© Gérard Béringer
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Il est des performances qui vous arrachent de votre confort de spectateur, vous déstabilisent jusqu’au malaise mais qui au final vous bouleversent parce que cet instant suspendu est un moment de vérité nue, âpre, où l’artiste, s’il ne dépose pas les armes, pose le masque. C’est de Mark Tompkins sans doute la performance la plus dure, la plus radicale, dernier pied de nez d’un formidable danseur vieillissant, terriblement lucide, qui ose dire enfin sa vérité, son épiphanie. Une mise à nue au réel comme au figuré, sans apprêt, voire brutale, à commencer pour lui-même. Cette grande carcasse qui se déshabille d’emblée, affirmant sa sexualité dans une scène aussi brève que violente, s’offrant nu, corps marqué par l’âge, son art et la maladie, délesté du poids de la performance absolue, se raconte. Un récit autobiographique, un hommage à sa mère. L’enfance américaine, enfant allergique, petite fille manquée, la révélation de son homosexualité, le départ en France, sa bipolarité, le sida. Rien n’est éludé. Les jeux avec la petite Suzie sa voisine et déjà le goût du transformisme. Les allergies purulentes qui vous excluent. L’homosexualité considérée par le père comme une anormalité. L’addiction médicamenteuse qui abrutit et le verdict de la bipolarité. La sexualité et l’annonce brutale et glaciale de sa séropositivité… Liste noire et pourtant aucune surenchère. L’élégance, la douceur de Mark Tompkins sont bien là, à ne pas en rajouter davantage. La chanson, elle, déleste de la douleur, supplée désormais au corps qui désormais faillit et dont il prend acte sans heurt, en apparence. Cette vérité assénée illumine brutalement la question posée déjà dans ses dernières créations, le vieillissement, le renoncement, la transmission, la mort. Mais c’est aussi une clef qui démontre la cohérence d’une œuvre conçue comme l’affirmation d’une identité et acte de résistance. Dès 1998… Lui l’homosexuel séropositif, danseur aujourd’hui considéré comme déjà vieux, imposant en pionnier la question de l’identité, la question queer et le genre dans la danse contemporaine, brassant le cabaret, la performance et la danse en un seul geste, avec ses Hommages* s’inscrivait délibérément dans le sillon de ceux et celles à qui il rendait justice dans des solos dynamitant les codes de la représentation classique et de l’hagiographie usuelle. Nijinski, homosexuel affranchi qui dansait sa folie. Valeska Gert, juive qui piétinait dans les cabarets berlinois de sa danse expressionniste le nazisme. Joséphine Baker échappée de la Revue Nègre dans un Paris colonialiste, femme noire émancipée et résistante. Harry Sheppard, son mentor, mort du Sida. Quatre figures traversées de la même rage de vivre et de danser, ce qui revient au même, et autant d’avatars pour Mark Tompkins. Cette rage qui traversait la mère de Mark Tompkins avant qu’elle n’entre en agonie. Rage cristallisée dans la danse pour Mark Tompkins, sublimée, devenue acte de résistance, dans le prolongement de ses aînés expurgés par lui des clichés ordinaires sinon sortis de l’oubli. Et devant cette confession abrupte d’une vie traversée et dont il faut en partie se délester, dans cet état aujourd’hui de transition que souligne le dispositif scénique singulièrement austère de son complice scénographe Jean-Louis Badet, une zone de transit, où, enveloppé du manteau de Nijinski, Mark Tompkins se débarrasse de quelques éléments, autant de signes des créations passées qu’il laisse délibérément derrière lui, faisant table rase sans nostalgie, on reste saisi par cette présence hors norme, magnétique dont le regard malicieux voire ironique, parfois douloureux, ne vous lâche pas dans ce dispositif trifrontal qui joue de sa proximité. Ce n’est sans doute pas son dernier tour de piste encore moins son chant du cygne. L’amorce d’une dernière étape peut être. Il ne danse pas, il ne danse plus, à peine quelques pas esquissés comme un souvenir fugace, un au-revoir à ce qui fut, certes, mais ce corps si mobile porte les traces indélébiles de son histoire. Et après tout qu’est-ce que danser ? Et au-delà ? Ce qu’il affirme et démontre là sans concession aucune c’est qu’il est formidable pour un danseur de vieillir lesté ainsi du poids d’une vie consacrée à son art, reflet d’une vie d’engagement, les deux étroitement tressés. Que cette danse qui fut le reflet de son identité, puisant dans les racines de l’enfance, prolongée par les épreuves d’une vie confrontée à la différence, imprègne de façon immarcescible ce corps désormais fatigué. La présence affirmée, son intense densité, suffit. Etre là dans la pleine conscience de sa présence, c’est encore de la danse, une histoire de résistance, toujours. Qu’importe alors les ravages du temps. Parce que la danse, semble affirmer avec raison ce performer c’est toujours plus que la danse. Stayin’ Alive, rester vivant… Mark Tompkins bouge encore, résiste toujours.
Stayin’ Alive, à ma mère conception, textes et interprétations Mark Tompkins
Scénographie, costume et dramaturgie Jean-Louis Badet
Mise en scène de Frans Poelstra
Direction technique David Farine
Lumière Titouan Lechevalier
Du 20 au 22 mars 2018 à 21h
Centre national de la danse
1 rue Victor Hugo
93500 Pantin
Réservations 01 41 83 98 98
www.cnd.fr
* Les quatre solos qui forment Hommages se joueront réunis le 13 et 14 avril au CND de Pantin à 19h.
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