Critique de Camille Hazard –
Cette pièce de Bertolt Brecht, rarement représentée en France, interroge la condition humaine et sociale. C’est à travers une courte histoire cruelle, un fait-divers qui aboutit devant un tribunal, que l’auteur dénonce le capitalisme grinçant et le pouvoir.
Trois hommes traversent rapidement le désert afin de se rendre dans une ville pour conclure une vente. Le coolie (le porteur) et le guide sont sous la bonne garde du marchand qui, on le comprend rapidement, fera tout pour arriver le premier à la ville, face à ses concurrents commerçants. Le guide est renvoyé, accusé de « relations trop amicales » avec le porteur. S’en suit alors un face à face – ou plutôt un côte à côte -, dans lequel le Coolie et le marchand sombrent dans une parfaite paranoïa. Le marchand finira par tuer le porteur et le tribunal conclura à de la légitime défense. À la fin de la pièce, les témoins et la famille de la victime, acceptent le verdict rendu : la justice ne peut pas se tromper ! Nous ne pouvons pas la contredire, la loi c’est l’état !
Brecht l’insoumis, nous fais signe qu’il ne faut jamais accepter l’inacceptable même lorsque c’est « la règle », la loi, la morale, le consensus ! Idée visionnaire puisqu’il écrit « L’Exception et la Règle » quelques années seulement avant l’avènement du IIIe Reich !
© Ronan Maillard
« Devant l’humanité qui se déshumanise, ne dites jamais c’est naturel, afin que rien ne passe pour immuable » B. Brecht
Nous sommes dans une relation dominé/dominant, maître/esclave. Nous pensons au premier abord au tandem Trivelin/Arlequin dans « L’Île des Esclaves » de Marivaux ou bien sûr aux couples maître/valet qui peuplent les pièces de Molière. Mais dans cette farce tragique, Brecht ne donne de couleurs comiques ni au Coolie ni au marchand dans son écriture (c’est plutôt dans la forme qu’apparaît le côté grotesque) ; Ce valet ne complote pas contre son patron, il ne s’en moque jamais et n’oserait à aucun moment lui jouer un tour pendable… C’est une vraie victime dramatique. Quant au marchand, il n’use point de coups de bâton ou de coups de pied dans le derrière, il observe, complote, s’enferme dans une logique paranoïaque jusqu’à assassiner son porteur d’un coup de revolver. Les deux personnages sont figés par la peur : la peur d’être renvoyé, maltraité (le dominé) et la peur d’être poignardé dans le dos (le dominant).
Dans cette pièce, Brecht pose la question politique du capitalisme, de ses décadences, de ses formes multiples et au final de son vide. Le marchand, symbole de ce capitalisme enfiévré, n’est rien d’autre qu’un petit surhomme, un être prétentieux, satisfait de lui-même en toute circonstance, imbu, méprisant, bête et méchant… Le porteur, symbole du peuple, subit, tête baissée et échine courbée.
Le comique apparaît à travers des tableaux successifs. Le rythme de l’écriture et les innombrables ruptures de jeu créent un espace où tout est possible : formes s’inspirant de la Comedia Dell’ Arte, du théâtre chinois, ou du jeu clownesque.
© Ronan Maillard
« Je ne sais pas ce qu’est un homme, je ne connais que son prix » La chanson du marchand
Dominique Lurcel puise ses idées de mise en scène dans la simplicité. Pourquoi alourdir les propos si clairs et si convaincants de Brecht ! Un grand tapis beige délimite l’espace de jeu, les personnages y entrent et sortent en fonction de leur rôle dans la pièce. Des costumes bruts, faisant allusion à la classe prolétarienne (blouse bleue foncé, col Mao) pour tous les personnages, mis-à-part celui du marchand, vêtu d’une tenue moulante de cycliste : idée de l’homme qui fonce tête baissée pour arriver le premier dans une course au pouvoir et à l’argent. Quelques accessoires symboliques accompagnent les personnages : le Coolie porte une poubelle, le marchand ne se déplace jamais sans son petit sac Vuitton et sa marche dans le désert s’effectue sur un tapis roulant de jogging, faisant ainsi du surplace sur un engin dernier cri !
Les musiques et les chants s’emballent entre les tableaux : on reconnaît des influences de musiques populaires manouches, un clin d’œil aux musiques de Nino Rota et d’Emir Kusturica. Dans un jeu clownesque, les comédiens n’hésitent pas à donner vie à des personnages « types », dessinés à gros traits de crayon, aérant ainsi les propos sombres de la pièce ; et plus on rit devant ces personnages farcesques, plus le fond de l’écriture, chargé d’angoisse et d’indignations, nous pénètre.
Dominique Lurcel et son équipe de comédiens font revivre l’engagement de Bertold Brecht avec finesse et humilité.
Une pièce trop souvent oubliée et qu’il fait bon de revoir en ces temps obscurs…
L’Exception et la Règle
De : Bertolt Brecht
Mise en scène : Dominique Lurcel
Avec : Cécile Bothorel, Mathieu Desfemmes, Guillaume Ledun, Matthieu Rauchvarger et Guillaume Van’t Hoff
Traduction : Geneviève Serreau et Benno Besson
Musique : Ronan Maillard
Direction musicale : Céline Bothorel
Scénographie, costumes et accessoires : Elisabeth Dallier
Lumière : Thierry CharlierDu 1er au 31 janvier 2011
Espace Confluences
190 bd de Charonne, 75020 Paris
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