Lecture de Camille Hazard
En 2008, le projet de coopération culturelle Prospero voit le jour. Pendant 4 ans, 6 lieux de théâtre, partenaires européens, vont, à travers rencontres et échanges, réfléchir ensemble à la notion d’utopie et à la réflexion critique du monde qui nous entoure.
Comment concrétiser théâtralement cette notion chimérique ? Quelles formes peuvent prendre ces utopies ? Comment s’organisent les artistes ? Dans quels lieux ? Avec quels moyens financiers ? Quels rôles peuvent jouer les institutions publiques alors que les artistes réclament leur indépendance intellectuelle vis-à-vis de l’état …
Autant de questions que tentent de résoudre artistes, professeurs, chorégraphes, chercheurs, philosophes ; éminences reconnues, invitées à participer au colloque Tampere du 20 au 23 octobre 2010, à l’occasion de ce projet culturelle européen.
Pour tous ceux qui n’étaient pas présents et qui, en pensée ou dans leurs activités, interrogent le théâtre, ses formes et ses ambitions, ce livre retranscrit les interventions de figures emblématiques du théâtre actuel en Europe.
Avant toute chose, il est bon de redéfinir la notion même d’utopie et sa place dans notre société. Pour cela, Josette Féral, professeur à l’Ecole Supérieur de Théâtre au Canada, revient sur les pas de Thomas More, ainsi que d’autres auteurs et s’engage dans un brillant exposé sur les formes d’utopies individuelles, collectives et communautaires.
Krzysztof Warlikowski (metteur en scène et directeur du Nowy Teatr à Varsovie), démontre tout en s’appuyant sur son travail, combien l’homme est « accro à l’espoir » car terrorisé face la mort et que l’utopie née de la peur.
Nous comprenons l’attachement féroce, du metteur en scène italien Castellucci, à montrer des corps et des êtres « hors normes » sur un plateau non pas pour dénoncer un handicap, mais bien au contraire pour créer une « esthétique de la sensation », une dynamique, un élan vers un acte de puissance : « le corps souffre mais il change et renaît. »
Dans certaines créations, l’idée d’utopie et de pensée critique, prennent la forme de dialogues entre le metteur en scène et son public. Ainsi, Pippo Delbono n’hésite pas, dans ses spectacles, à prendre le micro pour s’adresser directement aux gens, parmi les gens. Il est le lien entre la représentation mortifère de notre monde, exprimée par les comédiens sur scène et un idéal possible qu’il semble presque toucher du doigt. Le moyen d’atteindre cette utopie, est montrée (tout comme Castellucci), par l’exposition sur scène de corps, d’êtres différents qui font partie intégrante de la compagnie: Gianluca (trisomique), Bobo (microcéphale), Nelson (ancien clochard et schizophrène). Se joignant aux acteurs accomplis de Delbono, ces figures poétiques apparaissent comme le symbole d’une lutte pour la vie: « Ce qui les a rendu si forts et si vrais, c’est tout le poids d’une existence passée à se battre pour vivre, et même simplement pour survivre. » Delbono ouvre ainsi le champ des possibles.
Il arrive parfois, que le public quitte son rôle de témoin ou de voyeur, pour s’immerger totalement dans l’œuvre et devenir lui même acteur. La Compagnie Haut et Cour et le Collectif belge Crew, recourent aux nouvelles technologies pour faire vivre une expérience unique aux spectateurs et transfigurer leur réalité. Les perceptions sont déformées, les cinq sens bouleversés. Ainsi se pose la question de notre condition technologique. L’idée également que nous nous faisons du réel: réalité faite de perception, donc subjective. Rien ne serait inébranlable. Immerger le spectateur de façon active, permet de le responsabiliser et de l’emmener seul, sur le chemin des questionnements.
Enfin, il serait impossible, de retranscrire ici toutes les interventions, présentes dans le livre. Les différentes personnalités des intervenants, les différentes pistes abordées, les multitudes de références et de questionnements, donnent à lire un ouvrage d’une grande qualité. Le style oral, aide à digérer les idées parfois complexes des artistes et évite un rythme et une lecture pesante. Une bible pour les jeunes comédiens et metteurs en scène, en mal de connaissance de compagnies ou d’artistes européens, qui œuvrent activement au renouvellement perpétuel du théâtre.
Utopie et pensée critique (dans le processus de création théâtrale)
Colloque de Tampere
Editions Les Solitaires Intempestifs