Critiques // « Tout Doit Disparaître » de Laurent Leclerc aux Déchargeurs

« Tout Doit Disparaître » de Laurent Leclerc aux Déchargeurs

Déc 16, 2010 | Aucun commentaire sur « Tout Doit Disparaître » de Laurent Leclerc aux Déchargeurs

Critique d’Anne-Marie Watelet

Pour vivre longtemps, ne pas vieillir…
« Vieillir nuit à votre santé ! C’est le ministère de la santé publique qui le dit ! »

Nous sommes dans une Maison de retraite où Daphné, vieille et honorable dame aux quatre-vingt-dix ans bien sonnés, vient de s’installer. Arrivée là, au hasard d’une promenade en voiture avec sa fille et son fils, si attentionnés pour leur mère ! « Regardez cette maison, elle est magnifique… Je suis sûre qu’on peut la visiter ». Enfermée, la maman ! Livrée aux bons soins des femmes d’été – elle les appelle ainsi, les “cochonnes” nues sous leur blouse blanche ! Mais elle a toute sa tête, Daphné, et même,une lucidité aussi vive que les jambes qui la portent et la font encore danser parfois.

© Laurent Leclerc

Elle nous fait partager son indignation, ses jugements, ses anecdotes au présent, où se mêlent la voix de ses proches qu ‘elle fait exister là, sous nos yeux. Rebelle, franche, elle ira jusqu’à provoquer une révolte collective dans le ventre de cette maison de vieux. Pourtant elle fait preuve d’un naturel doux, ni plaintive ni agressive, ni gâteuse ni vulgaire quand elle s’emporte. Recouvrera-t-elle la liberté ?

Une écriture qui « produit une matière à la fois authentique et inventive »

Deux années de recherches, de rencontres et de témoignages glanés dans ces lieux de fin de vie, avant de découvrir l’histoire de cette pensionnaire évadée, aimant la vie encore, avant de travailler sur un texte polyphonique. Laurent Leclerc et Margaux Delafon (qui est Daphné) ont travaillé au cœur de cette réalité tristement actuelle. Tout est subtilement vrai, juste, et ils ont évité la sensiblerie, le pathétique, principal écueil de ce sujet : après le départ des enfants, le dépit amer de la mère abandonnée laisse vite place à un petit tour de danse. Elle endosse les jeux et les voix des personnes qui l’entourent, qu’elle aime ou qu’elle méprise, toujours avec des pointes d’humour, des regards malicieux ; en trottinant, elle distille en détails ce qu’elle vit au quotidien, évoque des souvenirs du père de ses enfants, eux qui « ont volé tout son argent ». Mais pas question de se laisser abattre ! Le texte, à la fraîcheur imaginative, est teinté d’une poésie simple, et ne comporte pas moins les mots grossiers que Daphné profère dans ses petites colères, elle, si bien éduquée, et parlant bien, comme elle dit.

© Laurent Leclerc

Jeu et mise en scène tout en nuance, qui projette le public dans l’univers du personnage.

Petite salle, petit plateau, petit monde de la maison des vieux et du personnage, seul en scène : une intimité bienveillante accueille le spectateur. La comédienne évolue devant un mur de cartons superposés symbolisant l’arrivée et les affaires de la pensionnaire, le mur qui prive celle-ci de liberté, et peut-être les cases de la mémoire. Se projetant dans un temps dilué, hors-limite, elle a masqué son visage – masque réaliste et très réussi de la vieillesse, et avec lequel Margaux Delafon travaille si bien. Multipliant les points de vue (dialogues inventés et inventifs), toujours dans la peau d’une vieille dame, elle donne vie à tous les personnages et à la protagoniste de façon juste et nuancée : elle maugrée mais ne crie pas, elle se souvient mais ne pleure pas. Repliée sur sa chaise, elle fouille dans son sac, en sort photos et sucreries… Aucun excès, mais un phrasé et des paroles modulés, une démarche, une gestuelle qui nous font croire en la vérité du personnage. Tout dans son jeu est vrai, jusque dans l’expression des yeux, visibles à travers le masque, qui nous renvoient les états émotifs de Daphné. Aucune caricature dans cette mise en scène. Petits pas, voix quelque peu chevrotante, et une complicité malicieuse dans ses monologues auquel le public  est convié (elle offre même des bonbons !). De plus, la comédienne passe savamment d’une voix, d’un jeu à un autre avec vivacité, et les ruptures passent inaperçues, ajoutant au naturel du jeu.
La scénographie fait corps avec le texte et la mise en scène pour représenter réalité et imaginaire. La valse de Chostakovitch fait danser la vieille dame, lorsqu’elle est triste ; une  vidéo de visages de femmes souriantes – des « séniors » comme on dit aujourd’hui –  projetée entre deux tableaux, apporte une respiration touchante au spectacle. Enfin, alors que Daphné cherche la sortie de sa prison parmi les couloirs, l’image d’une perspective lumineuse s’offre à nous.

Un instant très attendu : Margaux retire son masque au final et nous découvrons une jeune et jolie comédienne !

À travers ce personnage attachant et les vies minuscules qui s’y greffent, Laurent Leclerc et Margaux Delafon  nous interrogent intimement sur  le temps, sur ce qui nous attend, et ce quelles que soient notre situation sociale ou notre individualité, et aussi sur la fin de vie des parents et la nôtre, réalité cuisante pour un bon moment !
On ne s’ennuie pas une seconde, en compagnie de cette Daphné, qui peut être l’une ou l’un d’entre nous…

Tout doit disparaître
Texte : Laurent Leclerc (Ed. Les Cygnes, 2008)
Mise en scène : Laurent Leclerc et Margaux Delafon
Avec : Margaux Delafon
Lumières et décors : Laurent Leclerc
Masques et costumes : Margaux Delafon

Jusqu’au 18 décembre 2010

Théâtre Les Déchargeurs
3 rue des Déchargeurs, 75 001 Paris – 01 42 36 00 02
www.lesdechargeurs.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.