâtissant le mythe au nom du salut de l’humanité, dit sa vérité. La vérité d’une mère en deuil se refusant à être manipulée, refusant de participer au mensonge d’une histoire dont elle fut malgré elle le témoin lucide et impuissant. « Je me souviens de tout. Mon corps est fait de souvenirs autant que de sang et d’os. » Ces mots à elle, son histoire, et celle de son fils, ne sont pas ceux qu’ils aimeraient entendre. Des miracles réalisés par son fils, la résurrection de Lazare ou l’eau changé en vin aux noces de Cana, elle n’est sûre de rien. « Les gens ont besoin de croire. » De la crucifixion, elle n’était pas au pied de la croix, elle était dans la foule, anonyme, elle a fui devant l’atroce l’agonie. De son fils, elle dit qu’il fut sans doute lui aussi manipulé en ces temps de troubles, prédicateur se prêtant au jeu, très vite dépassé, entouré de désaxés. « Le Testament de Marie » c’est la parole retrouvée de celle qui, devenue une icône, est à peine évoquée dans les évangiles, mais dont le mythe et la dévotion afférente trouvent mystérieusement leur source dans le silence et l’absence. Un pouvoir diffus dont le christianisme s’empare, la déclarant Mère de Dieu (concile d’Ephèse en 431) et proclamant le dogme de l’Immaculée Conception en 1854. Et c’est dans ce silence que s’engouffre l’auteur du « Testament de Marie ». Colm Toibin débarrasse Marie de cette gangue idolâtre, de son histoire officielle et religieuse. De la création d’une icône il ne retient rien, seulement que le sentiment d’une falsification dont Marie se refuse à être la dupe et contre laquelle elle lutte. C’est une femme à nue, à vif, seule devant la souffrance, la perte d’un fils et d’une histoire dont elle fut le témoin impuissant. Son incompréhension et sa lucidité devant un fait qui emporte les hommes, devant une époque en mutation dont ils sont les victimes. C’est un texte profane. En porte à faux avec les évangiles apocryphes. C’est d’une vie banale et ordinaire qui un jour dérape dont il est question, une relation entre une mère et un fils, du sentiment d’abandon, du mensonge. Ce qui frappe, c’est la colère qui en émane, le sentiment d’injustice, le désespoir. Et l’amour impuissant envers un fils qu’elle abandonne. Une immense douleur qui ne cautérise pas. Marie, c’est Dominique Blanc. Mater dolorosa profane, d’une profondeur, d’une humanité bouleversante. Toujours dans la mesure, jamais dans la démonstration théâtrale en force malgré des éclats qui ne pourraient être étouffés. Femme affairée, fébrile, manipulant sans repos bassines et cruches, s’occupant les mains, plus Marthe que Marie, épuisant son corps, pour évacuer le trop-plein de souffrance, pour ne rien lâcher, pour ne pas céder. Etre vivante, debout et témoigner. Une tension palpable et souterraine qui sourd et alimente un jeu d’une grande subtilité, d’une grande profondeur. Et cette parole qui mord, qui fuse, dans l’urgence d’une vérité qui défie le mensonge et l’Histoire. Dominique Blanc s’empare du texte qu’elle fait sien, qui lui colle au corps tant il semble entravé aussi par ce qui énoncé, comme un fardeau trop lourd et dont il faut se délester. Dominique Blanc ne la joue pas vierge consacrée, image saint sulpicienne, sans tâche et sans péché. Marie fume, Marie hurle, Marie pleure, Marie renverse la table, Marie enrage. Et Dominique Blanc nous bouleverse par son approche terriblement humaine, sans fard, dont la portée très vite devient universelle. S’il est un poids que porte avec Dominique Blanc Marie c’est bien ce poids-là, d’humanité tragique, aux résonances profondes et dramatiques, le sentiment de la perte irréparable et incompréhensible. Deborah Warner accompagne pas à pas son actrice dans ce chemin de croix iconoclaste dont la conclusion vous gifle comme une révélation lapidaire « Cela n’en valait pas la peine. » Deborah Warner signe une mise en scène se jouant de l’iconographie traditionnelle qu’elle détourne avec humour. Transformant le plateau en chapelle votive, enchâssant Dominique Blanc en vierge iconique, invitant même les spectateurs à déambuler dans cet espace de prière, avant de tout évacuer comme on se débarrasse d’un folklore encombrant, pour revenir aux origines, au présent du texte, au plateau nu, à quelques chaises, une table, des bassines et les instruments du supplice pour mémoire. Ces instruments de la Passion qui retrouvent ici, avec beaucoup d’humour, leur usage domestique premier. L’éponge nettoie la table, le marteau est un instrument d’autodéfense, le manteau devient un peignoir… Deborah Warner désacralise sans état d’âme ce qui de loin ou de près participe de la fabrication de l’Histoire officielle, affirme le profane, se concentre sur la parole de Marie. C’est le récit d’une femme, d’un deuil, d’un exil. Une femme qui sort de l’ombre et prend soudain un relief inattendu par cette douleur qui la traverse. Et c’est cela qui est mis en scène avec un juste dépouillement qui n’est pas austérité. Et ça, cette fable, ce stabat mater, c’est aussi l’histoire contemporaine qui se rappelle à vous sans crier gare.

 

Le testament de Marie de Colm Toibin
mise en scène de Deborah Warner
avec Dominique Blanc, de la Comédie Française
traduction française Anna Gibson
scénographie originale Tom Pye
Collaboration à la scénographie Justin Nardella
Lumière Jean Kalman
Costumes Chloé Obolensky
musique, son Mel Mercier
Assistante à la mise en scène Alison Hornus
réalisation des coiffures Pascal Ferrero
coproduction Comédie Française / Théâtre de l’Europe

du 5 mai au 3 juin 2017
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h

Théâtre de l’Odéon
place de l’Odéon
75006 Paris
réservations Comédie Française 01 44 58 15 14
www.comedie-francaise.fr
réservations Théâtre de l’Odéon 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

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