Critiques // « Les Âmes Mortes » d’après Nicolas Gogol à la MC93

« Les Âmes Mortes » d’après Nicolas Gogol à la MC93

Juin 09, 2010 | Aucun commentaire sur « Les Âmes Mortes » d’après Nicolas Gogol à la MC93

Critique d’Anne-Marie Watelet

La pièce est adaptée du roman Les âmes mortes, écrit en 1842 par Nicolas Gogol, écrivain ukrainien, célèbre pour la critique sociale qu’il fit du système administratif russe. Sa plume acérée et ironique dévoile ces fonctionnaires – 14 grades – enracinés dans l’immensité nue et froide du Nord-Ouest du pays. Il est utile de préciser que Gogol, jeune, gagna Saint-Pétersbourg, dans cette même région, pour y faire carrière dans l’administration militaire. Mais il fut très déçu par le système, inefficace à cause, entre autres, des fonctionnaires pusillanimes, paresseux, préoccupés plus de leur grade et de leur honneur que du travail à accomplir. Il ne s’en remettra pas…La pièce comporte 3 comédiens : le protagoniste, « assesseur de collège » nommé TchitchiKov ; une jeune femme jouant plusieurs rôles ; et l’acteur omniprésent sur scène, se présentant à nous comme l’écrivain lui-même, puis jouant successivement tous les autres rôles masculins, entre lesquels il devient narrateur pour commenter et faire avancer l’histoire. Dans un village, arrive un homme « ni trop beau ni trop laid » : Tchitchikov en est à la 1ère étape de son voyage « d’affaires ». Il a la secrète intention de s’enrichir dans le but de faire  un prétendu mariage. Son plan : d’abord rencontrer des propriétaires terriens, puis les convaincre de lui vendre à bon prix des serfs, mais des serfs décédés, encore vivants dans les registres du Recensement. Comme tous les autres personnages, Tchitchikov pratique l’opportunisme, servile devant un supérieur, familier et méprisant à l’égard d’un plus humble. Sans conscience aucune, il suit son chemin, quoique, vers la fin…

© Artcomart

Un fond dramatique voire désespéré, des dialogues comiques aux mots succulents !

Sur le plateau : l’intérieur anonyme d’une isba avec de simples meubles – un fauteuil, une table et, délicieuse stylisation de la troïka, deux petites tables rondes qui, d’un geste, en deviennent les roues ! Dans ce même espace se déroule l’histoire et s’agitent les personnages, se tissent des relations de passage, et à chaque fois la magie de l’atmosphère vraie et intime nous immerge dans les différentes isbas des hobereaux ou une auberge bien russe. Magie redoublée lorsque le spectateur voit le même comédien, époustouflant, être tour à tour le courtois Appatov, le balourd Kabotiévitch, le joyeux luron Nasov, l’avaricieux Pluchkine etc… tous les interlocuteurs de Tchitchikov – et même parfois son conseiller imaginaire, ou ses propres pensées (ce qui évitent les apartés sur scène) : un vêtement, un bonnet changé, un tour sur lui-même et hop, la métamorphose est saisissante, le ton de sa voix, ses gestes sont ceux d’un autre. Et des courbettes par ci, des emportements joyeux ou tristes par là…Tchitchikov en entend de toutes les couleurs, mais lui sait faire bonne figure et guetter sa proie ! Nous rions souvent et de bon cœur devant les facéties tantôt mesquines tantôt méchantes – les ragots –  de ces fonctionnaires. Leurs travers jaillissent si bien des mots de l’auteur et du jeu exalté des comédiens dans un rythme qui ne laisse pas de repos ! L’avare, le mesquin nous apparaissent plus vrais que nature dans des dialogues truculents, et rivalisent par exemple avec l’Harpagon de notre Molière. On pense aussi aux personnages de  Balzac – visionnaire comme Gogol – pour ses études de caractères humains, car ces défauts existent chez tous les hommes vivant en société, ou presque. Et les souffrances qui les accompagnent sont présentes ici comme ailleurs – l’analyse d’un Akaki Akakiévitch dans Le Manteau de Gogol ou celle, chez Dostoièvski du pauvre hère dans son étonnant récit Le Double.

© Artcomart

Cependant, une mise en scène un peu trop proche de la comédie ?

Si l’on s’attache à l’intention de l’écrivain, et après avoir relu son roman, on s’aperçoit que la pièce ne respecte pas toujours l’esprit misérabiliste et le caractère vain ou inexistant des aspirations dans ces classes rurales moyennes. On s’attend à ce que les personnages dégagent l’impression de  petitesse, s’exprimant avec plus de retenue et une gestuelle plus étriquée – en dehors du joyeux luron exubérant Nasov. Or, comment deviner une telle médiocrité lorsqu’on a sous nos yeux des hommes pleins d’assurance, parlant fort, marchant à grands pas – cela est juste encore pour l’un d’eux – enthousiastes et dotés d’un charisme digne de personnages de comédie – oserons-nous dire bourgeoise ?

Certes, le rire est de mise, mais un rire où se mêle la pitié parfois, ou l’indignation. Certes, les comédiens jouent excellemment, et nous y croyons, mais l’interprétation des personnages manquent un peu de nuance : où perce l’hypocrisie, les flatteries de Tchitchikov ? On aimerait découvrir la petitesse dans l’expression des regards, dans des accents du corps, ou une démarche…en même temps que dans les paroles. Toutefois, Pluchkine, l’avare, vêtu comme un ours puisqu’il ressemble à un ours – détail important, est interprété avec justesse dans ses gestes étriqués et sa façon de trottiner (encore bravo M. Briaux !).

L’adaptation du texte de Gogol est subtile et efficace : réussir à visualiser l’univers russe moyen avec une grande économie de moyens ; faire intervenir le « narrateur » à tous moments, drôle et espiègle, qui nous permet de connaître aussi les « dessous » de cette société ; et soudain, un monologue dévoile les sentiments nostalgiques amers de l’écrivain. On le voit, les passages extraits du roman pour la scène sont les plus importants à tous égards. Enfin, nous  apprécions la traduction d’André Markowicz ainsi que son analyse des Âmes mortes (apparait dans le « programme » au théâtre).

La pièce donne envie de lire le roman – si ce n’est pas encore fait – car si elle se suffit à elle-même pour le spectacle de grande qualité joignant le rire, l’intelligence, et les messages d’un immense écrivain, elle gagnerait à être « complétée » par l’ensemble du texte, admirablement respecté par ailleurs.

« Remarquez, qu’est-ce qu’on pourrait dire de certaines personnes qui passent pour être vivants ? Des gens, ça, non, c’est des mouches et pas des gens. »

Les Âmes mortes
D’après : Nicolas Gogol
Traduction : André Markowitcz
Mise en scène : Anton Kouznetsov
Avec : Hervé Briaux, Véra Ermakova et Laurent Manzoni
Dramaturgie : Laurent Lejop
Scénographie : Giulio Gillot
Lumières : Gérard Gillot
Son : Jean-Pascal Lamand

Du 4 au 29 juin 2010

MC93 Bobigny
1 bd Lénine, 93 000 Bobigny
www.mc93.com


Voir aussi :
La critique de Solveig Deschamps

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