Critiques // Ce qui n’a pas lieu, conception, chorégraphie, texte et interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, au théâtre de la Bastille — collaboration Atelier de Paris

Ce qui n’a pas lieu, conception, chorégraphie, texte et interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, au théâtre de la Bastille — collaboration Atelier de Paris

Mar 10, 2020 | Commentaires fermés sur Ce qui n’a pas lieu, conception, chorégraphie, texte et interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, au théâtre de la Bastille — collaboration Atelier de Paris

 

 

© Filipe Ferreira

 

ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou

« Danser / aller voir/ parler de Ce qui n’a pas lieu »… voilà en soi une appétissante impossibilité langagière et une gageure logique pour le spectacle vivant, qui ne déçoit pas ! Oui, un titre génial emprunté au poète brésilien Manoel De Barros, dont les deux chorégraphes poursuivent avec inventivité et sensibilité la visée : donner corps aux choses qui n’arrivent pas. Le vide serait le point de départ et la toile de fond du spectacle — à l’image du fond noir de la toile de la scénographie et du mur de briques qui s’avère en trompe-l’œil. Le vide, c’est la difficulté à dire et à se parler mais c’est aussi l’ouverture d’une troisième dimension, une profondeur qui permet de s’échapper de la dualité. Ce qui n’a pas lieu travaille tant sur ce qui est fait, acté et vu que ce qui est là sans l’être, visualisé par reconstitution mentale, par l’action de la mémoire ou de l’association inconsciente. C’est aussi ça ce qui n’a pas lieu : ce mirage cognitif que vous avez cru voir, qui a eu lieu sans avoir lieu, sinon ailleurs, déplacé. Sofia et Vítor par leurs corps et leurs voix hypnotiques nous délogent de l’espace de la cohérence pour nous installer dans celui du doute, de l’entre-deux, du possiblement raté, du presque, du comme si, de la perte de la parole devant la beauté ou devant l’indiscernable.

Ça commence insensiblement depuis l’immobilité par une discrète pulsation dans les corps, puis par les sons vocaux émis par Sofia Dias, proches du beatboxing, qui se densifient au fur et à mesure faisant apparaître une boucle de chanson pop trouée et imitant à la perfection le son d’un disque qui saute. La chorégraphie embraye avec un type de gestuelle fulgurante et minimale comparable techniquement au popping, où le mouvement est fragmenté par l’isolation articulaire et un dosage subtil entre contraction et décontraction rapides des muscles. L’étrangeté produite, loin de toute illustration robotique fictionnelle, est au contraire avivée, mettant en tension notre perception du corps ordinaire des interprètes et celle d’un corps impossible, insaisissable, qui semble une suite d’images mal raccordées d’une vidéo en stop motion. Nous sommes pris — c’est sidérant — dans un temps sans écoulement, tant dans la micrographie de ces gestes en dents de scie et magnifiquement insensés, que dans les boucles d’une narration automate en spirale. Car tout bugue, langage, pensée, corps — et buguer c’est bien l’impossibilité de disposer les éléments sur une ligne temporelle, les rendant ainsi indistincts et inopérants. Impossible à dire, impossible à inscrire, à faire. D’où le déferlement d’un flot sans ponctuation de mots et de gestes, un remplissage compulsif au rythme torrentiel qui nous prend aux tripes, un texte en soi digne d’être publié. Où les mots corps, eau, sel, lac, sueur, chaleur, terre, horizon, boue, animal, masse, méconnaissable, voix, cœur, sang, vu, nu, toi, moi, tout, habits, mouillé, transparente, silhouette [etc… /…] viennent, à force de détours et de reprises allant jusqu’au non sens, inscrire comme matrice (anecdotique et essentielle) de la pièce le mythe du bain de Diane surprise par Actéon transformé en cerf et perdant la parole. Entre les deux danseurs, un écart permanent, une dys-synchronie savante de quelques fractions de secondes dans le mouvement qui s’étend au dialogue où l’un se fait écho ou complément de l’autre, le tout à une vitesse d’échange brouillant les rôles et les limites de chacun, comme si les deux n’étaient que le dépliement d’une seule chose indiscernable. Vertigineuse mise en abyme de l’inconscient ? De la relation à l’autre ? Un appel d’air intimement et terriblement subversif du vide de notre temps ? Une prouesse tant d’acteurs que de danseurs et dramaturges, non sans légèreté et un humour aussi discret qu’irrésistible.

« J’aime ta façon de remplir le vide ». Je répète tes mots, tu répètes mes mots, je répète mes mots dans le mouvement, tu réponds à mon mouvement par tes mots, je complète tes mots, tu me prends les mots de la bouche, tu me prends la bouche, je rate ta main, nous disons une seule chose à nous deux, toujours, à longueur de temps, toujours sans brèche, comme cette mousse jaune de chantier qui vient combler chaque interstice fautif d’écart. Lissage de tout, toi transparente et semblable, « l’esprit peut être vide et continuer à tourner », « nous nous comprenons si bien » !

 

© Filipe Ferreira

 

 

Ce qui n’a pas lieu de Sofia Dias et Vítor Roriz

Conception, chorégraphie, texte et interprétation : Sofia Dias et Vítor Roriz

Lumières Thomas Walgrave

Scénographie Thomas Walgrave, Catarina Dias (dessin), Sofia Dias et Vítor Roriz

Assistant à la dramaturgie Alex Cassal

Assistant à la chorégraphie et costumes Filipe Pereira

Musique et son Sofia Dias

Direction technique Nuno Borda de Água

Traduction française Thomas Resendes

 

Avec Sofia Dias et Vítor Roriz

 

 

Du 24 au 29 février 2020 à 19 h 30

 

Durée 1 h 10

 

Théâtre de la Bastille
76, rue la Roquette
75011 Paris

Réservation au 01 43 57 42 14

www.theatre-bastille.com

 

 

 

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