Critiques // Critique • « Quartier Lointain » d’après le manga de Jirô Taniguchi par Dorian Rossel au Monfort Théâtre

Critique • « Quartier Lointain » d’après le manga de Jirô Taniguchi par Dorian Rossel au Monfort Théâtre

Sep 30, 2011 | Aucun commentaire sur Critique • « Quartier Lointain » d’après le manga de Jirô Taniguchi par Dorian Rossel au Monfort Théâtre

Critique de Hugue Bernard

Certains projets tiennent de la gageure et on se demande comment ils vont aboutir, tant les grands écarts qu’ils supposent laissent perplexes. C’est le cas du projet de Dorian Rossel et de la Cie STT, qui reprennent l’œuvre du grand mangaka Jirô Taniguchi, Quartier Lointain, au théâtre Silvia Monfort, en partenariat avec le Théâtre de la Ville. Bien que déjà largement reconnue, on ne dira pas assez à quel point cette œuvre de Taniguchi -qui est à bien des égards le plus franco-belge des dessinateurs japonais- mérite d’être connue, tant elle émeut par sa délicatesse et sa poésie. On reconnaît souvent les chefs-d’œuvre à leur sobriété : Quartier Lointain impressionne tant par sa profonde sensibilité que par sa maîtrise graphique, épurée et magistrale.

© Carole Parodi

Dans ces conditions, sa transposition à la scène ne pouvait que susciter l’attention en même temps qu’une légère crainte tenant à l’hétérogénéité radicale des deux modes d’expressions. Le moins que l’on puisse dire est que le grand écart est exécuté avec brio. Rossel puise avec intelligence à la poésie, à l’émotion et jusqu’à la sensibilité graphique de l’œuvre, tout en ne cherchant pas outre mesure –écueil que l’on pouvait redouter- à reproduire le manga.Bien sûr, il y a cette histoire si étrange et à laquelle la dramaturgie reste fidèle. En 1998, un homme de quarante-huit ans, un « beauf » (ce concept fonctionnerait-il en japonais ?) prend un train par mégarde, au lendemain d’un congrès professionnel trop arrosé. Quand il s’en rend compte, il est revenu dans sa ville natale. Il s’y promène et s’y endort, dans le temple où repose sa mère. Il se réveille en 1963. Il a quatorze ans et son corps d’enfant. Surtout, il a ses parents, inquiets de son absence, et un père, son père !, celui qui a quitté sa famille sans raisons, un soir d’août de la même année.
Il n’y a pas, ni dans le manga, ni dans l’adaptation, la volonté de rendre spectaculaire cet évènement fantastique. Cela tient plus du glissement, comme un pas de côté, un battement singulier d’horloge, d’une situation connue à un lent voyage vers soi-même. Il est donné à cet homme une seconde chance, sans que l’on sache ni comment ni pourquoi, l’occasion de se réconcilier avec son passé, avec son histoire, avec un père disparu à qui il n’a jamais pardonné sa fuite, avec lui-même et ses propres enfants. En tentant de ré-écrire l’histoire, de retenir son père, il va se retrouver lui-même en filigrane, et l’image du père va se superposer à celle du fils de quarante-huit ans.

© Carole Parodi

Cette extraordinaire générosité du destin, cette main tendue d’on ne sait où, est poignante. Mathieu Delmonté incarne cet homme, ce fils, de façon magistrale. Son visage rond, lunaire, son grand corps, rayonnent de bonhomie douce. Il incarne superbement ce glissement doux de la trivialité quotidienne au réenchantement progressif d’une enfance revécue. Quelle émotion, quelle tendresse il y a, sous la casquette d’écolier, dans cet enfant qui soudainement comprend son père, l’adulte régressant au cocon familial, ou l’homme blasé qui redécouvre soudainement ses émois d’adolescent amoureux. Exaltation du (re)commencement sur une route déjà connue !
Dorian Rossel n’a pas peur de rentrer dans son sujet, et le fait avec intelligence. Il fait tournoyer autour de cet homme, pris dans le vertige de son histoire, une foule de personnages, incarnés à la volée par six ou sept comédiens en changement permanent. Il le fait aussi avec de la finesse : chaque personnage, chaque lieu, est évoqué plus qu’incarné, par un objet ou un accessoire signifiant, blouse d’écolier, tableau noir, banc, etc… Pour adapter le manga, Rossel affirme l’espace du théâtre et de la théâtralité. D’ailleurs, il prend ses distances avec le caractère japonais de l’œuvre : comme pour les lieux et les gens, les références sont esquissées, plus qu’affirmées. L’ensemble y gagne en légèreté. En humour aussi. Non seulement Dorian Rossel ose de joyeuses impertinences, mais il se dégage en plus de cette troupe une belle énergie collective, un entrain communicatif. Le spectacle est baigné d’une humanité généreuse, encouragée par la partition musicale que jouent sur le plateau deux musiciennes.

© Carole Parodi

L’un des tours de force de Rossel est la réponse qu’il propose aux questions que pose l’adaptation d’une œuvre graphique sur un plateau. Du côté de la mise en scène, il met en avant l’artifice de la représentation, la dimension proprement théâtrale de l’action, ce que suggère la disposition du décor, rejeté au fond du plateau qui lui reste vide et nu. Ce décor fonctionne comme un rappel de la BD, mais en même temps, plus que cela. Comme plaqué en fond de scène, il évoque irrésistiblement la planéité de l’espace de la représentation graphique. Fonctionnant par grands pans quadrangulaires, disposés sur plusieurs plans, soit physiquement, soit par l’action de la lumière, il tient à la fois du système des planches propres à la BD mais aussi au cinéma (cette dimension cinématographique est aussi forte dans l’œuvre de Taniguchi que dans son adaptation) qu’à un univers pictural et un système perspectif propre à l’art japonais, dont on sait comme il a influencé notre propre rapport artistique à la représentation du réel. La mise en scène joue en permanence des possibilités qu’offre cette perspective en plans rabattus, matérialisation de l’étrangeté de la situation du personnage dont toute l’existence se redéploie simultanément sur un seul plan d’existence, à multiples niveaux. Ce jeu du décor et de la perception perturbe la construction perspective, en confondant les espaces, les verticales et les horizontales. La scène de la sieste sous les arbres est particulièrement frappante. Ce pourrait n’être qu’un effet de manche, un artifice spectaculaire rendu nécessaire par l’exigence de traduire absolument le manga sur scène, ce n’est pas le cas. Tout cela est fait avec beaucoup d’intelligence, avec un regard sûr et vif.
Quand on connait le Quartier Lointain de Taniguchi, on ne peut que s’enthousiasmer du travail de Dorian Rossel et des comédiens de la compagnie STT. Si on ne le connait pas, voilà une formidable occasion de se mettre à la page !

Quartier Lointain
D’après : le manga de Jirô Taniguchi (© 1998/Shogakukan Inc, Ed. Castermann)
Adaptation : Cie STT (Super Trop Top)
Mise en scène : Dorian Rossel
Collaboration artistique : Delphine Lanza
Scénographie : Sylvie Kleiber
Dramaturgie : Carine Corajoud
Avec : Rodolphe Dekowski, Mathieu Delmonté, Xavier Fernandez-Cavada, Karim Kadjar, Delphine Lanza, Elodie Weber, Patricia Bosshard (musique), Anne Gillot (musique)
Musique originale : Patricia Bosshard, Anne Gillot
Assistante à la mise en scène : Laure Bourgknecht
Lumière : Bastien Depierre
Costumes : Barbara Thonney, assistée de Nicole Conus
Vidéo : Jean-Luc Marchina

Du 27 septembre au 29 octobre 2011
Du mardi au samedi à 20h30

Montfort Théâtre
106 rue Brancion, Paris 15e
Parc Georges Brassens, Métro Porte de Vanves – Réservations 01 56 08 33 88
www.lemonfort.fr

www.supertroptop.com

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