Critiques // Critique • « Vivre dans le Feu » d’après M. Tsvetaeva par B. Jannelle au Théâtre de la Ville / Festival d’Automne

Critique • « Vivre dans le Feu » d’après M. Tsvetaeva par B. Jannelle au Théâtre de la Ville / Festival d’Automne

Oct 08, 2011 | Aucun commentaire sur Critique • « Vivre dans le Feu » d’après M. Tsvetaeva par B. Jannelle au Théâtre de la Ville / Festival d’Automne

Critique de Djalila Dechache

Elle arrive sans bruit, souriante, sans se presser, sans que l’on s’y attende, hésite, court, repart, revient, passe juste la tête derrière le rideau du théâtre des Abbesses,comme si elle n’osait pas, se cache, espiègle elle fait durer l’instant, elle attend, on ne sait pas si le spectacle a déjà commencé, elle joue avec nous et c’est bien… Elle attend un moment qui semble long, elle respire fort, court encore jusqu’au bord de scène : « l’Art est sacré » lance-t-elle en serrant le poing, « sainteté de l’Art, si communes que soient ces formules, elles ont bien un sens ».
Voilà, le ton est donné, c’est Marina Tsvetaeva qui s’adresse à nous, incarnée par une Natacha Regnier survoltée, habitée, vibrante, démultipliée.

« Je ne suis pas Marina Tvsetaeva mais je vais jouer à être Marina Tvsetaeva, la poète, je vais emprunter sa voix, je ne vais pas jouer avec l’âme, je vais jouer mon âme » en empruntant des fragments de ses journaux, de ses poèmes, de sa correspondance, de sa pensée et de ses rêves.

Quelle femme poète, écrivain, traductrice est capable de briser le tabou du silence de plomb, de mettre les pieds dans le plat comme on dit communément, de refuser le cadre rigide de la Loi, du pouvoir, de la médiocrité ? A vrai dire il n’y en a aucune, sauf une et une seule c’est la russe Marina Tvsetaeva. Elle s’exprime – nous n’avons que la traduction française – en termes percutants, en images élevées, use d’expressions puissantes.

© Stéphane Pauvret

Célèbre dans son pays, où elle naît en Russie impériale (1892-1941), vit à Moscou dans un contexte de fourmillement artistique tous domaines confondus, elle aura tout connu intensément, dans la violence la plus totale en un temps assez court.
Une vie difficile mais dense par sa naissance avec un père historien d’art et une mère pianiste emportée bien trop vite par la maladie, des rencontres et des amitiés prodigieuses dont Boris Pasternak, R.M. Rilke et dans une autre mesure Vladimir Maïakovski. Entre les deux extrémités, l’expérience absolue de l’écriture qui aspire et qui brûle, qui n’accepte aucun compromis, va au bout des choses comme par destin. Pourtant en toutes circonstances, elle a su rester simple, accessible.
De l’horreur, elle connaîtra tout : l’exil, la guerre, la pauvreté, la suspicion parce qu’elle a vécu à l’étranger, l’hostilité et l’incompréhension, la perte de son mari, exécuté, de son fils, l’une de ses filles meurt de faim, l’autre est arrêtée et déportée, une fin tragique pour elle-même, isolée, abattue, coupée de ses amis, séparée des siens, sans appui ni aide, elle se suicide par pendaison à 49 ans.

Sa vie sera multiple, elle traduit Gide et Musset, étudie à la Sorbonne, voyage, écrit, elle écrit sans cesse, partout, coûte que coûte, vaille que vaille selon les jours, dans des coins de table ou du fond d’une alcôve, fait entendre sa voix pour conjurer le sort, apaiser une vie de brûlures intenses.
Peut-être aussi comme le souligne Julia Kristeva que « l’expérience créatrice n’arrête pas de se mesurer à l’expérience de la perte et du deuil impossible de l’objet aimé et perdu ».

Une femme pas comme les autres qui dit : « Ici [à Paris] je suis inutile, là-bas [en Russie] je suis impossible » (1932).

C’est une vraie chance de pouvoir approcher si près Marina Tvsetaeva par le spectacle de Bérangère Jannelle, on sait tous combien il est difficile de rendre vivant une œuvre poétique et à fortiori celle d’une femme de plume singulière « je suis une personne écorchée alors que vous portez tous une armure », ou encore « je suis née pour la solitude magnifique, peuplée d’ombres héroïques, je suis exclue de naissance du cercle des humains » se reconnaissant en Giordano Bruno et Jeanne d’Arc.
Sa fille, Alia en parlant de sa mère disait qu’elle est une « hermine tachée de goudron » qui en langue russe a beaucoup plus de force.
C’est toute la dichotomie de cette grande dame des arts de l’écrit et de la parole que fut Marina Tvsetaeva.

© Stéphane Pauvret

Natacha Régnier, habillée comme un petit notable, redingote bleue, ajustée au corps avec du rouge aux manches, au col et dans le creux du pli du dos, est étonnante d’énergie et d’intelligente, se situant dans différents registres de l’écrit, passant de la biographie, du journal ou des textes poétiques qui eux, sont martelés, dits avec l’énergie du désespoir d’une voix qui veut convaincre. A plus forte raison lorsqu’elle utilise le « je » de la première personne.
Sans cesse elle se débat, elle se fatigue, se traverse de long en large, se dépense physiquement traduisant l’intériorité de Marina Tvsetaeva.

A mi-parcours du spectacle cependant on ressent suite à des longueurs, une petite lassitude, un relâchement dans la concentration même si l’artifice de la scène la présente sur un rocher, munie d’un sabre pour fendre l’invisible, enveloppée d’un long manteau noir, qu’elle manie dans la tempête de neige. Scène qui n’est pas sans rappeler le célèbre tableau « Voyageur contemplant une mer de nuages » (1818) de Caspar David Friedrich, illustrant le poème de Lamartine, « L’isolement ».
Et puis cet étalage d’effets, panneau vertical faisant défiler du texte haché, animaux rouges traversant presque immobiles la scène de part en part et l’énorme morceau de charbon de carton pâte ne produisent pas un résultat convaincant ni ne sont d’une utilité justifiée. Ils auraient tendance à diluer l’essence même de l’œuvre de l’auteur.

Et comme c’est dommage de ne pas nous faire entendre quelques bribes de l’œuvre en russe dans le texte! Marina Tvsetaeva n’a-t-elle pas fait l’effort d’écrire en français avec ce texte « La neige » par exemple en 1923 : « Neige, neige… Toi une, toi foule, toi mille, toi râle, Rafale-la-Saoule, Rafale-la-Pâle, débride, dételle, désole, détale, à grands coups de pelle, à grands coups de balle ».

« Trop a toujours été la mesure de mon monde intérieur ».

Bien sûr on pourrait penser que l’écriture de Marina Tvsetaeva est grandiloquente, dans l’excès, révoltée, mais c’est aussi son époque et sa culture qui veulent cela, tourmentées, impétueuses, passionnées. Marina Tvsetaeva ne contente pas de demie-teinte, ni d’à peu près, elle est tout dans tout et tout le temps.
Ce qui est troublant c’est qu’à chaque phrase, à chaque détour, elle nous touche, elle nous surprend, elle nous bouleverse et l’on chavire. On la sent si proche de nous, si actuelle, elle ne vieillit pas, elle est hors du temps, consécration et plus belle des récompenses.

« Je n’ai pas besoin d’amour mais de compréhension, je veux de la légèreté, de la liberté, de la compréhension ».

Comme elle a raison ! Comme sa tonalité est juste.
Et comme il nous est facile d’adhérer sans retenue à cette profession de foi.

Vivre dans le Feu
D’après
: Marina Tsvetaeva, le recueil de confessions « Vivre dans le feu » et des poèmes
Adaptation et mise scène
: Bérangère Jannelle
Avec
: Natacha Régnier
Collaboration artistique
: Olivier Dubois
Scénographie
: Stéphane Pauvret
Lumières
: Anne Vagli
Son
: Jean-Damien Ratel
Costumes
: Valérie Ranchoux
Coiffure
: Joëlle Dominique
Direction technique et régie lumière
: Marc Labourguigne
Régie son
: Isabelle Fuchs

Du 5 au 15 octobre 2011
Du mercredi au samedi 20h30, le dimanche à 15h30
Dans le cadre du
Festival d’Automne à Paris

Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses, Paris 18e
Métro Abbesses – Réservations 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com

Compagnie La Ricotta : laricotta.fr

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