À l'affiche, Critiques // Un mois à la campagne, d’Ivan Tourgueniev, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre Dejazet

Un mois à la campagne, d’Ivan Tourgueniev, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre Dejazet

Mar 13, 2018 | Commentaires fermés sur Un mois à la campagne, d’Ivan Tourgueniev, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre Dejazet

© Michel Corbou

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Un mois à la campagne de Tourgueniev mis en scène par Alain Françon, est une création d’une beauté délicate et fragile, sensuelle et radieuse, baignée de folie, d’embrasement soudain, de souffrance et de vie. De vie exacerbée le temps d’un amour impossible, d’un coup de foudre qui mène au bord du précipice. Natalia Petrovna en villégiature s’ennuie. Auprès d’elle, assidu, amoureux, le poète Rakitine, son confident, peine à combler la vacuité qui gagne cette âme capricieuse et fantasque. Le mari, tout à son domaine, ne voit rien. Engagé pour l’été surgit un jeune précepteur moscovite, Beliaev. Sa présence, son innocence, va soudain cristalliser douloureusement les passions. Natalia tombe amoureuse, vacille et sa pupille dont elle assure la protection, aussi. On se ment, on se révèle, on avoue, on se résigne, on renonce, on fuit. Superbe pièce méconnue où il ne se passe rien ou si peu. Rien d’extraordinaire, rien d’autre que la dissection minutieuse d’une passion qui vous ravage brutalement, vous embrase et que l’on éteint pour sauver sa peau où ce qui peut l’être encore. Tourgueniev, en creux, dissèque la passion, celle qui vous trouble profondément et que l’on étouffe, qui vous incendie de l’intérieur. Clinique et sensuelle tout à la fois, c’est d’une cruauté sans pareil et d’une beauté renversante. Tourgueniev méticuleusement, méthodiquement autopsie brillamment le parcours chaotique d’une âme que l’amour révèle et menace de détruire. Mais aussi celui qui fait grandir, Verotchka, la pupille, qui d’enfant deviendra femme et rivale. Deux parcours en miroir. Natalia qui se considérait comme déjà vieille redevient l’adolescente qu’elle n’a sans doute jamais été et Tourgueniev à son sujet entretient le mystère sur son passé. Rakitine lui-même l’affirme qui ne reconnaît plus Natalia. Pièce autant sur l’amour que sur la jeunesse, pièce d’un calme trompeur, tempétueux, et tourmentée donc où Alain Françon fait gronder et éclater l’orage au moment des aveux qui provoqueront la fuite de Beliaev et le départ, victime collatérale et consentante, de Rakitine. Alain Françon orchestre ce maelstrom des sentiments, cette tempête avec une délicatesse, une profondeur sans pareil. Pas d’hystérie passionnelle mais une tension vive et permanente. Nous sommes toujours au bord, sur une crête mais nul, malgré le vertige, ne se jette dans le vide. Plus implosive qu’explosive, tendue, sa mise en scène est d’une très grande fluidité, sans heurt, d’une douceur frémissante. Rapide aussi. Tout à la fois grave et légère. Alain Françon oscille avec justesse, entre le drame et le vaudeville et on rit franchement au détour de certaines répliques et situations. Les répliques, les dialogues coulent comme un filet d’eau, un torrent, en continue, sans obstacle. La ponctuation est flottante. Ce sont les sentiments à vif et versatiles qui scandent et donnent le rythme, à cœur battant, à cœur battu. Il y a comme une urgence à dire, porté sur un seul souffle, vers un autre souffle. Françon n’a pas oublié le sous-titre de la pièce, « récit dramatique ». Rien d’antinomique. Il y a chez les personnages quelque chose, constant, de réflexif. Les dialogues, qui parfois ne se répondent pas, sont ponctués d’étranges incises,  monologues, adresses au public, où le personnage comme arrêté dans son élan mais dans un même geste soudain fait le point, pense à voix haute. Hoquet de lucidité dans ce tourment amoureux qui aveugle. C’est sans doute là comme le disait Stanislavski à propos de cette pièce où  « l’âme des acteurs se dénudent jusqu’à la rendre visible et compréhensible aux spectateurs. » Dans ces récits impromptus, ces parenthèses, où la vérité se révèle nue, même fragile, même fragmentée, tout peut basculer. Car ce qui anime ces personnages, au-delà de leur condition sociale et de ses interdits, c’est leurs contradictions insupportables, insurmontables soudain révélées. A ce jeu-là les acteurs ici tous excellent qui font tourbillonner les sentiments, les émotions dans une valse-hésitation étourdissante.  Anouk Grimberg, Natalia, irradie le plateau si lumineux de sa folie, de son éveil à la sensualité, à l’amour. Qui à part elle peut oser un jeu parfois expressionniste, incongru dans cette partition si délicatement ciselé ? Signe sans doute d’un dérèglement brutal, incontrôlé, qui la projette soudain héroïne d’un roman tragique, tel qu’elle se l’imagine sans doute, avant de s’effondrer brutalement devant la réalité et de renoncer. Et puis il y a cette révélation, India Hair. Comédienne étonnante, d’un naturel époustouflant, d’une insolente énergie qui prend son personnage à bras le corps et lui offre une métamorphose bouleversante et tragique. Gamine mal dégrossie en femme déterminée et vaincue. Car la victime, c’est elle.

 

Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev

Adaptation et traduction de Michel Vinaver
Mise en scène d’Alain Françon
Assistante à la mise en scène Maryse Estier
Décors Jacques Gabel
Costumes Marie de la Rocca
Lumières Joël Hourbeigt
Musique Marie-Jeanne Séréro
Création son Léonard Françon
Création coiffures et maquillages Cécile Kreschmar
Photos Michel Corbou

Avec Nicolas Avinée, Jena-Claude Bolle-Redat, Laurence Côte, Catherine Ferran, Philippe Fretun, Anouk Grimberg, India Hair, Micha Lescot, Guillaume Lévêque
Et en alternance Thomas Albessart, Quentin Delbos-Broué, Anton Froehly

Jusqu’au 28 avril 2018 à 20h30

Théâtre Le Dejazet
41 boulevard du Temple
75003 Paris

réservation 01 48 87 52 55
www.dejazet.com

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