Critiques // « Ode à la chair » Cie Dairakudakan, Emiko Agatsuma, Maison de la Culture du Japon à Paris

« Ode à la chair » Cie Dairakudakan, Emiko Agatsuma, Maison de la Culture du Japon à Paris

Juin 06, 2015 | Commentaires fermés sur « Ode à la chair » Cie Dairakudakan, Emiko Agatsuma, Maison de la Culture du Japon à Paris

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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Il y a d’abord cette première image puissante, terrible, entouré de quatre corps suspendus, des fœtus semble-t-il, un magma de femmes, emballées sous cellophane comme viande en supermarché, se meut lentement. C’est de la chair, de la viande. La femme, objet de consommation. Et la vie en devenir. Un raccourci radical et violent. Et la violence de cette image contraste étrangement avec la douceur, la sensualité de ces femmes exposées crument. Emiko Agatsuma chorégraphie la femme dans tous ses états, toutes ses métamorphoses. Se jouant des regards et des jugements portés sur le corps féminin qu’elle balaie joyeusement, qu’elle exploite et détourne avec une ironie féroce et une lucidité ironique, elle brosse un portrait de la féminité dans ce qu’elle peut avoir de mystérieux, d’insaisissable mais aussi de trivial. Une femme intimement liée à la nature, au cycle des saisons. C’est d’ailleurs ce qui frappe dans cette création, ce rythme particulier, proche du rythme des marées. Un rythme hypnotique, régulier, tout à la fois fluide, mais tendu, prêt à exploser. Un étrange sentiment de vagues qui s’abattent sur le plateau, se retirent, avec pour laisses de mer les traces de corps métamorphosés bientôt évaporés mais dont l’empreinte reste tenace. Une sensation de flux et de reflux que rien ne peut arrêter. Elle n’élude rien donc, s’amuse même. Certaines scènes sont hilarantes, grivoises sans jamais être vulgaires comme cette apparition d’un immense pénis poilu au milieu d’une ronde de jeunes filles perdues et disgracieuses, que la sexualité semble effrayer et questionner. Ces adolescentes que les garçons ignorent superbement. Un pénis qui s’abat bientôt sur l’une d’entre elles. Un sexe qu’elles finiront par dévorer et vider de son contenu : des escarpins rouge-sang, une étole de même couleur… Un sexe-utérus qui accouche aussi d’une femme-enfant, adulte en devenir… Une scène qui rappelle étrangement les Ukiyo-e satiriques et érotiques. Des escarpins qui deviendront l’objet d’une chorégraphie joyeuse, empreinte d’innocence, puis macabre où la séduction attachée à l’objet, voire le fétichisme, porte la mort. C’est une pièce sur le deuil aussi, cycle de la vie oblige, celui de l’enfance, celui aussi des catastrophes. On pense évidemment au Tsunami qui ravagea le nord du Japon et dont est originaire Emiko Agatsuma. Le butô a pour particularité de danser avec les extrémités du corps, les mains et les pieds, qui sont aussi des signes puissants qui griffent l’espace et laissent en suspend des métaphores. Le pincement des mains ici acte ce deuil, cette douleur lors d’une cérémonie étrange où l’adolescente dit adieu à son enfance, à son adolescence et devient femme. Ce pincement, geste immémorial de l’encens jeté des cérémonies funéraires devient, principe de Maro Akaji, la matrice d’une danse où l’émotion surgit d’images qui se superposent soudain, sous-tendues par ce geste devenu signe. La pluralité des signes, car rien n’est jamais univoque, donne à voir ce deuil impossible d’un japon meurtri par la nature mais qui se reconstruit. La femme en devient aussi la métaphore, elle qui porte la vie. Et conséquemment la mort. Cette mort qui, cycle naturel de la vie, porte en elle la renaissance. Emiko Agatsuma emporte ses danseuses dans un tourbillon poétique fluide, lumineux et éclatant. Les corps habités sont joyeux et graves tout à la fois. Grotesques et tragiques, sensuels et rudes. Ils sont la chair vibrante et l’empreinte mémorielle d’une création sensible, un cérémoniel, un rituel étrange dont nous n’avons sans doute pas toutes les clefs. C’est tant mieux. Le butô est aussi affaire de mystère.

« Ode à la chair»

chorégraphie et mise en scène Emiko Agatsuma
Direction artistique, Akaji Maro / Compagnie Dairakudakan
Avec Emiko Agatsuma, Akiko Takakuwa, Naomi Muku, Azuza Fujimoto, Yang Jongye, Oran Ito, Yuna Saimon, Aya Okamoto, Yuka Mita, Sakura Kashiwamura
Musique, Eric Santos, Kenichiro Tsukiyama, Yukie Kawanami,
Lumière, Noriyuki Mori
Son, Satoshi Oikawa
Costumes, Mika Tominaga

Maison de la Culture du Japon à Paris
101bis quai Branly
75015 Paris
Du 4 au 6 juin 2015 à 20h
Réservations : 01 44 37 95 95
www.mcjp.fr

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