Critiques // « Utt » chorégraphie de Ko Murobushi, direction artistique de Carlotta Ikeda, Maison de la Culture du Japon à Paris

« Utt » chorégraphie de Ko Murobushi, direction artistique de Carlotta Ikeda, Maison de la Culture du Japon à Paris

Juin 04, 2015 | Commentaires fermés sur « Utt » chorégraphie de Ko Murobushi, direction artistique de Carlotta Ikeda, Maison de la Culture du Japon à Paris

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Ce fut une soirée rare, précieuse, une soirée où l’émotion non feinte, qui vous désarme et vous met à nu, parcourt la salle dans une même communion, un même frisson. Une soirée où la mémoire de ceux qui connurent Carlotta Ikeda, à qui l’on rendait hommage, redécouvraient bouleversés ce solo unique et vibrant, « Utt », transmis par celle-ci à Maï Ishiwata. Et ceux pour qui ce fut une révélation, une découverte inouïe. Ne jouons pas aux comparaisons. En 1981 Ko Murobushi avait pour Carlotta Ikeda chorégraphié cette pièce majeure de son répertoire. Carlotta, avant sa mort, en choisissant de transmettre ce solo à Maï Ishiwata ne se dépouillait pas mais transmettait son art porté à l’incandescence. Maï Ishiwata ne souffre pas de la comparaison et ce serait déplacé de le faire. Elle porte à son tour cette pièce et de façon magistrale. Le Butô est affaire de mémoire. Celle du corps en premier lieu. Une mémoire archaïque, inconsciente et universelle. Maï Ishiwata continue d’explorer cette mémoire fluctuante et fragile qui accompagne le monde, en est l’écho sourd et prégnant. Chaque danseur porte son propre butô. Ce qui en fait sa force et parfois sa faiblesse. Maï Ishiwata ajoute à l’œuvre originelle, sans rien lui retirer, avec l’assentiment de sa créatrice, sa propre sensibilité, sa propre expérience au monde. C’est en approfondir le sens, l’interroger de nouveau, affirmer sa toujours pertinence, dans un contexte social, politique, géographique, humain, en évolution et dont le butô, à travers la mémoire du corps, os et peau, se veut le vecteur. Le danseur butô est à la fois le porteur d’une mémoire singulière, individuelle mais aussi collective. C’est dans l’interaction entre les deux que le butô prend également sa source. La danse de Maï Ishiwata ne tend pas à imiter Carlotta Ikeda mais à explorer cette idée propre au butô d’une mémoire vibrante qui puise dans le collectif et dans l’intime tout à la fois sa puissance et sa richesse. « Utt » c’est en ce sens la rencontre de deux expériences que séparent trente années mais qui se rejoignent sur un thème universel, un terreau commun, le féminin et le cycle de la vie.arton1444-d3730

© Frédéric Desmesure

Et ce solo, itinéraire d’une femme, est tout entier contenu dans ce cri, « Utt ». Un cri sourd et brutal. Celui de l’agonisante, du dernier râle, de l’ultime soupir. Celui de l’enfant qui nait et vagit. Celui de la petite fille qui joue. Celui de la femme qui jouit. Celui de la douleur muette et de la joie hurlée. C’est un spectre qui surgit sur le plateau, un kami au cri guttural, une présence expressionniste et blafarde et qui soudain se métamorphose en vieillarde lubrique dont les bruits de succions et le visage chiffonné ne font qu’un avec le nouveau-né. Saisissant raccourci qui résume avec une intensité dramatique inouïe la traversée de ce solo fulgurant. Et la force de la métamorphose, principe essentiel du butô, ici portée à son acmé. Maï Ishiwata atteint le néant de soi, disparait à elle-même pour s’incarner en de multiples figures, états, émotions. Une existence concentrée dans l’esquisse d’un geste, la contraction d’un poing, un pied froissé, une colonne vertébrale ployée, une cage thoracique gonflée, un visage plissé, un regard retourné. Le mouvement transforme. Le corps entre tension et relâchement, happé par ces mues incroyables, est d’une présence intense et fulgurante. Vieille femme, femme mure, petite fille, nourrisson… Pour finir, animal lové, louve ou lionne, sous le sel qui pleure des cintres, comme le sable d’un sablier brisé, un corps épuisé de tant de vies accouchées, de morts annoncées. Corps dépouillé de toute expressivité, soudain lisse et sans âge, qui désormais se meut lentement, se meurt lentement, se vide doucement de l’intérieur, expire et s’effondre et que résonne le requiem de Fauré. C’est un solo pour une femme sphinge au regard intérieur qui interroge le mystère d’une vie. Grotesque et sublime à la fois, propre à la danse butô, « Utt » est d’une intensité, d’une profondeur qui jamais ne faiblit. Le temps de la danse, le temps du plateau lui-même semble compressé et dilaté tout à la fois, soumis aux cris que sont chaque transformation. Maï Ishiwata se joue des codes butô qu’elle transfigure comme Carlotta Ikeda les transcendait. Elle dépouille chaque geste des clichés accolés au butô et replace ceux-ci dans leurs contextes, leurs véritables définitions et sens, loin de tous contresens, kata expressionnistes contemporains et universelles, signes qui crochètent et fendent l’espace, dont la signification et la valeur ne doit rien au hasard, langage mystérieux d’un inconscient que le corps exsude et traduit. Un corps tout entier investi, hanté de fantômes, de peaux mortes dont Maï Ishawata se dépouille et qui jonchent bientôt le plateau. La radicalité de la danse butô atteint ici, loin de tout maniérisme, une beauté nue, sèche et dépouillée de tout artifice. Somptueuse dans cette exigence qui ne cède pas aux compromis. C’est d’une émotion qui vous terrasse, vous arrache, par sa vérité. Le butô atteint ici quelque chose d’indicible qui bouleverse parce qu’il touche au mystère de la vie, aux arcanes inconscients et collectifs. Tout l’art de Carlotta Ikeda était justement d’atteindre ça, cette vérité fragile et fragmentée qui ne pouvait que vous renverser net.

«Utt »
Direction artistique, Carlotta Ikeda
Chorégraphie, Ko Murobushi
Transmission, Carlotta Ikeda
Danseuse, Maï Ishawata
Musique originale, Osamu Goto
Création lumière, Eric Blosse, Eric Lousteau-Carrère
Régie générale, Laurent Rieuf
Régie son, Kevin Grin

Maison de la Culture du Japon à Paris
101bis quai Branly
75015 Paris
28/29 mai 20h
Réservations : 01 44 37 95 95
www.mcjp.fr

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