Critiques // « Morphine » de Mikhaïl Boulgakov au Lucernaire

« Morphine » de Mikhaïl Boulgakov au Lucernaire

Avr 22, 2010 | Aucun commentaire sur « Morphine » de Mikhaïl Boulgakov au Lucernaire

Critique de Bruno Deslot

Morphée aux enfers

Entre les services d’une infirmière dévouée, dont il est épris et l’appel au secours de Bomgard, un ancien ami de faculté, le docteur Poliakov enchaîne les injections de morphine pour calmer un mal qui n’est jamais nommé.

Peu de temps après la Révolution Russe de 1917, le docteur Poliakov est nommé à un poste dans une clinique rurale où il exerce, assisté d’Anna, une infirmière dévouée dont il tombe amoureux. L’isolement et la solitude s’imposent au jeune homme vivant loin de la grande ville où il a fait ses études. Sous le regard impuissant d’Anna qui voit augmenter les commandes de morphine pour le dispensaire, l’homme sombre dans la toxicomanie. Eprouvant les douleurs du manque, il bascule bientôt dans la détresse et la folie. Tenant un journal dans lequel il dresse une chronologie du désespoir, dans un dernier cri de douleur, Poliakov supplie son ami Bomgard de lui venir en aide.

La lune de miel de l’injection !

Morphine est un récit poignant dans lequel Boulgakov (1891-1940) livre avec une touchante vérité, les affres de l’addiction sur fond de Révolution Russe. Ecrite 10 ans après les évènements que rapportent l’auteur, la nouvelle porte en filigrane l’expérience toxique de Boulgakov et les bouleversements politiques que connaît la Russie à cette époque dans une splendide forme allégorique d’un corps individuel souffrant dans un corps politique détruit. Une oeuvre complexe proposant deux niveaux de lecture, un premier naïf et littéral racontant l’épisode toxique, allant de la première injection de morphine jusqu’au suicide de Poliakov. Puis, un deuxième éclairant la barbarie de la Guerre de 1914 et des révolutions qu’elle entraîne. Une forme littéraire aussi difficile que subtile à traiter, qui s’inscrit dans la grande tradition des écrits de Tchekhov et Gogol pour laquelle Thierry Atlan propose une adaptation ainsi qu’une mise en scène bien souvent maladroite.

La piqûre de rappel !

Un décor plongé dans une semi-obscurité dessine les contours d’un intérieur aussi chargé qu’encombré d’objets parfois inutiles. Des tapis recouvrant le sol, un petit bureau à jardin sur lequel Bomgard lit le journal de Poliakov, un lit à cour sur lequel Poliakov s’étend, souffre, s’abandonne, un autre petit bureau en fond de scène devant lequel le jeune médecin rédige son journal, s’injecte sa morphine où s’écroule tout simplement, une desserte avec théière et autres bibelots, parachèvent les éléments d’un décor qui obstrue l’espace et confine les comédiens dans des déplacements circonscrits aux limites fixés par une mise en scène dépassée et trop lisible. Perdu dans cette atmosphère éthérée, on peine à suivre le propos tant les comédiens sont engoncés dans une direction d’acteurs qui ne leur laisse que peu d’espace de liberté. On ne sent pas « ce petit froid mentholé au creux de l’estomac » dont parle Poliakok lorsqu’il s’injecte sa dose de morphine.

Bomgard (Mathias Mégard), acculé à son bureau, lit le journal de Poliakov en respectant la chronologie qui y est indiquée par son auteur, et dont les différentes étapes sont illustrées par les apparitions du jeune médecin (Jérémie Malavoy) qui, passant du lit à son propre bureau, exhale un mal être grandissant. Anna (Jason Ciarapica) enchaîne les incursions sur scène avec une compassion qui demeure indicible, jonglant entre les seringues et les fioles contenant la morphine. La magnifique allégorie que Boulgakov utilise dans sa nouvelle est noyée dans un fatras inutile et l’on ne retient du propos que la morphinomanie de Poliakov, ce qui réduit l’oeuvre de l’auteur a minima. Une parole qui accompagne un geste, un geste qui accompagne une parole et voici l’espace scénique balisé par des codes trop évidents qui relèvent davantage de l’illustration que d’une réelle mise en scène. Les comédiens s’ennuient, sont en sous-régime alors que l’on pressent chez eux un potentiel énorme. Jérémie Malavoy (Poliakov) dégage toute la force et la douleur d’un personnage qui bascule dans une solitude profonde et désespérée qui le mènera au suicide, mais l’ensemble de son jeu demeure contenu et soumis aux nécessités d’une mise en scène qui dessert les acteurs. Mathias Mégard (Bomgard) tente d’établir un dialogue avec son confrère mais cet échange est rapidement parasité par un enchainement de scènes trop systématiques. Anna (Jason Ciarapica) cherche sa place dans cette proposition inconfortable. L’ensemble manque de souffle pour des comédiens talentueux qui peinent pourtant à être crédibles dans cette mise en scène de Morphine qui nous fait regretter celle d’Olivier Taïeb qui avait été donnée au Théâtre des 3 Bornes en 2002.

Morphine
De : Mikhaïl Boulgakov
Adaptation et mise en scène : Thierry Atlan
Avec : Jason Ciarapica, Jérémie Malavoy et Mathias Mégard

Du 14 avril au 12 juin 2010

Théâtre Du Lucernaire
53 rue Notre-Dame-Des-Champs, 75 006 Paris
www.lucernaire.fr

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