Critiques // « Philoctète & Ravachol » de Cédric Demangeot à la Maison de la Poésie

« Philoctète & Ravachol » de Cédric Demangeot à la Maison de la Poésie

Jan 23, 2010 | Aucun commentaire sur « Philoctète & Ravachol » de Cédric Demangeot à la Maison de la Poésie

Critique de Bruno Deslot

Deux destins malheureux

Héritier des armes divines, livrées par Héraklès, Philoctète est le dépositaire de l’arc et des flèches sans lesquels Troie ne peut être prise. Philoctète invincible, mais aussi blessé et incurable, n’a jamais pardonné aux Grecs, dont Ulysse, de l’avoir abandonné neuf ans plus tôt sur une île déserte, pour ne plus avoir à supporter ses hurlements et la puanteur de sa plaie. Voilà un homme humilié par la souffrance, livré par son propre camp à une solitude absolue, et qui, neuf ans après, ne revoit les visages de ses semblables que pour être à nouveau trahi. Mais dans le poème de Cédric Demangeot, Philoctète refuse de confier à Ulysse, l’arc d’Héraklès et surtout de revenir à Troie. Il crie sa haine des Grecs et choisit de rester seul sur son île, une situation d’exclusion qui lui fait connaître la vie. Figure de résistance aux yeux des Grecs au « corps glorieux » et au destin de Vainqueurs, Philoctète converse avec « la vraie » vie de manière rimbaldienne tout comme Ravachol dont l’auteur tente d’interroger la figure si controversée à la lumière d’un dialogue d’une profonde humanité. Célèbre anarchiste français, mort guillotiné à l’âge de 33 ans en 1892, Ravachol « le terroriste » ayant commis des crimes de droit commun, rendu célèbre par son action militante et sa déclaration politique au procès de Montbrison, se raconte, s’offre au public dans un échange intime d’une grande intensité.

Une profonde leçon d’humanité

Patrick Zuzalla met en vis à vis le personnage mythologique et l’anarchiste français dans un nihilisme destructeur qui s’achemine vers toujours plus d’humanité. Images paradoxales et pourtant si proches de deux personnages pour lesquels l’auteur, Cédric Demangeot, brise le mythe afin d’interroger l’homme, les hommes dont le destin s’inscrit aux confins de l’exclusion. Deux poèmes en vers, ravachol et Philoctète, qui s’enchaînent pour dire tout ce qui leur est possible de dire dans un dialogue d’une étonnante contemporanéité, faisant résonner la vie intérieure du mythe pour mieux l’humaniser. Deux corps en mouvement, marqués du sceau de la société dont ils ne veulent pas, s’animent et exhalent l’odeur putride de leur souffrance, la vérité de leur combat, la force de leur engagement dans une résistance éprouvée. Composé d’une succession de points de vue, expurgeant la parole de Ravachol dans une enquête lyrique et associant celle de Philoctète dans une version résolument furieuse, le poème de Demangeot expose la solitude de deux personnages. Patrick Zuzalla s’approprie l’image de ces deux figures de résistance pour mettre en abîme un questionnement sans concessions sur la condition humaine. Il réussit à faire entendre et à donner du sens à chaque vers en recourant, par la voix et le corps de Damien Houssier, à un strict respect du rythme prosodique de la composition poétique de l’auteur. Chaque stance est porté en gloire par une musicalité aux tonalités wagnériennes retentissant dans un univers beckettien. Seul en scène, Damien Houssier, évolue avec force dans un espace clos auquel il donne toujours plus de perspective en recourant à une mise en voix poignante et puissante d’un texte exigeant. Son corps en action, incarne le sens profond de chaque vers en libérant la mélodie dévastatrice de la douleur. Construisant son ouvrage dans un dialogue de proximité avec le public, il se livre avec une pudeur et une élégance saisissantes. Jeune homme au col blanc et amidonné, il est Ravachol, ouvrier teinturier apprenti, se souvenant de son enfance passée à la ferme. Une voix secrète s’immisce dans l’univers dépouillé de son passé de jeune homme pour gagner en intensité dès lors qu’il s’empare de la marmite, boite de Pandore, qu’il ouvre inlassablement afin de répandre le sang dont il finira par être maculé. Nu, détaché de toutes conventions sociales, il expose l’indécence de sa pensée dont sa chair se fait l’écho. Damien Houssier incarne la dimension charnelle de son personnage avec un talent et un engagement déconcertants. S’offrant à son destin, s’abandonnant à la réalité de sa condition, il se roule, s’allonge, s’arrime à une bâche maculée de sang pour se relever avec force et dignité et porter la douleur extrême de Philoctète, dont la jambe gangrenée devient le symbole de la « vraie » vie. Les variations de l’œuvre basculent dans un lyrisme enchanteur dont le comédien se saisit pour lui accorder une sensibilité particulièrement attachante. Il offre une puissance dramatique à l’ensemble de la proposition tellement talentueuse que l’on oublie vite cette transition, qui ne fonctionne pas, dans la manière de passer de Ravachol à Philoctète en ne recourant qu’au symbole évident de la jambe malade du personnage mythique. Philoctète & ravachol, un spectacle fort, puissant et saisissant auquel Damien Houssier donne ses lettres de noblesse par son talent qui relève de l’exception.

Philoctète & Ravachol
De : Cédric Demangeot
Mise en scène et scénographie : Patrick Zuzalla
Assistante à la mise en scène et création lumière : Emmanuelle Phelippeau-Viallard
Costumes : Anne Terzian
Son : Florent Dalmas
Vidéo : Xavier Bonin
Musique : Rolf Riehm et Carlo Rustichelli
Avec : Damien Houssier

Du 20 janvier au 14 février 2010

Maison de la Poésie
Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75 003 Paris
www.maisondelapoesieparis.com


Voir aussi :
La rencontre avec le metteur en scène Patrick Zuzalla

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