Critique de Camille Hazard –
Othello : Une tragédie de maux par les mots.
« Dämonen », pièce écrite par Lars Norèn et mise en scène l’année dernière par Thomas Ostermeier à l’Odéon, nous jetait à la figure la destruction d’un couple par l’incapacité tragique à dialoguer.
Cette fois, après avoir déjà mis en scène plusieurs pièces de Shakespeare (« Le songe d’une nuit d’été », « Hamlet »), Ostermeier s’attelle à la lourde tâche de monter « Othello » : pièce centrée sur le pouvoir des mots.
L’argument de la pièce peut être résumé en deux phrases : Othello, Maure de Venise et Desdémone vivent un amour infaillible. Iago, assoiffé de pouvoir, met en marche une machinerie machiavélique pour anéantir ce couple et ainsi détruire la carrière du général Othello. Toute l’intrigue et le propos de cette tragédie reposent sur les calomnies verbales de Iago. A l’image de l’oncle d’Hamlet qui verse du poison dans l’oreille du roi, Iago distille des mots à l’oreille d’Othello jusqu’à lui faire croire que sa bien-aimée le trompe avec Cassio. Soupçons, jalousie, colère, haine et enfin meurtre : autant d’états d’âme et d’actions qui vont s’enchaîner et tout dévaster sans retour possible. Trop tard, les mots ont tué…
© Tania Kelley
La passion d’un couple, une dualité meurtrière, un binôme maître esclave pour une mise en scène binaire.
L’eau : miroir de l’âme aux reflets troubles, crée une opposition entre l’homme et son reflet, son image et son intérieur. Ostermeier met en lumière les diverses dualités de la pièce par l’utilisation de cette eau, par des scènes de dialogues à deux. Les comédiens sont au bord de l’eau comme de l’abîme. Othello est le représentant d’une dualité imprégnée de souffrance : « Je crois que ma femme est fidèle et qu’elle ne l’est pas. Je crois que tu as raison et que tu as tort. »
Mise en scène ultra moderne avec néons phosphorescents et mobiles, groupe de jazz qui accompagne les comédiens, images psychédéliques projetées sur le fond de scène, cocktails et robes de soirée affriolantes… Thomas Ostermeier choisit d’ancrer l’intrigue à notre époque (dans une certaine classe sociale plutôt jet set que noble) et vu par notre époque. Iago devient le représentant parfait de toute une société spectacle qui arrive à manipuler les spectateurs juste avec un micro. Meneur de revue, chef d’orchestre, animateur télé, il manipule chaque personne en lui faisant avouer tout ce qu’il veut, prêche le faux pour avoir le vrai, ment, calomnie et ne lâche jamais sa proie. Il rappelle, en grand orateur, l’homme politique et son acharnement à vouloir convaincre, l’homme de télé qui hypnotise son public pour les faire pénétrer dans un monde virtuel construit à coup de phrases chocs, de superlatifs, de slogans, de démagogie, le tout mené avec une très grande intelligence tout en se faisant passer bien sûr pour un idiot… (Ça vous dit quelque chose… !?)
© Tania Kelley
L’eau et ses symboles sont très importants au sein de la mise en scène: un immense bassin se remplit et se vide au gré des besoins sur toute la dimension du plateau. Surface lisse et noire que brisent les acteurs dès leur arrivée en pénétrant ce bassin ; à l’intérieur trois rangées de chaises encadrent un lit blanc qui trône au centre tel un monolithe.
Au tout début, un rituel se met en place : Musiciens et comédiens prennent place autour de ce lit, entonnent une musique lancinante et attendent ; ils attendent l’union amoureuse d’Othello et Desdémone sur ce lit dans lequel aura lieu plus tard le massacre. Les personnes présentes fêtent cet amour dans une ambiance de veillée funèbre. On ne sait plus bien qui ils représentent : la cour vénitienne, les comédiens de la compagnie qui attendent leurs scènes, des témoins, des voyeurs, des coupables ? Un peu tout à la fois.
Puis, des images de vieilles pellicules endommagées se projettent sur le lit : attention spectacle ! Ce lit, rien que ce lit est à l’origine de cette tragédie, c’est par ici qu’il faut regarder ! Le lit, par sa blancheur et ses lignes froides, évoque un autel de sacrifice : un souffle ancestral souffle sur scène, une échappée antique, la vision d’un monde révolu.
Thomas Ostemeier nous offre une somptueuse mise en scène, riche en idées et dans laquelle se mêlent différents temps, lieux, atmosphères… Nous ne sommes pas déçus pour une fois, de voir les personnages errer au milieu des cocktails et des images psychédéliques : le jeu des acteurs évince tout aspect futile et les idées du metteur en scène sont suffisamment claires et profondes pour ne pas sombrer dans la gratuité la plus totale, comme ça arrive souvent…
La comédienne Eva Meckbach (Desdémone) est magnifique en héroïne tragique ; on sent son cœur battre, ses tempes brûler et ses cris intérieurs de désespoir. Elle apporte un poids de vérité déchirant en même temps qu’un grand souffle d’air.
Stefan Stern interprète Iago avec une grande dextérité ; tout en gardant une allure svelte et juvénile, il incarne l’horreur, l’obscur et la bassesse dans toute sa splendeur.
Cette mise en scène est de grande qualité. Pourtant quelques détails (qui en fait n’en sont pas) viennent entacher ce spectacle…
© Tania Kelley
Un spectacle fun…
À la fin de la pièce, une jeune fille tout sourire prononça l’irréparable : « C’est vrai que ce n’était pas trop chiant en fait, le texte était vachement plus fun que l’original ! ». Ce qui signifie que le théâtre est toujours considéré comme chiant et que M. Shakespeare passe pour un homme fort ennuyeux ! Sur ce point, Marius Von Mayenburg, le traducteur a une très lourde responsabilité. Le texte est réactualisé : comprenez qu’au lieu de dire le mot catin on préférera dire grosse pute ou grosse salope, ça fait plus moderne, plus fun et plus provocateur, même si le sens est le même…
Si des effets de ce genre sont semés un peu partout dans la traduction, nous ne sommes pas en reste du côté de la mise en scène. Des clins d’œil, des pics d’humour se glissent parfois à l’intérieur des scènes. Et plus la scène est intense et tragique plus il y a d’effets. Ce procédé, qui a tendance à fleurir un peu partout dans les mises en scène actuelles, crée un effet de distanciation : nous quittons la tension extrême de la scène au profit d’un ricanement stupide créé par une grimace ou un jeu de mot bien senti… Mais derrière ce procédé quelque chose de pire se cache : on a l’impression que le metteur en scène nous dit : « Regardez ! j’ai tellement compris ce que voulait dire Shakespeare que je me permets d’ajouter des touches d’humour ! ». Et ça veut dire aussi « public, vous avez ri ? C’est que vous aussi vous avez tout compris ! ». On flatte l’ego des spectateurs (hantés par la peur de ne pas déchiffrer la clé de l’œuvre… Qu’en dira-t-on au prochain dîner ?).
Ne vient-on pas au théâtre pour voir vivre l’âme humaine, pour se confronter aux questions qui hantent notre monde plutôt que d’endurer des “private joke” d’un metteur en scène à son public ?
Comme pour la mise en scène qui s’ancre dans une dualité, nous oscillons entre deux ressentis : applaudir un spectacle de très grande qualité – le jeu, l’esthétique visuelle, l’originalité de la mise en scène, les idées qui s’en dégagent – et hurler au massacre quand on repense à ces clins d’œil dégoulinants de démagogie qui anéantissent tout le travail fourni par la compagnie et l’œuvre elle-même…
Othello
– Allemand surtitré –
De : William Shakespeare
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Traduction : Marius Von Mayenburg
Avec : Sébastien Nakajew, Thomas Bading, Tilman Strauss, Stefan Stern, Niels Bormann, Erhard Marggraf, Ulrich Hoppe, Eva Meckbach, Aura Tratnik, Luise Wolfram
Scénographie : Jan Pappelbaum
Costumes : Nina Wetzel
Musique : Polydelic Souls
Musiciens : Ben Abarbanel-Wolff (saxophone), Thomas Myland (orgue, clavier), Max Weissenfeld (trompette, batterie)
Direction musicale : Nils Ostendorf
Vidéo : Sébastien Dupouey
Lumières : Erich Schneider
Combats et chorégraphie : René layDu 16 au 27 mars 2011
Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux
49 avenue Georges Clémenceau, 92 330 Seaux – Réservations 01 46 61 36 67
www.lesgemeaux.com