ƒ article d’Anna Grahm
© Stéphane Trapier
Sur le plateau, un long rectangle de bois clair, des cubes de toutes tailles disposés tout autour et deux chaises de fer blanc qui se font face de chaque côté du dispositif. Tout est net, propre, carré. Tout respire l’ordre et la mesure, sauf peut-être ce magnétophone rouge hors d’âge abandonné dans un coin. Et comme les fils entortillés du vieil appareil, les deux personnages qui entrent, frétillent mal à l’aise. Laissant le public pendant quelques minutes déchiffrer lui-même le langage non verbal d’une femme intimidée. Laisser du temps, de l’air, rassurer. Près d’elle, l’homme attend. Il a l’habitude, il connaît son job, s’il veut boucler cette interview, il doit se montrer patient. Bienveillant. Conciliant.
A l’heure de la confusion médiatique le metteur en scène Nicolas Truong revient sur quelques entretiens célèbres qui ont marqué nos mémoires et sur ceux de gens plus ordinaires qui ont influencé l’information. Il décortique le travail de ces traqueurs de paroles, truqueurs ou accoucheurs, qui ont tendu leur micro à leurs contemporains. Comment se fabrique les enquêtes, comment se tissent les subjectivités, comment se font et se défont les opinions, comment elles se fondent pour n’en faire qu’une. Trouver les bonnes questions, les bons ‘clients’, y a-t-il des ‘casting’, des mauvaises réponses.
Nicolas Bouchaud et Judith Henry sont désarmants de sincérité, charmants et délicieux. Il y a entre eux une connivence amusée à laquelle nous adhérons sans réserve. Mais n’est-ce pas là un piège qu’on nous tend ? Cette légèreté assumée, cette douce assurance n’est-elle pas la cause de notre surdité ? Les voilà en mouvement, bondissant dans la salle, prêts à interroger le tout venant, pressés et empêtrés dans leurs fils, râlant entre eux, coupant à tout bout de champ l’interlocuteur qui s’apprêtait à leur répondre. Maitriser son impatience, les problèmes techniques, les interpellations intempestives, choisir le meilleur matériel, le bon angle d’attaque, apprendre à se faire tout petit, éviter d’attaquer de front, être en empathie.
Les deux acteurs traversent les situations, restent toujours un poil décalés, interrogent la façon d’accueillir la parole, comment elle arrive et est reçue, comment elle se donne et s’abandonne, pourquoi et avec qui. Ils campent des personnalités disparues qui savaient se tenir en embuscade et se permettaient d’ironiser. En ce temps-là les intellectuels pouvaient se moquer d’eux-mêmes car les conseillers en communication étaient au biberon.
Ils reviennent sur le travail de fourmi de ceux qui fouillent leurs sujets dans un souci de vérité, celui de Florence Aubenas, Jean Hatzfeld, Claudine Nougaret et Raymond Depardon. Grâce à leur réflexion, leur obstination, leurs tâtonnements, affleurent les manquements et les rigidités d’aujourd’hui. On s’intéresse au bruit mais quand est-il de la place du silence ? Pourtant ces images pendues comme du linge à sécher nous parlent tout de suite et les grosses ficelles maladroites comme la perruque éponge sonne immédiatement faux. Et il y a dans ces interviews mythiques ce petit gout de madeleine que l’on reconnaît dès les premières répliques. Est-ce qu’on écoute davantage avec nos yeux ? Avec le filtre savant de nos mémoires ?
Ces explorateurs de la parole invisible laissent flotter de multiples interrogations. Pas sur que la liberté de ton de Vincent Lindon soit livrée avec l’objectivité qu’il faudrait. Pas sur que l’anonyme trop instruit ou trop inculte échappe à la censure. Pas sur que la confiance bâtie pour attirer la confidence soit toujours authentique.
Certes quelques une de ces rencontres ont laissé des traces encore toutes fraiches dans la mémoire collective, mais demain. Comment franchir ce mur de sons, le courant rapide et continuel de l’information. Comment éviter le formatage des écoles de journalisme, le zapping et la course au sensationnel.
Le spectacle de Nicolas Truong livre l’expérience du questionneur, montre le pas à pas du dire mais on ne peut s’empêcher de se demander si des esprits aventuriers pourront encore longtemps s’affranchir du contrôle tout azimut qui lisse, relègue, et noie toute expression singulière.
Interview
Conception et mise en scène de Nicolas Truong
Collaboration artistique de Nicolas Bouchaud et Judith Henry
Scénographie et costumes d’Elise Capdenat
Assistante à la scénographie : Alix Boillot
Dramaturgie : Thomas Pondevie
Lumière : Philippe Berthomé et Ronan Cahoreau-GallierAvec Judith Henry et Nicolas Bouchaud
Du 21 février au 12 mars 2017
A 21 h
Dimanche 15 h30
Relâche les lundi, les 23 et 24 févrierAu théâtre du Rond Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt 75008 Paris
Réservations 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr
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