À l'affiche, Critiques // Wycinka Hölzfällen (des arbres à abattre), de Thomas Bernhard, mise en scène de Kristian Lupa, Odéon-Théâtre de l’Europe

Wycinka Hölzfällen (des arbres à abattre), de Thomas Bernhard, mise en scène de Kristian Lupa, Odéon-Théâtre de l’Europe

Déc 06, 2016 | Commentaires fermés sur Wycinka Hölzfällen (des arbres à abattre), de Thomas Bernhard, mise en scène de Kristian Lupa, Odéon-Théâtre de l’Europe

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Natalia Kabanow

N’invitez jamais un auteur à votre table ! Des arbres à abattre, roman de 1984 interdit puis saisi, fustige avec une rage froide, une haine implacable, le milieu intellectuel viennois, sa médiocrité et son hypocrisie. Jeu de massacre que ce dîner artistique en l’honneur d’un vieux cabot, comédien du Burgtheater, le théâtre national, avec en son centre le fantôme de Joanna, amie de jeunesse suicidée aux rêves inaccomplis, dont l’enterrement fut le prétexte à cette invitation où, à sa grande et propre surprise, Thomas Bernhard accepte de se rendre. Dans ce cercle repus de lui même, confiné dans ses reniements, dans cette académie de ratés devenus stériles ayant trahis ses idéaux, Thomas Bernhard ose la vérité, dire sa haine de ce milieu compromis avec le pouvoir pour quelques honneurs, un opportunisme culturel abject. Ce monde là, Thomas Bernhard le déchire à pleine dent. Des arbres à abattre questionne, comme souvent chez Thomas Bernhard, la figure de l’artiste. C’est un regard sans concession sur la vocation artistique, la nécessité absolu de la solitude, de l’exigence, loin de toute coterie, pour devenir ce créateur en devenir. Une satire sévère au vitriol que Krystian Lupa s’empare avec grand bonheur. Cette société, il la met sous cloche, exposée derrière une vitre comme des spécimens de foire, des monstres. C’est un regard d’entomologiste. Une mise en scène minutieuse où Kristian Lupa, comme Thomas Bernhard qui dépeçait cette société, dissèque chaque personnage, couche après couche. Il dépiaute finement chacun d’entre eux jusqu’à l’os. Une mise en scène au scalpel, tranchante et acérée qui plonge jusqu’au cœur, dans leurs retranchements inavouables ce cercle d’égocentriques. C’est une descente en enfer prodigieuse. Et c’est d’une intelligence folle. Pourtant il n’y a pas grand moyen, en apparence. Mais des comédiens concentrés, au jeu si subtil, si poussé et si parfait que cela en devient troublant de vérité. Parfois même il semble ne rien se passer sur le plateau et il ne se passe effectivement rien. En apparence. Car tout fourmille de détails saisissants qui font montre d’une inventivité remarquable ou les enjeux du théâtre éclatent avec insolence. Des moments de pur théâtralité qui vous saisissent au débotté et vous cinglent. Prenons l’interminable scène du dîner, celle du sandre attendu, et qui n’en finit pas, étiré dans sa longueur avec malice par Lupa. Seul l’acteur invité disserte sans fin, diarrhée verbale pompeuse qui dénonce un égo aussi surdimensionné que creux. Le temps prend alors une densité phénoménale, une épaisseur incroyable. Mais il faut observer chacun des convives pour saisir combien le jeu des acteurs confine là à quelque chose de rare et d’exceptionnel. Jamais personnages muets, réduits au silence, atones, abrutis d’alcool et de fatigue, ne furent aussi bavards. Ce sont des strates insoupçonnées qui vous éclatent à la figure. Et pourtant c’est lui, cet histrion du théâtre National, qui donnera son titre à la pièce, par un spectaculaire retournement qui vous cloue brutalement comme il saisit Thomas Bernhard offrant soudain une clé du personnage, bien plus ambigüe qu’il n’y parait. Plus tard éclate le boléro de Ravel et là, la scène prend un rythme absolument étonnant, épousant celui du boléro, qui impulse chez chacun une transe particulière jusqu’au paroxysme, acmé dans la déglingue de cette soirée en roue libre qui vire là à la farce, au grotesque. Car des retournements il y en a, jusqu’au vertige. Comme autant de correspondances dans la réversibilité des choses que Lupa souligne avec justesse. Des personnages capables de se taire longuement et soudain de parler sans s’écouter, disserter sans discontinuer. Et puis il y a cette cohérence insolente alors même que Lupa, comme Thomas Bernhard dans le roman, diffracte le temps et l’espace. On pourrait s’y perdre et pourtant tout s’enchaîne dans une parfaite maîtrise. Le rêve comme la réalité qui s’emboîte aussi aisément sans que l’on soit surpris de ses sursauts. On ne s’étonne guère alors de voir surgir Joanna. Celle qu’il connut, trente ans auparavant, et celle qu’elle devint, ravagée par l’alcool et la dépression. Sans doute le personnage le plus authentique, dessiné en trois scènes d’une pure beauté et totale cruauté. Car rien de complaisant chez Lupa comme chez Thomas Bernhard. Il y a comme ça des correspondances secrètes, des effets miroirs déroutants dont Thomas Bernhard lui même n’est pas exempt qui ne s’épargne pas, entre haine de soi et fierté, vérité et hypocrisie, lui aussi. Krystian Lupa entre dans le roman de plein pied jusqu’à être en symbiose sinon en dialogue avec Thomas Bernhard l’auteur, et que personnage il isole des autres, assis sur un fauteuil de l’autre côté de la vitre qui le sépare du salon, et dont les remarques acerbes et narquoises, monologue violemment critique, se glissent entre les dialogues des convives, dénonçant avec ironie ce qui est dit, les mensonges proférés, l’hypocrisie. Une place éminemment symbolique. Pourtant cela ne manque pas d’humour dans la violence et c’est salutaire pour ne pas étouffer, confits dans la haine déversée tout à fait au long de ses plus de quatre heures trente de représentation. La dernière réplique est savoureuse quand, sur le départ Thomas Bernhard est rappelé par la maîtresse de maison qui lui enjoint…de ne pas écrire. Ultime pied de nez qui clôt une soirée, celle de la représentation et la nôtre, d’une rare densité, tout simplement magistrale.

Wycinka Hölzfällen (Des arbres à abattre)
De Thomas Bernhard
Mise en scène de Krystian Lupa
Adaptation, scénographie, lumière Krystian Lupa
Costumes Piotr skiba
Arrangements musicaux Bogumił Misala
Vidéo Karol Rakowski, Łukasz Twarkowski

avec Bożena Baranowska, Krzesisława Dubielówna, Jan Frycz, Anna Ilczuk, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Marta Zięba, Wojciech Ziemiańskid’après la traduction de Monika Muskała

Du 30 novembre au 11 décembre 2016
Du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 15h (relâche exceptionnelle le 6 décembre)

Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon – 75006 Paris
Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

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