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Breaking the Waves, d’après Lars von Trier, opéra de Missy Mazzoli mis en scène par Tom Morris, Opéra-Comique

Juin 02, 2023 | Commentaires fermés sur Breaking the Waves, d’après Lars von Trier, opéra de Missy Mazzoli mis en scène par Tom Morris, Opéra-Comique

 

 

© Stefan Brion   

 

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

Aucun metteur en scène n’osa toucher à la Jeanne d’Arc de Dreyer ou à Gelsomina. Il est des icônes qui brûlent les mains. Qui après Falconneti pour caresser la grâce ? Qui d’autre que Gulietta Massina et sa bouille d’artichaut pour incarner la bonté dans un monde en ruines ? Heureusement la toile renaît parfois sur scène sans perdre son incandescence. Ainsi à l’opéra-comique avec l’adaptation du film de Lars van Trier Breaking the waves dont l’héroïne est une proche parente passionnelle des grandes figures de l’indicible.   

L’arc narratif est fidèle au script du cinéaste. Sur l’île de Sky, Bess et Jan follement amoureux se marient. Mais Jan doit retourner sur la plateforme pétrolière qui l’emploie. Malheureuse de son absence, Bess prie pour le retour de son époux. Le ciel, ou plutôt l’enfer, exauce son vœu au prix d’une mutilation atroce, Jan est victime d’un accident et revient paralysé. Il demande à Bess, comme une nécessité vitale, d’avoir des aventures avec d’autres hommes et de les lui raconter. Pour l’amour de son mari et de Dieu, la jeune femme accepte cette déchéance jusqu’au sacrifice ultime coïncidant avec la guérison de son époux.

La mise en scène limpide de Tom Morris fait la part belle à une chorégraphie puissante. Ces hommes et ces femmes sont à l’image de leurs désirs et enfermements, les caresses se font gifles, les enlacements dérisions, comme chez Pina Bausch les corps racontent une histoire, la ronde infernale de Bess entre les griffes des pirates du bateau rouge, les rituels mortifères de l’église presbytérienne, procession sépulcrale de corbeaux noirs qui gangrène toute joie. Bess et jan s’aiment partout, s’étreignent pour mieux se séparer. La sensualité, l’expressivité, la liberté de chaque soliste est magnifiée. Sur un plateau couleur cendres, les belles lumières de Ryan Joseph Stafford habillent un ensemble de monolithes qui se transforment. Les falaises de Sky et leurs orgues de basaltes deviennent une salle de banquet, une chambre nuptiale, un temple presbytérien, un vaisseau pirate avec projections de vagues rocheuses omniprésentes. Les scènes de chœur sur la plateforme pétrolière rougeoyante marquent les esprits quand Jan heurte le trépan du derrick ; le ballet des torses tailladés se renvoie la pauvre Bess, poupée de chiffon livrée aux chiens.

Sydney Mancasola est en état de grâce. Complètement à l’ouest, Bess se donne sans compter, veut tout prendre, tout posséder, déborde de générosité, d’aveuglement face à une communauté qui prêche la vertu et bannit les faibles. Peu d’œuvre ont aussi bien montré les ravages du fanatisme, l’hypocrisie des religions, tout en respectant le mystère de la foi. Andrew Nolen est saisissant en Révérend impitoyable avec sa tessiture grave comme un tombeau. Bess se sacrifie pour qu’un miracle advienne, et le miracle se produit. Comment ne pas évoquer Ordet de Dreyer et sa fin miraculeuse ou Jours de colère du même cinéaste avec ces soi-disant sorcières coupables d’être différentes. On aurait tort de réduire son personnage à un simple cas de psychose, le livret de Royce Vavrek, fidèle au film éponyme, respecte sa transcendance, sa bonté surnaturelle. De même le personnage de Jan ne peut être réduit à celui de pervers narcissique. Comme Bess, il est victime d’une société inhumaine, gangrenée par la religion. Il croit faire le bien. Bess subit lapidations, crachats, violences parce qu’elle croit faire le bien. La recherche du bien, voilà qui pourrit tout.

Là ou le film restait dans une tonalité poisseuse capable de pousser au suicide le plus gai d’entre nous, l’opéra apporte mille nuances d’un arc en ciel lyrique. La musique de Missy Mazzoli révèle une complexité des personnages avec des lignes orchestrales sur les méandres des pensées de Bess, ses doutes, son humour lorsqu’elle s’adresse à elle-même, se fustige, prononce des sermons auxquels elle ne croit pas. Tonalités marines à la Benjamin Britten, les ostinatos suivent le bruit des vagues, océan de brume mais aussi vagues d’oppression, d’anathèmes, sous le soleil d’une divinité menaçante. La direction musicale de Mathieu Romano est sans failles.

Au final, seul le bruit des flots survit, comme un râle doux amer et la houle emporte le corps de Bess, bras ouverts, poitrine dépliée, étoile de mer frémissante à fleur d’eau.

La soprane américaine rejoint Emily Watson au firmament des héroïnes flamboyantes. Tous les interprètes sont à l’unisson. Rare à l’opéra-comique, une standing ovation de 15 minutes ponctue les saluts. Une envie folle de revoir le film nous prend, cinéma et théâtre ne se sont jamais aussi bien entendus. Trois jours à Paris, c’est bien peu…

 

© Stefan Brion

 

Breaking the waves, opéra en trois actes basés sur le film de Lars von Trier

Mise en scène : Tom Morris

Musique : Missy Mazzoli

Livret : Royce Vavrek

Direction musicale : Mathieu Romano

Décors et costumes : Soutra Gilmour

Lumières : Richard Howell

Chefs de chant : Nicolas Chesneau, Yoan Héreau

Avec : Sydney Mancasola, Jarrett Ott, Wallis Giunta, Susan Bullock, Elgan Llŷr Thomas, Mathieu Dubroca, Andrew Nolen, Pascal Gourgand, Fabrice Foison

Chœur : Ensemble Aedes, Orchestre de Chambre de Paris

 

Durée : 2 h 50 avec entracte

Du 28 mai au 31 mai 2023

 

Opéra-Comique

Place Boieldieu

75002 Paris

 

 

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