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Le Quat’sous, d’après Annie Ernaux, mise en scène de laurence Cordier, au TNBA

Nov 22, 2016 | Commentaires fermés sur Le Quat’sous, d’après Annie Ernaux, mise en scène de laurence Cordier, au TNBA

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Frédéric Desmesure

Le quat’sous où le sexe des filles. Objets de tous les interdits, de toutes les oppressions sociales et politiques. Adaptation, plus exactement montage, réussie de trois romans d’Annie Ernaux, Les Armoires vides, Une Femme, la Honte par Laurence Cordier, Le quat’sous c’est le roman de Denise Lesur, le double d’Annie Ernaux dans ces autofictions qui explorent la fracture sociale, la honte et la culpabilité, le déclassement irréversible pour s’être émancipée du déterminisme social. Avec au centre de ce questionnement, le féminin exploré sans pudeur du point de vue de l’intime et de la sexualité. Laurence Cordier s’attache aux relations familiales, à la figure de la mère et toute la complexité des rapports familiaux, de l’amour à la honte. Avec les Armoires vides c’est l’avortement qui est évoqué, comme il sera repris plus tard dans L’Evénement. De la petite fille à l’adolescente, de l’adolescente à la femme, c’est le récit introspectif d’une émancipation douloureuse marqué par ce clivage entre le milieu populaire de l’enfance et le milieu bourgeois de son mariage, un déplacement social et intellectuel avec cette sensation brûlante d’être toujours au milieu, entre deux, et ça depuis l’enfance à Yvetôt où le regard porté sur les clients du café de ses parents ouvrait sur un monde de misère sociale dont sa famille se distinguait à peine. Une empreinte sensible exacerbée par l’apprentissage du savoir, l’acquisition de la connaissance intellectuelle, qui éloigne du milieu d’origine mais reste présent de façon souterraine par la honte, une sensation de fracture, la métamorphose aussi qui vous fait haïr votre milieu. L’avortement, qui ouvre et ferme cette création, porte l’échec de cette intégration et le risque d’être renvoyée à sa condition première, un mouvement réversible désormais impossible. Cet avortement c’est aussi la dénonciation d’une violence sociale de classe, violence politique exercée envers les femmes, dominées par les hommes.

Et tout cela porté par une écriture précise et tranchante, blanche. «J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel. J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don.» C’est ce qu’elle écrivait dans l’Ecriture comme un couteau, livre d’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Une écriture du réel qui n’omet rien, une écriture à nue, écorchée, âpre et abrasive, minutieuse et précise, concise. Résumé en ces termes définitif: « Mon imaginaire des mots c’est la pierre et le couteau« .

C’est sans doute la plus grande réussite de cette mise en scène, de faire entendre sur le plateau cette écriture singulière. Elles sont trois, trois femmes, trois générations à s’emparer de cette langue, de cette écriture unique. Judicieusement Laurence Cordier n’a pas distribué de rôle, c’est une polyphonie qui voit aussi bien la plus âgée que la plus jeune s’emparer de l’enfance de Denise Lesur. Fragments épars qui remontent soudain comme des souvenirs pugnaces. Et c’est tout simplement beau de voir Laurence Leroy, la plus âgée, redevenir cette petite fille d’Yvetôt, de retrouver ce goût d’enfance et d’insouciance. Et terrifiant d’entendre la cadette évoquer cet avortement qui signe l’échec. Elles sont formidables et bouleversantes ces trois là, en parfaite symbiose, qui sur le plateau forment un chœur jouant de la pluralité des voix et caractères de chacune, offrant à Denise Lesur une vérité, une profondeur sensible avec ce qu’il faut de distance et d’ironie pour atteindre l’universel. Dans cet espace dépouillé que découpent et structurent trois hauts cadres, comme autant de portes qui s’ouvrent et se ferment sur le passé et un avenir compromis, cadres qu’elles déplacent à l’envie, et dont elles jouent comme on joue enfant à bâtir son royaume, cadres sur la surface desquels adolescentes elles écrivent parfois le livre à venir, l’écriture d’Annie Ernaux s’incarne, prend chair. Et l’on devine soudain, par cette proximité et cette immédiateté de l’incarnation, que cette écriture est une matière terriblement vivante qui vient aussi du corps, physique et social dont l’écriture se nourrit. Le quat’sous n’est plus une métaphore mais le lieu de tous les regards, de toutes les interrogations, de toutes les oppressions, de tous les enjeux. Quat’sous c’est pas grand chose… C’est toute l’intelligence de cette mise en scène qui malgré quelques petites faiblesses vite oubliées, vouloir parfois absolument « faire », ne se substitue pas à l’écriture mais au contraire l’offre, incarnée, dans toute sa particularité, ses pleins et déliés, sa richesse sans rien omettre de sa valeur sociologique et politique.

Le Quat’sous d’après Annie Ernaux
Mise en scène Laurence Cordier / Compagnie la Course Folle
avec Laurence Roy, Aline Le Berre, Delphine Cogniard
Adaptation Laurence Cordier et David D’Aquaro
Dramaturgie David D’Aquaro
Scénographie Cassandre Boy
Regard Scénographique Lisa Navarro
Création Sonore Nicolas Daussy
Création Lumières Alix Veillon
Costumes Charlotte Merlin

TNBA-Théâtre du Port de la Lune
Place Renaudel
33000 Bordeaux
du 8 au 19 Novembre 2016
réservations 05 56 33 36 80
www.tnba.org

Tournée:

Théâtre Firmin Gemier-La Piscine-Châtenay Malabry 23 & 24 Novembre 2016
Théâtre Choisy-le-Roy 29 novembre 2016
Le Gallia Théâtre- Saintes 2 Decembre 2016
La Pléiade-La Riche-centre dramatique de Tours du 1er au 3 mars 2017
Espace Malraux Scéne ntle de Chambéry et de la Savoie 22 & 23 mars 2017
La Salmanazar-Epernay 28 mars 2017

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