Critiques // « Suspection », adapté et mis en scène par Enki Bilal au Rond Point

« Suspection », adapté et mis en scène par Enki Bilal au Rond Point

Déc 02, 2010 | Un commentaire sur « Suspection », adapté et mis en scène par Enki Bilal au Rond Point

Critique de Monique Lancri

Un spectacle en noir et blanc

Un début qui tient du coup de poing : au milieu du plateau, totalement nu par ailleurs, une sorte de lit (de morgue ? de torture ?) en métal noir, sur lequel est allongée, ligotée, une jeune femme (Evelyne Bouix), habillée « à la Enki Bilal » (du moins pour qui connaît bien les bandes dessinées de cet auteur). Sévère uniforme noir, lourdes chaussures de marche, noires également. A cette vision, on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre machine à torturer imaginée par Kafka, longuement décrite dans La colonie pénitencière, et cela d’autant plus qu’une traînée de sang – seule tache de couleur dans cet univers en noir et blanc – macule la joue de la prisonnière. La comparaison va s’avérer pertinente.

© Giovanni Cittadini Cesi

Mais la torture à laquelle nous allons assister n’aura rien de physique, elle sera purement psychologique. Derrière la fragile jeune femme surgit, en effet, projetée en noir et blanc sur un écran situé en fond de scène, une espèce de monstre : le gros plan d’un visage réduit à un nez gigantesque et à deux lèvres énormes toujours en mouvement. Car cette bouche démesurée va questionner, harceler, aiguillonner sans relâche la jeune femme. Sa voix est celle de Jean-Louis Trintignant, magnifique ici de présence en dépit de son absence physique sur le plateau et de sa réduction en cette projection visuelle, à ces quelques traits hypertrophiés de sa personne : une voix autoritaire, sèche, froide, incisive et coupante tel que le serait l’instrument d’un bourreau ; c’est la voix du « Grand Manipulateur », nous dit Bilal, le concepteur et le metteur en scène de la pièce.

Inspection, Suspicion et Suspection.

Et c’est alors que l’on se surprend à essayer de parcourir le registre des connotations ouvert par le titre pour le moins sibyllin de la pièce : « Suspection ». Ce néologisme est-il un mot-valise ? A l’évidence, la réponse est oui, mais sans que l’on sache très bien quoi mettre dans la valise de ce mot nouveau, et c’est tant mieux. Suspection n’est pas sans convoquer à l’esprit suspicion, son presque homonyme. Mais la femme ligotée sur son tripalium de lit n’est pas seulement tenue pour suspecte, elle fait l’objet d’une convocation, d’une audition, d’une inspection, d’une mise en condition et, pour finir, d’une mise en complète subordination de la part de ce Grand Inquisiteur qu’est le Grand Manipulateur, toutes tâches qui justifient pour cette torture d’un nouveau genre (mais est-ce bien nouveau ?) l’invention du nouveau mot « Suspection ».

© Giovanni Cittadini Cesi

Suspection et Souscription.

D’ailleurs ce suspection se double vite d’une souscription. Ce vocable neuf est en effet inscrit en lettres dorées tout en bas de la table noire, telle une inscription sur une pierre tombale. Et nous voici, du coup, lancés sur une autre piste. Nous voilà branchés sur un phénomène d’outre-tombe. Car lorsque la table se relève à la verticale, comment ne pas songer que c’est le corps de la femme morte qui cherche à sortir du tombeau pour affronter les questions de mystérieuses instances supérieures, pour rendre des comptes, pour répondre d’une vie enfuie et des rencontres qui l’ont émaillée? Ce que lui demande en permanence le Grand Manipulateur, c’est en effet de préciser, d’authentifier ses souvenirs concernant Untel, et puis Untel, et encore Untel, et puis tel autre encore : ad nauseam. Mais tous ces gens ne sont jamais, par lui, appelés par leur nom ; ils ne sont désignés que par des numéros : 1O1, ou bien 295, ou encore 7 ; et ainsi de suite, toujours listés dans le plus grand désordre par la Voix qui déroule sans fin leur litanie. A leur propos, la mémoire de la femme ligotée ne connaît aucune défaillance. Aucune hésitation pour valider tous ces souvenirs malgré les « Vous confirmez ? » dubitatifs, toujours proférés selon une intonation qui tient du leitmotiv le plus administratif. La femme ligotée n’est d’ailleurs elle-même qu’un numéro parmi ceux qu’égrène la Voix, ainsi que Evelyne Bouix nous le montre avec emphase lorsque, interrompant les saluts en fin de représentation, elle nous présente son dos sur lequel est imprimé – mais qui ne l’avait déjà soupçonné ? – le code barre de son numéro.

© Giovanni Cittadini Cesi

Où le compte ne fait pas le conte.

Pendant une heure trois quarts, Evelyne Bouix va donc s’évertuer à nous décrire, pour ne les faire revivre que le temps bref de leur évocation verbale, toute une série de personnages hauts en couleurs, en une suite de portraits extraits (par Bilal) du livre de Fabienne Renault « Mémoires d’une teigne. » Des portraits brossés à gros traits. Amusants, drôles, souvent truculents, parfois scabreux : on pourrait multiplier les adjectifs à leur égard pour exposer combien ces personnages ne peuvent être qu’attachants. Et pourtant, force nous est de reconnaître qu’au bout du compte, et parce que le compte de ces destins interchangeables s’avère sans fin, l’ennui, très vite, s’installe. Car comment, malgré l’indéniable talent de la comédienne, ne pas être gagnés par une certaine somnolence à l’audition d’une liste dont le principal effet consiste à diluer les singularités d’une vie, à les gommer pour les insérer dans la neutralité d’une énumération? Même si Evelyne Bouix se dépense « sans compter » pour nous montrer, par son jeu, en quoi ces portraits diffèrent les uns des autres, l’impression qui s’impose est celle d’une infinie répétition : lassante et endormante.
Et la mise en scène n’est guère faite pour nous réveiller. Ce n’est pas parce que la table parfois pivote sur elle-même ou se verticalise, ce n’est pas non plus parce que nous avons droit à quelques pannes électriques de la machine, que la monotonie du spectacle s’en trouve rompue.

Malgré deux formidables comédiens, un metteur en scène intelligent et un écrivain de talent, le spectacle ne « prend » pas, ne nous prend pas, et, hormis la surprise du tableau initial, ne nous surprend pas.

Enki Bilal aime à dire qu’il aime prendre des risques afin de se surprendre lui-même : osons lui souhaiter d’oser nous surprendre encore davantage.

Suspection
Texte : Fabienne Renault, extraits de « Mémoires d’une teigne » (Ed. Spengler, 1994)
Adaptation et mise en scène : Enki Bilal
Avec : Evelyne Bouix, et la voix de Jean-Louis Trintignant
Décors : Enki Bilal
Assistante à la mise en scène : Delphine Gustau
Bande sonore : Goran Vejvoda
Costumes : Mimi Lempicka
Accessoiriste : Claire Gothon

Du 30 novembre au 30 décembre 2010

Théâtre du Rond Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75 008 Paris – Réservations 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr

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