Critiques // « Parlez-moi d’Amour » d’après R. Carver par Jacques Lassalle à l’Atalante

« Parlez-moi d’Amour » d’après R. Carver par Jacques Lassalle à l’Atalante

Déc 01, 2010 | Aucun commentaire sur « Parlez-moi d’Amour » d’après R. Carver par Jacques Lassalle à l’Atalante

Critique d’Audren Destin

« Tu as fait de moi une loque, espèce de salaud ! » Doux mots d’amour prononcés avec tendresse par une froide matinée d’automne. D’après les nouvelles « Intimité » et « Le Bout des doigts » de Raymond Carver, Jacques Lassalle met en scène au Théâtre de l’Atalante deux formes de quarante minutes chacune sur le couple ou du moins ce qu’il en reste quand le temps a fait son ouvrage.

© Pierre-Antoine Grisoni

Raymond Carver est un écrivain americain né en 1938 dans l’Oregon et qui a grandi dans un milieu modeste dans l’état de Washington. Son père, employé dans une scierie, était alcoolique et sa mère travaillait comme serveuse ou vendeuse. À dix-huit ans il épousa Maryann Burk, une jeune fille de seize ans alors enceinte. A vingt ans, Raymond Carver était déjà père de deux enfants. S’en suivit une vie chaotique rythmée par les petits boulots et la dépendance à l’alcool. Très vite il s’intéressa à l’écriture mais ce n’est que dans les années soixante-dix que son talent fut enfin reconnu. Il est mort en 1988. Dans ses écrits, Carver parle de l’Amérique pauvre, celle des laissés pour compte qui n’ont pas d’avenir, pas d’horizon. Quand tout fait défaut il ne reste que cette vitalité, cette force primitive qui aide à avancer malgré tout et à construire des relations de solidarité avec les autres pour échapper à la fatalité. Monde d’hier, d’aujourd’hui, et plus que jamais, de demain.

I said Hello Mary Lou
Goodbye heart
Sweet Mary Lou
I’m so in love with you
I knew Mary Lou
We’d never part
So Hello Mary Lou
Goodbye heart

Les deux nouvelles adaptées par Jacques Lassalle parlent du couple. Dans « Intimité », un homme qui a quitté sa femme tente maladroitement, après quatre ans d’absence, de la retrouver. La scène s’ouvre sur un petit air de country, Ricky Nelson chante Mary Lou. Lui est écrivain, manifestement à l’orée de sa carrière, elle, on ne sait pas ce qu’elle fait, mais on comprend qu’elle est restée dans l’ombre alors que son ancien compagnon rencontrait ses premiers succès et qu’elle a très mal vécu la rupture. Il ne s’était pas rendu compte de sa détresse, il lui demande si elle a reçu ses livres et ses interview, si elle les as lus. Elle explose, lui en veut terriblement, toutes ses vielles rancœurs remontent d’un coup. « T’es une ordure, un vrai fils de pute, sans cœur et sans pitié ». La scène se passe dans la salle à manger, un matin d’automne ; au milieu de la pièce, une table en bois et deux bancs. Elle vide son sac, longtemps elle est restée inconsolable. Inconsolable, le mot le plus triste du monde. Il ne dit rien mais finalement c’est lui qui s’agrippe au bas de sa robe, avec la ténacité d’un fox-terrier alors qu’elle lui demande de partir car son mari va rentrer. « C’est pour ça que tu es venue, pour être pardonné, je te pardonne, tu es heureux ? ».

© Pierre-Antoine Grisoni

Dans « Le Bout des doigts », c’est la situation inverse, une femme quitte son mari après plus de vingt ans de vie commune et le lui annonce dans une lettre. Ce dernier, écrivain, découvre la lettre alors qu’il est dans son bureau, attelé à son dernier roman. Il lit la lettre mais ne la comprend pas, ne reconnaît pas l’écriture de sa femme, remet en doute son authenticité. Elle refuse de s’expliquer et part, habillée en robe de soirée, sans espoir de retour. La jeune femme était éprise du jeune homme mais il est devenu vieux, cruel, il s’est renfermé dans son travail et a cessé de lui accorder de l’attention. La rupture est brutale mais n’est que le résultat d’une lente transformation de leur relation et d’un irrémédiable assèchement des cœurs. Pourtant elle faisait bien la cuisine, et l’amour.

Grâce à une mise en scène épurée, simple et précise, presque cinématographique, Jacques Lassalle nous fait pénétrer dans l’intimité de ces deux couples qui se déchirent. Le décor est minimal, mais chaque détail, chaque élément, jusqu’à la bouteille de lait en verre posée sur un coin de la table, est chargé de sens et évoque l’Amérique rurale. On redoute toujours, au théâtre comme au cinéma, l’interprétation française des américains, mais ici tout est à sa place et les acteurs jouent admirablement bien. Même lorsque la femme est en pleine crise d’hystérie, il n’y a aucune agression vis à vis du spectateur, aucune démonstration de force, aucune volonté d’en faire trop. Ce sont de petites formes théâtrales mais qui, par leur justesse, sont chargées d’intensité et de profondeur. Et à la fin on s’en va, et la rue est jonchée de feuilles mortes.

Parlez-moi d’amour
D’après : Raymond Carver, les nouvelles « Intimité » et « Le Bout des doigts »
Adaptation et mise en scène : Jacques Lassalle
Avec : Catherine Rétoré, Jean-Philippe Puymartin, Olivier Augrond, Julien Bal
Assistant à la mise en scène : Julien Bal
Scénographie : Géraldine Allier
Lumières : Franck Thévenon
Costumes
: Florence Sadaune
Son : Daniel Girard

Du 17 novembre au 20 décembre 2010

Théâtre de l’Atalante
10 place Charles Dullin, 75018 Paris – Réservations 01 46 06 11 90
www.theatre-latalante.com

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