À l'affiche, Critiques // Médée-Matériau de Heiner Müller, mise en scène de Anatoli Vassiliev, au Théâtre des Bouffes du Nord

Médée-Matériau de Heiner Müller, mise en scène de Anatoli Vassiliev, au Théâtre des Bouffes du Nord

Mai 29, 2017 | Commentaires fermés sur Médée-Matériau de Heiner Müller, mise en scène de Anatoli Vassiliev, au Théâtre des Bouffes du Nord

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

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© Laurencine Lot

Médée-Matériau d’Heiner Müller, mise en scène d’Anatoli Vassiliev, interprété par Valérie Dréville, participe de ces expériences, de ces créations qui vous restent profondément ancrées dans la mémoire. 2002, festival d’Avignon, je découvre cette incroyable expérience, une théâtralité exacerbée, une recherche unique, un engagement total et une rencontre entre une interprète singulière, exigeante, ancienne élève de Vitez, et d’un metteur en scène radical, novateur, russe, Anatoli Vassiliev. Ce souvenir-là, quinze ans plus tard, était demeuré vivace. Le revoir aujourd’hui aux Bouffes du Nord, avec quelques anxiétés – et si au final il ne restait rien de mon souvenir ? – participe de la même déflagration première. Cette création-là défie le temps, enrichie du parcours prolixe de son interprète. Voir Médée-Matériau c’est entrer dans une dimension autre, pour laquelle il est nécessaire de perdre volontairement tout repère. D’accepter cette radicalité extrême. Médée la barbare, c’est à dire l’étrangère, Médée la magicienne venue de Colchide, épouse de Jason, aujourd’hui répudiée, transfigurée par Valérie Dréville, elle-même transfigurée par le rôle, c’est une cérémonie chamanique où la transe, on peut parler de transe, ouvre des horizons insoupçonnés. Valérie Dréville opère un sacrifice et c’est bien à une cérémonie sacrificielle où nous sommes conviés, médusés. D’abord le sien où elle s’offre tout entière au rôle. Et celui de Médée. La voix caverneuse, expulsée des entrailles de Médée/Valérie Dréville, bouche d’ombre qui profère, expulse chaque mot, en extrait – au sens alchimique – tout son sens, toute sa puissance sémantique, transfigure l’officiant, la magicienne, avant de nous littéralement percuter. « Moi » dit-elle et dans ce « Moi » furieux, dans la façon inouïe de le projeter, s’engouffre la personnalité et le destin de Médée. Ces mots crachés, ces imprécations, sont autant d’actions qui mettent en branle et procèdent du sacrifice de Médée. Parfois, peu souvent il est vrai, affolé on ne comprend plus ce qui est désarticulé : qu’importe, il reste le son étonnamment rauque et profond de cette voix tranchante, d’une puissance phénoménale jusque dans le cri redevenu archaïque, soudain participant aux mystères, comme un langage devenu prophétique réservé aux seuls initiés des Mystères de Colchide. Médée ne raconte pas, elle affirme, elle assène et c’est tout le corps, assis sur cette chaise de bois, qui résonne, projeté dans l’espace. Et c’est cette formidable projection de soi, cette dilatation extrême de son être, au même titre que cette projection vocale unique, cette présence charnelle incroyable, ni homme ni femme comme elle l’affirme, qui vous impressionne, vous tétanise. Et des silences, aussi, qui inquiètent, tant Médée semble plongée dans une méditation, une rumination infernale, qui ne demande qu’à exploser. Et qui explose, en fureurs imprécatoires venues des entrailles d’une femme blessée. Des silences qui bouleversent également où Médée, maternelle, joue avec ses enfants, deux poupées de toiles bientôt éventrées, jetées au feu, celui-là qui embrasa la robe de Créüse. Anatoli Vassiliev et Valérie Dréville, et cela est juste, font du sacrifice des enfants non un acte meurtrier ou de vengeance mais un acte de passage. Les enfants sont rendus à leur divinité première. Il ne s’agit en aucun cas de transgression mais de réappropriation de son identité. Médée redevient la colchidienne, la magicienne. Expulse la barbare. Et c’est à ce point précis, cet instant où s’opère la métamorphose et les derniers sacrifices, ultimes préparatifs d’un voyage sans retour, un aller pour un au-delà inatteignable aux hommes, auquel nous assistons. Avec toute la violence sublimée et cristallisée d’un rite de passage. Une cérémonie à l’issue de laquelle, après avoir atteint Jason par le meurtre de sa fiancée Créüse, redonner au soleil ses deux fils, Médée, nue, est libérée, affranchie d’un passé asservi désormais disparu où Jason n’existe plus. Valérie Dréville et Anatoli Vassiliev, dans cette transmutation d’un être et dans, et par, la déstructuration d’un texte, s’affranchissent de toute théâtralité classique pour une expérience unique et en (r)évolution constante. Détachent Médée de tout contexte, hors celui de son mythe, et lui donnent comme ils donnent à cette création une atemporalité et une universalité et rejoignent ainsi la vision politique d’Heiner Müller dans la problématique de l’exil, des relations entre orient et occident, entre ouest et est, entre homme et femme. « Notre époque a changé – et forcément le sens qu’on lit dans cette histoire ancienne a changé aussi. » dit Anatoli Vassiliev. C’est aussi la force de cette création, d’être perméable au temps, de s’immiscer dans cette mise en scène, de la corroder, sans rien perdre de son essence et de sa modernité. On demeure au sortir du théâtre définitivement marqué, troublé, ébranlé, par cette création, qui peut ne pas plaire par son traitement extrême, quelques-uns des spectateurs fuient, d’une exigence absolue et d’une grande profondeur fruit de la rencontre entre deux artistes épris de la même passion pour la recherche, une certaine idée du théâtre, un questionnement qui n’a de réponse toujours provisoire que sur le plateau. C’est aussi ce lien, cette relation unique autour de ce texte, parcours de deux vies consacrées à la même quête, que nous sommes conviés à découvrir.

Médée-Matériau de Heiner Müller
mise en scène de Anatoli Vassiliev
avec Valérie Dréville
traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwartzinger
collaboration artistique Natalia Isaeva
scénographie et lumières Anatoli Vassiliev et Vladimir Kovalchuk
Vidéo Alexandre Shaposhnikov
costumes, maquillage et accessoires Vadim Andreev assisté de Hélène Bensoussan
composition sonore Andreï Zatchesov
travail corporel Ilya Kozin

du 24 mai au 3 juin 2017
du mardi au samedi à 20h30
matinée le dimanche à 17h
relâche le jeudi 25 mai

Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de la Chapelle
75010 Paris
M° La Chapelle
réservations 01 46 07 34 50
www.bouffesdunord.com

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