Critiques // « Ma Chambre Froide » de Joël Pommerat au Théâtre de l’Odéon

« Ma Chambre Froide » de Joël Pommerat au Théâtre de l’Odéon

Mar 13, 2011 | Aucun commentaire sur « Ma Chambre Froide » de Joël Pommerat au Théâtre de l’Odéon

Critique d’Anne-Marie Watelet

Après avoir présenté « Le Petit Chaperon Rouge »(1) et « Pinocchio »(2) à l’Odéon en 2010, Joël Pommerat et sa Compagnie Louis Brouillard reviennent avec une nouvelle création : « Ma Chambre froide ».

© Alain Fonteray

« C’était vraiment bien de travailler avec elle, elle prenait toujours de la hauteur sur les choses ».
Cette voix off se souvient d’Estelle. Il y a dix ans. Une jeune employée dans un grand magasin, exploitée et humiliée par son patron comme par ses collègues. Aussi dévouée qu’une sainte, ne se plaignant jamais, ne jugeant pas davantage. Nous voilà donc dans cet univers rempli de rivalités quotidiennes, de misères morales. Seule Estelle sort du lot : pour elle, personne n’est condamnable, pas même le patron, haï de tous pourtant. Car ce n’est pas lui qui est mauvais dit-elle, ce sont ses idées. Et si elle pouvait lui montrer en quoi il se trompe, il changerait. Justement, le hasard va lui en donner l’occasion. Mais dans cette aventure, elle entraîne ses collègues; tout se complique alors, et le fil linéaire de cette histoire ordinaire se distend en boucles et noeuds. Notre curiosité s’accroît, le mystère s’épaissit, nous sommes en plein feuilleton.

Tragi-comédie, drame, satire… les registres sont multiples.

Drame et comédie, parce qu’en plus de vivre les nombreux rebondissements qui génèrent le suspense, nous oscillons entre le pathétique (Estelle, sans défense, au milieu des moqueries) et le rire, rire causé par le contraste entre la gravité d’une réplique et le langage cru, le ton désinvolte de celui qui l’énonce. De plus, la dérision fait loi dans cette micro-société, où les employés doivent soudain se transformer en managers ! On rencontre de tels personnages dans les nouvelles de Gogol, sauf que ceux-ci sont de petits scribouillards dans l’administration. Dans « Le Manteau », Akaki Akakievitch, bon à tout faire, est aussi le souffre-douleur de ses collègues. Tragédie également car les enjeux de l’action sont graves, et les thèmes qui s’y rattachent sont la mort, l’humanisme, le choix entre l’intérêt personnel et la solidarité.

© Alain Fonteray

« Je choisis des situations ordinaires, et je cherche à l’intérieur de ce cadre ordinaire la tension la plus forte, l’intensité la plus grande ».

Si Pommerat a écrit une histoire simple et ordinaire, revenant à un style plus « classique » en comparaison de ses autres pièces, construites comme un puzzle ou une mozaïque de saynettes, il ne renonce pas pour autant à ce qui fait son originalité : la multiplication des voix narratives, le mystère lorsqu’il entremêle les fils de son récit, sans en obstruer la clarté. De même, avec ce qu’il appelle « le rapport au réel » (cherchant à nous faire vivre l’action dans l’instant, en temps réel), il crée un espace commun entre l’acteur et le spectateur qu’il place autour du plateau. Et c’est une réussite, car nous ressentons la tension de ces personnages modestes dont l’existence vient d’être bouleversée, dans  l’intensité du temps qui passe, « comme aux moments de notre vie les plus  essentiels ».

La mise en scène au service de cette symbiose entre acteurs et spectateurs.

Sobre, celle-ci met en valeur l’intimité laborieuse dans laquelle évoluent les personnages, toujours ensemble sur scène : Estelle occupée à nettoyer, les autres à bavarder, à invectiver; puis tous à discuter autour d’une simple table. Pas de décor en dehors de quelques objets de travail. Le plateau circulaire ouvert permet les entrées et sorties dans plusieurs directions, favorisant un effet naturel de mouvement.

© Alain Fonteray

Une conduite du jeu théâtral exigeante, adaptée à l’originalité de l’intrigue ainsi qu’au caractère-type des personnages.

Subtil travail sur le corps ! Vaguement tassés sur eux-mêmes, bras le long du corps, la démarche gauche et lourde chez les hommes, tous tristement vêtus, les neuf comédiens incarnent bel et bien de petits employés à qui le patron ne fait pas de cadeau. À l’inverse, ce dernier, en costume, marche la tête haute et d’un pas assuré. Presqu’une satire sociale, à mesure qu’on écoute leurs dialogues – n’y aurait-il pas du Deschiens là-dessous ? Plus sérieusement, le rôle d’Estelle est excellemment joué : pétrie d’humilité, impassible, son visage de sainte et ses épaules voûtées ne subissent aucune altération durant toute la pièce. Elle nous réserve aussi une drôle de surprise, mais chut !… Le patron, également, est étonnant de vérité dans les multiples facettes que prend sa personnalité, progressivement, dans la fiction : du cynisme cruel à l’attendrissement, de dominant à dominé, il parvient à tout exprimer sans que l’on perçoive un quelconque effort. Enfin, tous ont un jeu juste : le ton des dialogues, tantôt “gueulard”, tantôt geignard, parfois agressif, à d’autres moments naïvement complaisant : la palette est riche !

De revirements en coups de théatre, cette comédie se transforme en drame policier. Cependant, la dimension  psychologique, et la réflexion humaniste qu’apporte l’héroïne, en font une œuvre totale, que l’on prend plaisir à voir, à écouter, et qui, surtout, nous rapproche de nous-même, dans notre relation à autrui.


  1. Le Petit Chaperon Rouge, d’après le conte populaire » article
  2. Pinocchio, d’après Carlo Collodi » article

Ma Chambre froide
– Molière des compagnies et Molière de l’auteur francophone vivant, 2011 –
Écriture et mise en scène : Joël Pommerat
Scénographie : Eric Soyer et Thomas Ramon
Lumière : Eric Soyer et Jean-Gabriel Valot
Costumes : Isabelle Deffin
Son : François Leymarie et Grégoire Leymarie
Avec : Jacob Ahrend, Saadia Bentaïeb, Lionel Codino, Ruth Olaizola, Frédéric Laurent, Serge Larivière, Marie Piemontese, Nathalie Rjewsky, Dominique Tack

Du 2 au 27 mars 2011

Odéon Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthiers
Angle de la rue Suarès et du bd Berthier, 75 017 Paris – Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.fr

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