Critique d’Anne-Marie Watelet –
Histoires sans paroles
Trois heures de plongée – et de pur plaisir – au fond des sixties et seventies avec le dramaturge et comédien contemporain Alvis Hermanis, dont les créations au Nouveau Théatre de Riga, en Lettonie, ont remporté d’honorables prix. En France, il a présenté, entre autres, « »Les Demoiselles de Wilco », pièce programmée dernièrement au Théatre National de Chaillot, en connivence avec « The Sound of Silence ».
Passionné par le thème de la mémoire, et nostalgique de l’époque tout juste écoulée, il a écrit cette pièce à partir d’improvisations sur les chansons mythiques de Simon et Garfunkel.
Pas d’histoire, pas de rétrospective, pas de leçon… et pas de paroles : un plateau muet ? Négatif. On aura rarement vu tant de vie déployée sur scène. Nous sommes face à une grande pièce communautaire, dans laquelle évoluent des étudiants pleins de vie et de gaieté. Leur hobby se concentre autour de la musique et du rêve. Alvis Hermanis nous entraîne dans l’euphorie d’une liberté conquise et savourée : aucun tabou, aucune conscience du mal, tout est vécu naturellement et instinctivement. Leur plaisir est jubilatoire, nous aimerions, nous aussi pouvoir nous enivrer de ce parfum de liberté !!
© Gints Malderis
« Le passé porte une charge émotionnelle et une aura affective qui me fascine. »
Alvis Hermanis
Explorer le passé pour le metteur en scène, c’est cette fois travailler avec des objets cultes et les comportements de ces jeunes. Il ménage des pauses fréquentes où toute activité physique est suspendue (méditation, rêverie et flirt, sommeil), montrant que le temps, alors, était un ami (on ne les imagine pas se projeter vers leur future retraite !) Scènes importantes tant pour la thématique que pour la composition de la pièce, car elles créent des contrastes rythmiques avec les scènes d’actions. Le sentiment d’éternité chez ces anges hors du temps est bien rendu. Emus, nous sentons à notre tour la paix nous envahir.
Mais l’ensemble de la pièce est aussi marqué par le temps qui passe : Hermanis fait surgir les étapes-clés de la vie qui les font évoluer en toute inconscience : l’âge estudiantin avec le badinage ; l’amour et le mariage ; la découverte de la maternité. Puis, indéniablement les premières bouffées de nostalgie et la conscience d’une époque révolue avant la mort.
Les objets sont un des moteurs du spectacle. On est surpris à un moment donné d’entendre une des mélodies – toujours Simon et Garfunkel – s’échapper d’un flacon ! Métaphore du temps qui s’enfuit et qu’il faut à tout prix retenir, de même que l’appareil photo, clin d’oeil a Antonioni et à son film « Profession Reporter ». En vain, comme le suggère plus tard poétiquement la plume blanche qui s’élève, emportant avec elle des notes de musique. Puis la fantaisie symbolique s’obscurcit, la perte parvient à la conscience… ce qui se nommera nostalgie.
© Gints Malderis
C’est seulement là que le sérieux s’installe, et que nos sourires amusés se figent. En effet, ce spectacle peu commun allie qualités de mise en scène et de scénographie ; la syncronisation avec la musique est parfaite. Un travail intelligent et imaginatif, d’autant plus méritant qu’il est exempt de mots !
Gràce à un jeu d’acteurs exceptionnels, là, tout est innocence, amour, musique et liberté.
Tous les mouvements des comédiens, frappent par la vivacité légèrement saccadée et retenue (précieuse ?) de leur corps, par la mesure et la délicatesse de leurs expressions, bien qu’il s’agisse d’une comédie. Nous pensons aux personnages de Jacques Tati. Même les costumes, variés, tous vintage et colorés, sont de bon ton. Rien dans le jeu ni dans le physique des personnages, n’est laissé au hasard.
Pari brillamment tenu pour cette théatralité du corps seul.
The Sound of Silence
Conception et mise en scène : Alvis Hermanis
Musique : Simon Garfunkel
Scénographie et costumes : Monika Pormale
Photographie : Mara Brasmane
Avec : Guna Zarina, Sandra Zvigule, Inga Alsina, Liena Smukste, Iveta Pole, Regina Razuma, Jana Civzele, Gatis Gaga, Kaspars Znotins, Edgars Samitis, Ivars Krasts, Varis Pinkis, Girts Krumins, Andris KeissDu 4 au 6 mai 2011
Théâtre National de Chaillot
1 place du Trocadéro, 75001 Paris – Réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr