Critique de Camille Hazard –
On peut souvent reprocher aux metteurs en scène, qui s’attèlent à la tâche titanesque de « monter un Tchekhov », de ne pas assez transmettre l’âme russe au public. L’atmosphère glaciale et pourtant étouffante des campagnes reculées, l’esprit de la petite bourgeoisie rurale, la vie de famille où tous ses membres cohabitent et fourmillent… Tout cela est parfois survolé au profit de l’Esprit Tragique qui règne dans les pièces : sur scène, souvent, l’idée surpasse la vie.
Cette fois, Volodia Serre, dans sa mise en scène des Trois Sœurs (deuxième pièce présentée à l’occasion du cycle Tchekhov au théâtre de l’Athénée, avec Oncle Vania et La Cerisae), nous rapporte, tel un historien, l’époque de Tchekhov (1860-1904). Il nous fait sentir le vent glacé des plaines russes, les effluves de vodka, les plats qui vont orner le banquet… Mais ceci n’est pour lui qu’un point de départ ! La pièce va très vite se transformer en une fresque détaillant chaque parcelle de notre condition humaine.
Voici Macha, Olga et Irina, les trois sœurs. Un an s’est écoulé depuis la mort de leur père. La pièce s’ouvre sur une fête en l’honneur de la cadette Irina. Joie, projets, rêves, et enthousiasme animent la propriété familiale. On s’attend à de belles aventures vécues ! Mais rien n’arrive et le temps inexorable défait lentement les êtres. Leur vie se cantonne à des visites d’officiers, installés dans une garnison non loin de là, certaines d’entre elles travaillent et trouvent malgré tout refuge dans ces occupations mais tout cela ne peut masquer le grand vide qui les entoure. Un mot, une idée, une obsession revient dans toutes les bouches : Moscou ! Moscou comme souvenir de jeunesse, comme giron protecteur, comme ambition sociale, comme centre culturel et artistique, Moscou comme fantasme, ou Moscou comme excuse à l’inertie ? Car Moscou n’est pas une péninsule dérivant aux confins du monde ! La ville leur tend les bras, toujours plus proche tout au long de la pièce, on peut la sentir, elle est là, on peut presque la toucher et puis… elle s’évanouit.
Touzenbach : « L’angoisse du travail physique, ah! mon dieu. Comme je la comprends ! Je n’ai pas travaillé une seule fois dans ma vie. Je suis né dans notre Pétersbourg glacée et désoeuvrée, dans une famille qui n’a jamais connu le labeur, ni aucun souci. » Cette pièce ne contient pas d’intrigue trépidante, toute la réflexion de son auteur, ses constats sur la nature humaine sont révélés dans une succession de détails, d’épisodes, d’états d’âme, de mots lâchés « l’air de rien », de discussions autant philosophiques qu’anodines ; et c’est en ça que toute la Vie y est révélée. V.Serre l’a très bien compris : sa mise en scène porte le génie de Tchekhov tout en proposant un univers personnel et des idées originales.
Il a choisi ses trois sœurs à la ville pour interpréter ces héroïnes modernes et tient le rôle de leur frère Andreï Prozorov. Une complicité touchante et vraie remplit le texte et les personnages. Des vidéos familiales sont projetées sur le rideau de scène à chaque changement d’acte, les plis du tissu déforment les visages d’enfants, les rendant inquiétants comme des clowns tristes ou des êtres sortis tout droit d’une toile de E.Munch.
La scène fourmille de détails : à cour, un pan de mur rempli de photos, de gravures, de miroir, tient debout, tout seul, devant quelques tables basses et fauteuils. La lumière est chaude, presque moite c’est le coin des confidences, des apartés. À jardin, des tiges métalliques resserrées par des anneaux symbolisent les arbres du jardin, l’extérieur de la maison et des pensées : on y mange, on y chante sous une lumière blafarde. Ces deux éléments de décors semblent tiraillés sur scène comme le sont les personnages. Au centre la vie. Parmi des costumes, des décors et des accessoires traditionnels de l’époque tout à coup, surgissent une caméra, des guitares, une télé, une chanson de Françoise Hardy, des colliers haïtiens ! Et encore une fois nous sommes prêts à tout accepter ! Loin d’être gratuits, ces éléments anachroniques nous font passer les frontières et les époques, ils apportent une touche de notre histoire, de notre enfance ; la pièce prend alors une allure de fresque épique.
Les comédiens sont extrêmement bien choisis autant physiquement que professionnellement ! La jeune comédienne Léopoldine Serre, qui interprète Irina, ne tombe jamais dans la fadeur ou un côté « doucereux », elle tient son rôle à bras le corps avec des réactions enfantines, comiques, naïves et tout à coup passe dans la gravité d’émotions douloureuses avec un naturel déconcertant. On sent tous les acteurs jubiler d’exister sur scène, ils n’hésitent d’ailleurs pas à improviser des situations pendant que le public se réinstalle après un court entracte. Ils sont généreux, amples, lumineux et bel et bien en vie ! La pièce se termine par une réplique d’Olga : « Si on savait, si on savait ! » ; Et bien, maintenant, vous, vous savez que ce spectacle est remarquable.
Les Trois Sœurs
Texte : Anton Tchekhov
Mise en scène : Volodia Serre
Avec : Jacques Alric, Olivier Bazaluc, François de Brauer, Carol Cadilhac, juliette Delfau, Mireille Franchino, David Geselson, Anthony Paliotti, Alexandrine Serre, Joséphine Serre, Léopoldine Serre, Volodia Serre, Jacques Tessier et Marc Voisin
Assistants à la mise en scène : Pamela Ravassard, Laurent Labruyère
Scénographie : Marion Rivolier
Costumes : Hanna Sjödin, Émilie Kayser
Maquillage et coiffure : Nadine Bournazeau
Lumières : Jean-Luc Chanonat
Son : Frédéric Minière
Traduction et adaptation : Lorène Ehrmann, Volodia SerreDu 4 au 20 novembre 2010
Athénée Théâtre Louis-Jouvet
Square de l’Opéra Louis-Jouvet, 7 rue Boudreau, 75 009 Paris
www.athenee-theatre.com