Critiques // « Nicomède » de Corneille, par Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre des Abbesses

« Nicomède » de Corneille, par Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre des Abbesses

Fév 01, 2011 | Aucun commentaire sur « Nicomède » de Corneille, par Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre des Abbesses

Critique de Dashiell Donello

Corneille (1606-1684) avait un faible pour « Nicomède » (1651), sa vingt et unième pièce. Trois cent vingt sept ans après la mort de cet auteur de génie, Brigitte Jaques-Wajeman met en scène une version contemporaine qui nous a enchanté.

Depuis plus de trois siècles, la fusion de la comédie dans la tragédie « Nicomède » a fourni quelques sujets à polémique. Les puristes n’avaient jamais envisagé ce mélange du tragique et du familier, du sérieux et, de ce qui allait devenir au XXe siècle, de l’ubuesque sous fond de dictature.

On peut dire qu’avec Nicomède, Corneille nous propose une tragédie politique d’un genre nouveau. D’ailleurs, on peut lire dans sa préface que « la tendresse et les passions, qui doivent être l’âme des tragédies, n’ont aucune part en celle-ci : la grandeur du courage y règne seule, et regarde son malheur d’un œil si dédaigneux qu’il n’en serait arracher une plainte. »
Donc, ni pitié, ni terreur comme il est de coutume dans la tragédie.

© Cosimo Mirco Magliocca

Intrigues de palais et despotisme romain

Le prince Nicomède, victorieux à la guerre, est revenu à la Cour de Bithynie (l’actuelle Turquie) sans l’accord de son père, le Roi Prusias. La jeune reine d’Arménie, Laodice, est retenue à la cour de Prusias, à qui son père l’a confiée. Nicomède et Attale son demi-frère en sont amoureux, mais c’est le fils aîné du roi qu’elle aime. La reine Arsinoé, seconde femme du roi Prusias, déteste son beau-fils et elle est prête à tout pour assurer le pouvoir à son propre fils Attale, aidée par l’ambassadeur de Rome, Flaminius. Prusias se plaint et s’irrite du retour d’un fils trop compromettant, rendu orgueilleux par ses victoires. La politique romaine veut que ses agents dans toutes les cours cherchent à perdre tout ce qui est généreux et fier.
Corneille s’inspira librement du récit de l’historien Justin. A la source de cette histoire, Prusias, roi de Bithynie, prit dessein de faire assassiner son fils Nicomède. Mais ce projet fut découvert par le jeune prince, qui rendit la pareille à ce roi si cruel. Dans sa pièce, Corneille renonce à faire de son héros un parricide. La trame de l’histoire pose la question : qui de ses deux fils Prusias va désigner pour lui succéder, Nicomède, héros chargé de lauriers, ou Attale, fruit d’un second lit et otage de Rome ?

Corneille était un créateur de grand talent, un précurseur, un théoricien exercé de l’art dramatique, toujours à la recherche de nouveauté dans son écriture. Après avoir fait réciter quarante mille vers, il n’était pas simple de ce renouveler sans s’éloigner des règles et sans quitter le droit chemin de la contrainte littéraire. C’est pourtant ce qu’il a su faire avec sa pièce, Nicomède. Corneille était à l’écoute de son temps. La pièce est contemporaine de la fronde (1648-1653), ce qui lui donne une étonnante résonance des révoltes d’aujourd’hui, et en fait un dramaturge toujours vivant.

© Cosimo Mirco Magliocca

La mise en scène se met à table

Brigitte Jaques-Wajeman a une relation complice avec le public. Elle lui donne ici le rôle d’une cour royale silencieuse, mais omniprésente par les pleins feux dans la salle. Les personnages viennent à nous, nous disent bonjour et même nous nourrissent de petits fours. Ils vont et viennent et finissent par s’asseoir  autour d’une longue table, pour prendre connaissance par la presse des nouvelles de Rome. Nous sommes dans la confidence des secrets d’alcôve, des trahisons, des mensonges et des bassesses, mais aussi de la bravoure, de l’amour et de l’honneur. Les personnages se mettent à table pour nous conter leur projet. Une table, des chaises de la lumière comme unique scénographie. Les changements de nappes et d’accessoires sont les ellipses du temps qui passe du matin jusqu’à la nuit. L’alexandrin est si bien respiré par les comédiens qu’il en devient un souffle d’aujourd’hui ; avec la vigueur d’être dans un présent où les vers nous parlent une langue universelle. D’ailleurs, il ne reste à la fin que la poésie des mots incarnés, la douce euphonie, le sens et l’action de l’histoire. Toutes choses qui font les grandes pièces. On peut dire merci à Brigitte Jaques-Wajeman et François Regnault d’avoir mis des nuages dans les longues et des fleurs dans les brèves. Dire à Bertrand Suarez-Pazos qu’il peut être fier de son Nicomède, à Pierre-Stéfan Montagnier que sa veulerie à la Ubu nous a comblé de joie, et à Sophie Daull que l’on a succombé sous la force de son hypocrite et perfide reine, un rien lady Macbeth. Enfin merci à toute la troupe et ce Nicomède énergique et motivant.

Nicomède
De : Pierre Corneille
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman
Collaborateurs artistiques : François Regnault et Alice Zeniter
Scénographie et lumières : Yves Collet
Assistant lumières : Nicolas Faucheux
Costumes : Annie Melza-Tiburce
Accessoires : Franck Lagaroge
Maquillages et coiffures : Catherine Saint-Sever
Musique : Marc-Olivier Dupin
Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar
Stagiaire : Clément Mercier
Avec : Bertrand Suarez-Pazos, Raphaèle Bouchard, Pierre-Stéfan Montagnier, Thibault Perrenoud, Pascal Bekkar, Sophie Daull, Mourad Mansouri, Aurore Paris

Du 29 janvier au 12 février 2011

Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses, 75 018 Paris
www.theatredelaville-paris.com

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