Critique de Monique Lancri –
Un personnage qui ouvre sur nos abîmes.
Sans forcément connaître la pièce d’Euripide, presque tout le monde sait qui est Médée. Médée l’infanticide ! La mère monstrueuse qui, de ses propres mains, égorge ses deux jeunes enfants ! Mais Euripide se démarque du stéréotype pour nous montrer un personnage infiniment plus complexe, sinueux, mystérieux. Toute tragédie se doit de questionner sans fournir de réponses. Or représenter, avec Médée, non le stéréotype mais l’archétype du personnage « tragique » sur la conduite duquel on ne saurait porter de jugements définitifs, tel est l’exploit réussi par Farid Paya : la gageure était difficile à tenir.
La mise en scène a choisi d’exploiter quatre facettes de Médée. C’est d’abord Médée l’éxilée. Quand la tragédie commence, nous sommes à Corinthe où le roi Créon vient d’accueillir Jason avec ses enfants et, probablement sans enthousiasme, Médée, la « barbare ». Celle-ci est une exilée car elle a fui la Colchide, sa patrie, pour suivre Jason. Rappelons que, pour les grecs, l’exil est pire que la mort. Or voici Médée contrainte de s’exiler une fois de plus car Créon craint en elle la magicienne et veut l’éloigner. Et Jason qui laisse faire… !
Vient ensuite Médée la magicienne. Son habileté de comédienne rusée alliée à sa magie « noire » va lui permettre de se venger de Créon et de sa fille, sa rivale, que Jason compte épouser.
Car voici Médée la faible femme. Tel est le paradoxe sur lequel insiste Farid Paya ; Médée, ce « monstre » criminel, n’est qu’une « faible femme » : abandonnée par son mari, répudiée, rejetée quand elle n’est plus utile. Très moderne en cela pour son temps, Euripide défend ici ouvertement la condition de la femme, soumise à l’autorité de l’homme ; et voilà qui fait mouche et nous touche encore aujourd’hui.
D’où la quatrième facette, qui rejoint le stéréotype mais dont il faut bien voir qu’elle n’est que la conséquence des trois autres : Médée la « vengeresse ». Pour se défendre et punir ce mari infidèle et égoïste, un mari que, peut-être, elle n’aime plus. Il ne reste rien d’autre, à Médée, que recourir à la vengeance la plus radicale, celle dont Jason ne pourra pas se remettre.
Pas juste une mise en scène mais une mise en scène juste.
Farid Paya a opté pour un décor très sobre. Presque rien si ce n’est une énorme porte, au fond de la scène, recouverte d’un vélum sombre qui ne se relèvera qu’au dénouement pour dévoiler le « tableau » final : une Médée en majesté, au sommet d’une montagne de blanches nuées. Elle y trône, impassible et sereine, pendant que Jason, effondré sur le sol, se tord de douleur. Le dénouement que nous suggère Farid Paya est sans mystère : accueillie par les Dieux, donc innocentée, Médée triomphe. Jason n’a eu que ce qu’il méritait ! Et pourtant toute notre sympathie ne va-t-elle pas à lui ? Il faut dire que David Weiss, qui joue le rôle, l’incarne si bien que l’on ne peut que partager ses souffrances.
Sur le plateau quasiment nu se détachent, magnifiques, des costumes qui se différencient en fonction de leur rôle dans la tragédie. Ainsi la nourrice et le gouverneur ont-ils des vêtements amples et flamboyants. Le Chœur, masqué, porte de longues robes claires et fluides. Quant à Créon, il nous apparaît comme une sorte de samouraï japonais (l’atmosphère générale est d’ailleurs autant orientale que grecque). Esthétiquement très réussis, ces costumes s’avèrent aussi fonctionnels tant ils épousent et magnifient les gestes, les mouvements et les danses des acteurs.
Nous n’avons encore rien dit de la musique de Bill Mahder, admirable, et des chanteurs, tous exceptionnels. Ces derniers sont ici des acteurs à part entière car presque tous jouent plusieurs partitions. Faut-il faire part d’un regret ? Dans une distribution aussi homogène, Médée ne se détache pas suffisamment pour incarner cette folie qui nous donne le vertige.
Comment ne pas être perplexe lorsque l’on apprend que les subventions accordées au Théâtre du Lierre sont sur le point d’être suspendues ? Il faut courir voir cette Médée, non seulement pour ses qualités intrinsèques mais aussi par engagement citoyen.
Médée
De : Euripide
Par : la Compagnie du Lierre
Mise en scène : Farid Paya
Musique : Bill Mahder
Assistant à la mise en scène et à la dramaturgie : Joseph Di Mora
Création des décors, des lumières et régie générale : Thierry Meulle assisté de Sébastiao T.Tadzio
Création des costumes : Evelyne Guillin
Fabrication des costumes : José Gomez
Maquillages : Michèle Bernet
Avec : Antonia Bosco, Anne De Broca, Patrice Gallet, Xavier-Valéry Gauthier, Anne-Laure Poulain, David WeissDu 10 Mars au 2 Mai 2010
Théâtre du Lierre
22 rue du Chevaleret, 75 013 Paris
www.letheatredulierre.com