ƒƒƒ article de Denis Sanglard
© P.Messina
Au sortir de Pelléas et Mélisande, drame lyrique de Claude Debussy, donné au Théâtre des Champs Elysées, la pluie qui vous cinglait fort n’éteignait pas l’enthousiasme et le sentiment d’avoir vécu un moment exceptionnel. Opéra singulier où il ne se passe rien dit-on, sans grands airs à vous mettre sous la dent et même d’un ennui abyssal. Cette production-là, intelligente, bat en brèche les clichés qui collent encore à cette œuvre d’une modernité exemplaire. Parce qu’elle bénéficie ici d’un ensemble travaillant dans le même sens, au service exclusif d’une partition bien plus complexe qu’il n’y parait, tâchant de réaliser les vœux d’un compositeur, lequel cherchait à faire de la musique pour le théâtre « (…) Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut être plus que n’importe quel art, n’étant bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances entre la Nature et l’imagination (…) » Et c’est ce nerf-là qui ici est touché à vif, avec une réussite évidente et dans un souci constant d’épure, pour rester au plus près des intentions du compositeur. Eric Ruf, le metteur en scène, modeste, s’efface derrière la partition et le livret, ne donne nul autre point de vue que celui de la fable, du conte noir. Il reste sciemment au premier degré se gardant de tout point de vue. Ce qu’il met en scène dans une nudité stylistique, une douce âpreté exemplaire, c’est le poème musical, cet opéra, remontant à la source dans un souci du « ni trop, ni trop peu ». Et c’est rare et c’est beaucoup. Eric Ruf s’en remet en confiance à la partition de Debussy, à la direction musicale sensible de Louis Langrée, au poème de Maurice Maeterlink. La mise en scène et la scénographie sont au service du chant dans une simplicité qui n’est pas dépouillement mais austérité et révélation. Privilégiant l’avant-scène, le jeu frontal, le lointain devient un gouffre hostile et mouvant qui menace et enferme les personnages dans un huis-clos vite étouffant. Tout est sombre et humide, l’eau stagne ou suinte, un univers aqueux rehaussé par les splendides lumières de Bertrand Couderc. Lequel plonge le plateau dans un outre-noir digne de Pierre Soulages qui absorbe parfois jusqu’aux chanteurs. Une fois, une seule fois, et c’est tout simplement renversant, la lumière surgit. La scène de la tour où la chambre de Mélisande paraît en feu, sa chevelure incandescente et Mélisande elle-même irradiée… Comme si soudain s’embrasait dans cette noirceur un être se révélant à lui-même et à l’amour. Cette scène-là, sacrifiant au mythe de cet opéra, atteint une profondeur inouïe par sa lumière soudaine et inattendue. Et noue la tragédie à venir. Eric Ruf est un directeur d’acteur exigeant et d’une grande intelligence. Ce qu’il demande aux chanteurs de cette production est un dépouillement loin de toutes afféterie et affectations. Pas d’effet stylistique autre qu’une banalité, une réalité ordinaire, qui de fait sublime l’amour pur et sans rémission de Mélisande et Pelléas, la jalousie de Golaud et préserve non le mystère de ces personnages, qui ne sont pas plus mystérieux que vous et moi, mais leur humanité toute bête jusque dans leur incompréhension qui mène au drame. En cela aussi il reste au plus près de la partition de Debussy et de la fable de Maeterlinck. Ce qu’il ajoute non sans raison c’est une certaine lenteur, une étrange pulsation intérieure que trahissent les corps. Des corps sont non empêchés ni empesés mais dans un rythme singulier, un état de stupéfaction. Une densité donnée aux mouvements qui signe une tension permanente, exacerbée, qui entrave les personnages en eux-mêmes, se refusant volontairement à l’élan. Dans ce décor mouvant, dans ces lumières qui ondoient, cette eau qui trouble les reflets, les personnages trouvent ainsi comme un semblant d’équilibre illusoire et fragile, une stabilité toute factice. Patricia Petibon est une Mélisande toute en retenue, une somnambule que l’amour réveille pour sa perte. Elle irradie et semble flotter, ondoyer, se noyer dans cet univers aqueux et hostile. Sa voix elle-même épouse les méandres de son personnage. Mais c’est dans l’intonation de chaque mot, de chaque phrase, qu’elle offre aussi quelque chose d’unique qui va bien au-delà de la simple partition exécutée sans jamais pour autant l’excéder. Patricia Petibon fait de chaque note la possibilité d’un sentiment ou de son esquisse. Jusque dans le silence qui précède ou qui suit. Naturellement. « Oh que je suis malheureuse » chante-t-elle alors que l’orchestre s’est tut. Et dans cette simple phrase, c’est toute la tragédie de Mélisande qui éclatait violemment, en douceur, et vous bouleversait. Tout simplement du grand art. Jean-Sébastien Bou, Pelléas, et Kyle Ketelsen, Gollaud, sont au diapason, forts d’une présence et d’un jeu dramatique aussi nuancés que leur chant, ne cédant rien à la partition et aux sentiments ténus et tenus leur personnage réciproque. La direction musicale de Louis Langrée à la tête de l’orchestre National de France porte la partition de Debussy au nue. Une direction maîtrisée, fluide et toute de nuance, délicate et dégraissée de toute emphase, il n’y avait rien qui nous échappait de ce qui se jouait sur le plateau, des enjeux, des couleurs moirées et sensibles de cette tragédie d’une douceur abrasive et fatale. Les interludes vous laissaient muets et confondus et les silences, si important ici, résonnaient longtemps de ce qui était advenu et de ce qui allait advenir… Des silences que même la salle, tenue comme en respect, ce soir-là n’osait briser de quelques toux grasses ou sèches.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy
Poème de Maurice Maeterlinck
Direction musicale Louis Langée
Mise en scène et scénographie Eric Ruf
Costumes Christian Lacroix
Lumière Bertrand Couderc
Assistant musical Nicolas Kruger
Collaborateur artistique à la mise en scène Laurent Delvert
Assistantes à la scénographie Dominique Schmitt et Julie Camus
Collaboratrice artistique aux mouvements Glyslein Lefever Quinteros
Assistant costumes Robert Schwaighofer
Chef de chant Mathieu Pordoy
Avec Patricia Petibon, Jean-Sébastien Bou, Kyle Ketelsen, Jean Teitgen, Sylvie Brunet-Grupposo, Jennifer Courcier, Arnaud Richard
Figurants Agnès Aubé, Camille Bardaud, Julie Mathiot
Orchestre National de France
Chœur de Radio France direction Marc Korovtch9, 11, 13, 15, 17 mai 2017
Théâtre des Champs Elysées
15 avenue Montaigne – 75008 Paris
Réservations 01 49 52 50 50
www.theatredeschampselysees.fr
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