Critiques // Qui a peur de Virginia Woolf ? d’E. Albee, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de l’œuvre

Qui a peur de Virginia Woolf ? d’E. Albee, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de l’œuvre

Jan 15, 2016 | Commentaires fermés sur Qui a peur de Virginia Woolf ? d’E. Albee, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de l’œuvre

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Dunnara Meas

Une nuit blafarde dans une antichambre rouge propre aux tragédies. Un couple se déchire à belles dents. Perverse et narcissique, une représentation hallucinée en huit clos devant un jeune couple invité, aspiré bientôt dans cette spirale d’une violence infernale. Règlement de comptes où les insultes cinglantes pleuvent et sifflent comme autant de coups de cravache.  Georges et Martha se livrent une guerre frontale et totale. Un affrontement verbal à la violence inouïe. Entre mensonges et vérités, amertumes et rancunes. Qui a peur du grand méchant loup ? Qui a peur de Virginia Woolf ? De cette contine enfantine, de cette blague universitaire qui donne son titre énigmatique à cette pièce, un chef d’œuvre, nous n’aurons pas la clef. Si elle amorce la confrontation, elle éclaire surtout et brutalement la fin où les masques tombent. La vérité ou son illusion se révèle dans toute son ambigüité.  C’est un abyme qui s’ouvre sous nos pieds. La terreur, car il s’agit bien de terreur, ressentie devant cette scène de ménage hors-norme où les alliances, versatiles et fragiles, se renversent et les rôles s’inversent,  victimes et bourreaux tout à la fois, fait place à l’incrédulité et la stupéfaction. Ce jeu diabolique  et retors – jeu d’esprit, jeu de rôle, jeu de massacre – contenait sa part d’humanité aussi terrifiante soit-elle. Une histoire de solitude. Ni vainqueur ni vaincu. Jusqu’au prochain round.

Ce quatuor, ce duel, Alain Françon l’équarrit et met les chairs à vif. Un travail au scalpel, minutieux et précis. Une mise en scène fluide, débarrassée de toutes scories, désencombrée de tout artifice, de toutes références. Plateau nu, mur et moquette rouge fatiguée, c’est une arène sanglante qui porte encore les stigmates des combats passés. Traces d’usure et de frottements à l’image de Martha et Georges. Et dans ce lieu presque vide, débarrassé de références bourgeoises, les personnages sont à nu, désossés, derrière leurs mensonges et leurs convenances. La parole circule, rebondit, rapide, explosive, abrasive. Pas de temps morts. A peine le temps de finir son verre qu’on le remplit à nouveau.  A peine a-t-on achevé l’autre qu’il se relève et vous blesse à son tour. Les corps vacillent, plus  ivres de paroles acides assénées que de d’alcool ingurgité. On vomit sa haine et sa bile. Alain Françon serre au plus près cette confrontation et ne permet aucun relâchement. Les trêves, les accalmies sont sous tension, toujours. Et cette tension qui jamais ne retombe, Alain Françon la mène jusqu’au bout sans relâche. Il y a comme une volonté d’épuisement réitérée, une mécanique à friction, qu’Alain Françon soulève et développe. Mais il ne dévoile rien, la mise en scène n’anticipe jamais, n’annonce rien d’autre que ce qui est dit, avance pas à pas dans cette confrontation et fait de chaque instant de ce duel une révélation bientôt démentie. Et c’est un piège somptueux dans lequel nous tombons, un gouffre qui s’ouvre sous nos pieds. Alain Françon épouse les méandres et les soubresauts de ce combat mené avec une sécheresse et une rapidité d’exécution qui laisse pantois et nous déstabilise. Jusqu’au final dans une aube blafarde qui éclaire à peine le plateau mais dénonce une vérité proprement ahurissante.

Et parce qu’il bénéficie d’un quatuor d’acteurs époustouflant. Ce qu’ils offrent sur le plateau, ce qu’ils font c’est du grand art. Evitant avec habilité les pièges tendus par leur personnage c’est en creux qu’ils dessinent la complexité et l’hystérie latente de chacun d’entre eux. Bientôt dénudés, au sens figuré, ils s’avèrent monstrueux. Ainsi, Nick et Honey, le jeune couple invité, n’échappe pas à l’emprise de Matha et Georges qui nous les révèlent tels qu’en eux mêmes, loin de toutes convenances sociales. C’est cette révélation progressive et presque incroyable, cette métamorphose qui s’opère progressivement qui est rendue de façon imperceptible et subtile qui donne tout son poids à l’interprétation donnée.

Et puis il y Dominique Valadié… La quintessence d’un art porté ici à son summum. Jamais dans l’hystérie, toujours sur une crête, une ligne fragile jamais dépassée. Toute entière à son personnage hors catégorie, immergée voix et corps dans ce texte incroyable, qu’elle déploie comme on déploie un paravent, qui cache et qui révèle tout à la fois, elle offre, sans surenchère aucune, une folie latente, une fragilité, une force et un mystère bluffant. Cette façon unique d’être sur le plateau, d’en faire ici son champ de bataille, d’occuper et traverser l’espace avec tant d’intelligence, de s’emparer d’une parole qu’elle cisaille et cisèle… Cette petite silhouette noire soudain fragile, assommée provisoirement, qu’enserrent les barreaux de l’escalier qui la protègent soudain et l’enclosent tout à la fois, image finale terrible, illusoire sans doute encore, c’est sans doute cette Martha-là que nous attendions et que Dominique Valadié nous offre comme une clef possible. Une vérité enfouie. Et c’est justement parce qu’elle n’enferme pas son personnage, qu’elle lui offre en quelque sorte une ouverture, que Dominique Valadié fait de Martha un magnifique personnage et non une performance d’actrice.

Qui a peur de Virginia Woolf ?
Texte Edward Albee
Mise en scène Alain Françon
Assistant mise en scène Nicolas Doutey
Décor Jacques Gabel
Costumes Patrice Cauchetier
Assisté de Anne Autran
Lumière Joël Hourbeigt
Musique originale Marie-Jeanne Séréro
Avec Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Julia Faure, Pierre-François Garrel

Du 8 janvier au 3 avril 2016
Du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 15h

Théâtre de l’œuvre
55, rue de Clichy – 75009 Paris
Réservations 01 44 53 88 88
www.theatredeloeuvre.fr

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