Critiques // « Que faire ? (le retour) » mis en scène par Benoit Lambert à la Colline

« Que faire ? (le retour) » mis en scène par Benoit Lambert à la Colline

Juin 19, 2011 | Aucun commentaire sur « Que faire ? (le retour) » mis en scène par Benoit Lambert à la Colline

Critique de Hugue Bernard

Un spectre hante le placard…

Drôles de livres de recettes, préférant à la soupe dans la cuisine l’odeur corrosive des cocktails façon Molotov ! L’histoire ? il n’y en a presque pas. N’avait-on pas décrété, il y a quelques années, la fin de l’histoire ? Avec la fin des idéologies –du moins, celles d’en face ! et l’avènement de l’ordre nouveau (Voir à ce sujet “United emmerdements of the new order”, de Jean-Charles Massera ) on allait pouvoir mettre au panier les vieilles idées, proclamer la supériorité de l’économie sur la politique et vendre du bonheur pour pas cher. Hélas, les spectres ont la dent dure et le boulet bien ferme : mis au placard, ils ressurgissent dans le tiroir-caisse. Le conte chasse les comptes qui chassèrent les comtes. Une fable, on vous dit.

© Elisabeth Carecchio

Jugez plutôt. Un couple d’un certain âge s’ennuie, de cette sorte d’ennui caractéristique de la classe moyenne occidentale, entre la cuisine et le bricolage, quand une considération métaphysique de Descartes, échappée par Madame, éclate sur la toile cirée. La réaction est brutale : ce couple, qui n’en avait pourtant plus beaucoup, décide de plonger dans l’Histoire, sans complexes et avec joie : Nietzsche, Mai 68, Kant, Vainegem, Deleuze, Lénine, la Révolution Française, Marx, la Révolution Russe, Maupassant, Proudhon … L’art est également dévoré, avec un appétit naïf. Malevitch pose question. La célèbre performance de Beuys ( “I like america and america likes me”, 1974) et son chacal donne lieu à une réappropriation jouissive. Tout y passe, avec la joie des enfants explorant leur bac à sable et les éclats de rire d’une comédie de boulevard.

C’est ce qu’il y a de formidable dans cette pièce : le plaisir. Ce couple s’amuse et nous aussi. Il y a là quelque de chose de formidablement décomplexant. Dans cette exploration, les deux personnages, un peu éteints, un peu usés, vont se réapproprier l’histoire -et la pensée – et l’action ! L’impuissance, l’aphasie, symptomatiques de notre époque sont balayées, emportées par un grand coup de balai politique, qui en dépoussiérant l’intellect ravage le salon…

© Elisabeth Carecchio

Parce que Mr et Mme Tout le Monde ont leur propre manière de faire. Ils trient, ils jettent, ils gardent. « La révolution française ? on jette !», « La démocratie en Amérique, de Tocqueville ?On jetteMais, la démocratie ?… En Amérique : jette, j’te dis ». Ils font des tas, avec les faits, avec les livres. Ils ordonnent l’histoire comme on range son grenier.

Tout se déroule dans un grand cube blanc (disons plutôt, un grand parallélépipède rectangle blanc…), équipé dans son tiers gauche d’une cuisine type Ikéa et entièrement vide dans le reste. Ce grand espace vide, figurant évidemment le cadre routinier du salon, fonctionne comme une métaphore. Il est la matérialisation de l’espace à explorer, à redécouvrir. Comme un champ de pensée à défricher en toute liberté. Le couple fait des tas de livres comme des amas de pensée, dans un espace redevenu possible. Espace mental, mais aussi physique, lieu de la tentative. La référence à Beuys, entre autres, donne lieu à une drôle de ré-interprétation de la performance. « Performing », agir, accomplir. Que (faire) ? Voilà déjà un gros bout de la réponse : faire. La pièce n’en donnera pas plus, malgré le clin d’œil final. Massera et Lambert ont une chose en commun avec Lénine et son Que faire ? de 1902, voire avec Tchernychevski et son Que faire ? de 1862 : la croyance au politique. Quand un individu, quel qu’il soit, écrit « Que faire ? » en prétendant y répondre, il faut une foi immense dans l’action et sa capacité à transformer le monde. A une époque où les cercles décideurs ont abandonné cette notion de politique, tout un chacun n’a qu’à se baisser pour la ramasser. Quitte à la fourrer dans des lieux incongrus : « excuse-moi, mais je vois vraiment pas pourquoi tu pourrais pas penser dans ta cuisine ». Le ton est donné : on s’amuse, mais sous la phrase anodine, une pensée pas si naïve est à l’œuvre.

© Elisabeth Carecchio

On sort de ce spectacle ragaillardi. Ému aussi, parce que François Chattot et Martine Schambacher forment un couple formidable de tendresse et de complicité, géniaux d’interprétation. Chattot, avec son allure bonhomme à la Tati, est tout aussi drôle que bouleversant quand il chante « Faut vivre », de Mouloudji. Schambacher est stupéfiante en femme qui s’envoie se promener elle-même, osant tout avec une folie communicative. Parce que franchement, défendre la révolution russe, se payer la poire de Tocqueville et revenir sur mai 68, sans paraître ringard, et en faisant qu’on y croit, qu’on veut y croire, c’est fou, non ?

Alors, Que Faire ? (le retour) ? On garde !

Que faire ? (le retour)
Textes : Jean-Charles Massera, Benoit Lambert (and guests…)
Mis en scène : Benoit Lambert
Avec : Martine Schambacher et François Chattot

Du 8 au 30 juin 2011

Théâtre de la Colline
15 rue Malte-Brun, 75020 Paris
www.colline.fr

Be Sociable, Share!

Répondre

You must be Logged in to post comment.