Critiques // « Tempête ! » d’après Shakespeare par Irina Brook aux Bouffes du Nord

« Tempête ! » d’après Shakespeare par Irina Brook aux Bouffes du Nord

Mai 28, 2010 | Aucun commentaire sur « Tempête ! » d’après Shakespeare par Irina Brook aux Bouffes du Nord

Critique de Monique Lancri

Donner à voir et  Don de soi.

Enfin du théâtre que l’on pourrait qualifier de « généreux » ! Car Tempête !, le spectacle conçu et mis en scène par Irina Brook donne (et « se donne ») beaucoup : autant qu’il espère, en retour, recevoir. Force est de constater qu’il reçoit énormément : il n’était que de voir les spectateurs quittant la salle, hier au soir, sourire aux lèvres et cœur en joie. Quelle différence avec tant de représentations marquées au coin du narcissisme et de l’autosuffisance, où le spectateur n’est convié qu’à « jouer » le rôle du miroir, à seule fin de refléter un cérémonial théâtral réduit jusqu’à la complaisance !

© Patrick Lozi

Création et récréation.

De quoi s’agit-il ? D’une « adaptation » de La Tempête de Shakespeare, comme le proclame le programme ? Préférons à ce terme le mot de « création ». Et parlons d’une création à part entière : à partir de Shakespeare et (c’est l’ambition manifeste du spectacle) à hauteur du texte de ce dernier (même si celui-ci demeure inégalable). Il s’agit donc bien d’une création ou, si l’on veut, d’une recréation ; et, tout autant, d’une -création, tant les acteurs empruntent ici des chemins buissonniers lorsque, par exemple, ils se font danseurs ou prestidigitateurs.

L’intrigue.

S’il ne semble pas nécessaire de récapituler en ses détails la pièce de Shakespeare, puisque c’est le spectacle imaginé par Irina Brook qui seul compte ici, nous retrouvons néanmoins l’essentiel du texte qui a servi de source (quatre-vingt cinq pour cent, nous dit-on !), et bien que le nombre des personnages s’en trouve considérablement diminué. Prospéro, le duc de Milan trahi par son frère, chez l’anglais, est   devenu, chez Irina Brook, un ex-roi de la pizza, expulsé de son restaurant par Alonso, puis exilé sur une île presque déserte, avec sa fille Miranda, âgée à peine de trois ans. Vingt-sept ans ont passé. La représentation débute alors que Miranda fête   son trentième anniversaire. Tristement. Car, outre son père, elle n’a pour toute compagnie, depuis son arrivée dans l’île, qu’un charmant esprit des airs nommé Ariel et Caliban, une sorte de monstre, mi-chien, mi-homme, tous  deux, par ailleurs, esclaves de Prospéro.  Mais l’ex-roi de la pizza  est toujours le roi de la magie. Toutes ses connaissances en ce domaine sont consignées dans un livre précieux et son pouvoir réside dans sa baguette magique. Grâce à elle, et avec l’aide d’Ariel, il va provoquer une terrible tempête pour faire échouer sur l’île Alonso, et ainsi se venger de son ennemi de jadis. Mais Ferdinand, le fils d’Alonso, se trouve parmi les naufragés. Il est le premier homme qui se donne à voir aux yeux éblouis de Miranda, laquelle en est transfigurée. C’est le fameux coup de foudre claironné (en anglais chez Irina Brook) par la tirade  « Brave new world… » suivi du coup de théâtre qui abrège la pièce: Prospéro pardonne à Alonso, donne sa fille en mariage à Ferdinand, libère Ariel et Caliban, puis, resté seul sur son île, entame… un jeu de patience. Nous reviendrons sur ce dénouement inattendu.

© Patrick Lozi

Prosaïque / Poétique.

Quand les portes de ce lieu magique, si magiquement théâtral, que sont les Bouffes du Nord s’ouvrent, c’est en toute simplicité que nous nous installons au cœur même de l’île de Prospéro. Celui-ci est d’ailleurs déjà  là en personne, indifférent à notre brouhaha, en maillot de corps, allant, venant, faisant quelques mouvements d’une obscure gymnastique chinoise ou d’un énigmatique  salut au soleil, le tout dans un décor des plus prosaïques. L’ensemble est d’ailleurs marqué au sceau de l’ordinaire le plus quotidien : un incroyable bric à brac d’instruments de cuisine, une table et des chaises en formica datant des années 1960, une sorte d’abri-niche à chien pour le misérable Caliban…Mais rapidement, et fort subtilement, ce décor si prosaïque va basculer dans le magique, le féerique, le burlesque, le comique. De la vulgaire cuisine, nous voici transportés au cabaret, au cirque, au cercle,  au wooden O de la scène élisabéthaine, celui du Globe, du Swan et… des Bouffes du Nord.

Eclairs et Eclairage.

L’éclairage (sans jeu de mots) est éblouissant. Du neutre au rose tendre, de la grisaille d’une cuisine au rouge intense d’un cabaret, la baguette magique de l’éclairagiste nous change d’univers en un éclair sans même que nous y prêtions attention.

Un océan dans une bassine.

© Patrick Lozi

Cinq comédiens interprètent à eux seuls neuf personnages. Tous très performants, ils miment, dansent, chantent, se font à l’occasion acrobates : en permanence le travail du corps est ici mis en avant. Aux deux extrêmes de ces performances corporelles : Ariel et Caliban. Si Ariel virevolte, léger comme l’air, à l’opposé Caliban se contorsionne, recroquevillé sur le sol ou lové sur lui-même dans sa grotte (c’est-à-dire sous les fourneaux). Quant aux épisodes, ils s’enchaînent rapidement, nous surprenant par leur fantaisie ou leur variété. En veut-on quelques exemples ?  De simples poireaux et des carottes chevelues suffisent à Ariel pour montrer à son maître comment, grâce à ses sortilèges, les occupants du bateau ont pu être sauvés. La bassine en fer blanc remplie d’eau dans laquelle il jette les légumes se transforme, par la magie du jeu théâtral, en un Océan déchaîné. A un autre moment, Ariel, encore lui, pour se moquer de deux poivrots et de Caliban rejoue la scène qui vient de se dérouler sous nos yeux, mimant à lui seul les trois personnages, et c’est à mourir de rire. Autre épisode époustouflant, où le burlesque culmine au sublime : pour gagner la main de Miranda, Ferdinand doit réaliser en trois minutes un plat de spaghettis aux moules ! Il faut le voir sauter, gesticuler, jongler avec les casseroles et les tomates à un rythme « d’enfer » où nous retenons notre souffle. Trois minutes plus tard, une assiette appétissante est servie à la table de Prospéro : épreuve réussie !

Un ultime jeu de patience.

D’autres moments non moins savoureux seraient encore à citer. Mais ne revenons que sur le dénouement, en raison de sa tonalité qui tranche avec celle de la pièce à laquelle nous venons d’assister, voire avec l’épilogue sur lequel Shakespeare conclue la sienne. Prospéro a libéré tous les protagonistes sauf… lui-même.  Le voici seul sur son île, c’est-à-dire sur scène. Assis à sa table en formica, en « marcel » comme au début. Mais la situation a bien changé. Il n’a plus son Livre ni sa Baguette (plus de magie possible), plus sa fille, plus  ses esclaves. Le voici, vieux, en naufragé volontaire, n’attendant plus que la mort : patiemment. Pour passer le temps, il entame en effet une réussite avec des cartes : un ultime jeu de patience, s’il en est.

Tempête !
D’après : William Shakespeare
Adaptation et mise en scène : Irina Brook
Avec : Hovnatan Avedikian, Renato Giuliani, Scott Koehler, Bartlomiej Soroczynski, Yamahane Yaqini
Régisseurs : Thibault Ducros, Thomas Boizet, Philippe Jasko, en alternance avec Emmanuel Laborde, Sylvain Buc
Décors : Noëlle Ginefri
Costumes : Sylvie Martin-Hyszka
Création lumière : Arnaud Jung
Son : Thomas Boizet

Du 26 mai au 19 juin 2010

Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis boulevard de la Chapelle, 75 010 Paris – 01 46 07 34 50
www.bouffesdunord.com

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