Critique de Camille Hazard –
Pourquoi sommes-nous ?
« Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant qu’une autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. » Cette célèbre phrase de Peter Brook commençant son livre L’espace vide illustre bien le début de son nouveau spectacle Warum Warum. Une comédienne (Miriam Goldschmidt) rentre sur la scène dépourvue de décors, elle nous parle. Arrive ensuite un joueur d’hang (Francesco Agnello) venu rythmer, souligner, accompagner et observer la comédienne. Une chaise roulante est projetée sur scène depuis l’entrée des spectateurs, ce sera le seul accessoire avec un portant en bois à roulettes. Nous ne sommes pas devant une beauté visuelle et une mise en scène complexe caractéristiques des œuvres de Brook comme le Songe d’une nuit d’été, Antoine et Cléopâtre, le Mahabharata et bien d’autres…nous sommes face à l’essentiel : un plateau nu, une actrice, un musicien, deux accessoires.
© Leonard Zubler
L’essentiel est une des notions dont nous parle P.Brook à travers plusieurs auteurs comme G.Craig, C.Dullin, V.Meyerhold, Shakespeare…auteurs qui l’ont beaucoup inspiré dans ses recherches artistiques. Il s’agit de l’essentiel qui devrait régir nos actions, notre vie. L’essentiel qui compose le théâtre depuis des millénaires : qu’est ce que le théâtre ? Qui je suis ? Quelle est ma relation aux autres, aux objets ? Qu’est ce qui est réel ? Suis-je réel ?…Autant de questions qui résonnent en nous toute notre vie. L’autre question fondamentale qui est explorée et qui donne son nom au titre du spectacle : Warum. Pourquoi sommes-nous ? Pourquoi faisons nous certaines choses plutôt que d’autres ? Pourquoi s’engage-t-on ? pourquoi vit-on ? Il est naturel et nécessaire de se poser toutes ces questions mais toujours en gardant à l’esprit l’essentiel de nos démarches, de nos actions sinon nous risquons de nous perdre dans des considérations secondaires. Au théâtre, qui fait quoi, qui est le plus important, qui doit mener les autres ne sont que des préoccupations de second ordre, l’important, l’essentiel est « Pourquoi faisons nous ça ? » Vers quoi tendons-nous ensemble ?
Une expérience avant tout
Stanislavski dit : « Un ours approche, j’ai peur, je tremble ». Mais Meyerhold dit : « Un ours s’approche, je tremble, j’ai peur ». « Pour comprendre la différence, il faut tenter les deux. » Peter Brook.
© Leonard Zubler
La comédienne nous dit : « Nous voulons savoir ce que nous connaissons, mais nous ne voulons pas savoir ce que nous ne connaissons pas ». L’acteur, comme tout être humain, a besoin de repères, de traces reconnaissables, mais il doit également oser s’aventurer vers des chemins inconnus. À ce moment du spectacle, M.Goldschmidt joue une actrice qui doit improviser la peur devant un ours lors d’une audition : elle n’arrive pas à se lancer dans le jeu, son instinct est absent, elle tente de s’accrocher théoriquement à des techniques d’approches théâtrales : dois-je voir l’ours ? Est-il gros, grand ? Est-ce une femelle ? Toutes ces questions la bloquent encore plus…Et comme le dit P.Brook, pour se connaître, pour savoir travailler, il faut tout tenter, se lancer dans le vide tout en se demandant pourquoi le fait-on. Ce qui s’en dégage est alors solide, rempli de sens, justifié. Pendant tout le spectacle, cette comédienne avec une énergie animale, saute d’un texte à un autre avec simplicité et évidence, les idées s’enchaînent grâce à ses ruptures, à la vie qu’elle met dans son jeu : chacune de ses paroles et de ses idées est Action, elle vit simplement devant nous. Cette simplicité dans le jeu et cette absence de décors, de costumes, de scénographie montrent la volonté de Peter Brook de revenir à la base du théâtre. Le brillant musicien, Francesco Agnello accompagne ces textes en jouant de l’Hang, il est en distance avec la comédienne tout en étant avec elle, dans ses respirations, ses regards, son jeu.
À la fin du spectacle, nous écoutons un conte : celui d’hommes de théâtre qui étaient toujours en désaccord sur les fonctions de chacun. Dieu voyant leur détresse, décida de les aider en leur apportant l’ultime réponse à toutes leurs questions…Si les idées fondamentales des textes, mises en scène par Peter Brook, sont remarquablement justes, si le jeu de M.Goldschmidt est chargé en énergie, en fluidité et accompagné délicatement par F.Agnello, l’ensemble du spectacle paraît un peu hermétique : Est ce qu’une personne éloignée du monde du théâtre peut comprendre et être touchée par cette représentation ? On a l’impression que Peter Brook s’adresse à des connaisseurs, à des « théâtreux » qui peuvent se reconnaître dans ces écrits, dans ces expériences…
Warum Warum
De : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
D’après : Antonin Artaud, Gordon Craig, Charles Dullin, Vsevolod Meyerhold, Zeami Motokiyo, William Shakespeare
Mise en scène : Peter Brook
Avec : Miriam Goldschmidt, Francesco Agnello (musique)
Lumières : Philippe Vialatte
Collaboration artistique : Lilo Baur
Musique : Francesco Agnello (rencontre)Du 22 juin au 3 juillet 2010
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis rue de la Chapelle, 75 010 Paris
www.bouffesdunord.com