Critiques // « Lulu » de Frank Wedekind mis en scène par Stéphane Braunschweig à la Colline

« Lulu » de Frank Wedekind mis en scène par Stéphane Braunschweig à la Colline

Nov 12, 2010 | Aucun commentaire sur « Lulu » de Frank Wedekind mis en scène par Stéphane Braunschweig à la Colline

Critique de Dashiell Donello

Stéphane Braunschweig donne, avec sa Lulu, une mise en scène pleine de stupre et de luxe au sortir d’un fantasme théâtral ou la transgression est loi.

Lulu (prononcer Loulou) est le titre hyponyme de plusieurs pièces de Frank Wedekind (1864-1918). La première, une tragédie en cinq actes, s’intitule La Boîte de Pandore : Une tragédie-monstre. Écrite entre 1892-1894, elle ne fut jamais jouée ni publiée du vivant de l’auteur. La censure  l’obligera à modifier sa pièce, jugée trop libertine. Il ne cessera de la remanier durant plusieurs années pour en laisser en 1913 une version « définitive » sous la forme de deux pièces L’Esprit de la Terre et La Boîte de Pandore.

© Élisabeth Carecchio

La version scénique de Stéphane Braunschweig s’appuie sur la version primitive de la pièce. La Boîte de Pandore, une tragédie-monstre, traduite de l’allemand par Jean-Louis Besson et Henri Christophe, à laquelle ont été intégrés quelques éléments de la version de 1913, traduits par Ruth Orthmann, Éloi Recoing et Philippe Ivernel.

Sexualité mariages et funérailles

Quelques ampoules allumées autour d’un miroir, une chaise vide, signifient une petite loge de théâtre en attente de jeu. Bientôt une tournette laisse apparaître un atelier d’artiste.  Lulu,  en tenue de pierrot, pose pour un artiste talentueux en période de vaches maigres. Dans une position étudiée, elle règne au centre d’un triptyque de miroirs qui réfléchit une chute de rein sensuelle et nous montre l’échancrure d’un buste ostensiblement troublant. Le point de fuite la diffuse de haut en bas, en des perspectives qui nous ravissent et nous certifient ce que peut être le charnel et le désir quand ils sont représentés par une insoucieuse adolescente de 18 ans.  La belle Lulu est la protégée de Ludwig Schön un rédacteur en chef riche et libertin qui, pour mieux profiter d’elle comme amante, la donne en mariage aux docteur Goll, un barbon pervers et suspicieux.  Au milieu de la séance, le docteur s’absente quelques instants. L’artiste peintre succombe alors à la sensualité de son modèle et lui déclare sa flamme. Le mari revient sans crier gare et surprend le couple  adultère dans une position sans équivoque. Il suffoque de colère, son sang ne fait qu’un tour, et meurt d’une crise cardiaque. Schwartz, puceau idéaliste qui croit en l’amour, l’esprit et la virginité, prend conscience de son talent et épouse la jeune et riche veuve qu’est devenue Lulu.

© Élisabeth Carecchio

Si l’histoire s’arrêtait à cette suite de mariages et de décès, on aurait un drame bourgeois comme tant d’autres et on ne saurait pas qui est Lulu.

Mais Wedekind sait ménager ses effets. (…) A quoi doit-elle ressembler ? Qui peut être une femme sur qui tous les hommes se projettent ? Mon idée un peu abstraite se heurtait à l’idée d’une incarnation concrète, nous dit S.Braunschweig.

Lulu a un secret. Il se révèle au deuxième acte avec l’arrivée de son père qui vient la solliciter pour de l’argent et pratique des attouchements qui ne laisse aucun doute sur l’inceste que ce père pédophile avait admis jadis sur son enfant. Dans le même temps, Schwartz le peintre amoureux apprend que Ludwig Schön et Lulu sont amants. Anéanti de cette révélation, il se suicide en se tranchant la gorge avec un rasoir. Au suivant… Ludwig Schön ?

© Élisabeth Carecchio

Après l’entracte, Lulu est affirmée dans ce cycle tragique, pour se faire dominante et finaliser son mariage avec Ludwig qu’elle trahit aussitôt.   Elle a le pouvoir de l’objet du désir. Elle va au-delà de l’interdit, et finit par l’homicide du nouveau marié. Toutes ces pulsions de l’esprit de la terre viennent de l’inceste et de la prostitution. Lulu est disqualifiée comme sujet au profit de l’objet. Son souteneur de père l’a offerte. Elle ne peut se refuser aux pulsions et fantasmes des hommes. La décadence se profile. Ses actions ne valent plus rien, elle est sans le sou. Puis dénoncée à la police pour le meurtre de son précédent mari. Lulu fuit à Londres avec Alwa Schön son dernier mari et son père, pour survivre dans un taudis sordide. Le cycle se referme. Lulu se prostitue de nouveau, et prend même du plaisir. Le plaisir d’être à nouveau un corps fantasmé. Un dernier client arrive, c’est Jack L’éventreur qui marchande son prix, et finit par prendre  la dernière pièce que possède Lulu. Comme le père, Jack prostitue Lulu. Comme le père, il tue le sujet et emporte l’objet du fantasme dans un bocal sanguinolent.

La scénographie de Stéphane Braunschweig nous donne à voir des vitrines où la mort s’affiche en œuvre d’art. Où le sang est sur les murs des lupanars de l’effroi. Où un personnage masqué écoute aux portes du plaisir. Où des néons dissimulent les visages inassouvis. Où les miroirs rendent tangibles les chairs voluptueuses sur des danses d’orgie. Où le tableau de Lulu se décompose jusqu’aux os et devient une vanité, dans une mise en scène pleine de vie et de fureur. Où la tournette est partie intégrante des décors et donne un rythme Shakespearien au texte de Wedekind. Quant à la direction d’acteur, elle est intelligente et forte avec une Lulu fantastique en la personne de Chloé Réjon, avec un Schigolch détestable qu’incarne avec brio John Arnold, avec un Ludwig Schön joué avec justesse ainsi que la composition talentueuse de Jack L’éventreur par Philippe Girard sans oublier le reste de la troupe et la délicieuse solitude de Marta sous les traits spectraux de Claude Duparfait. Enfin c’est une pièce d’esprit racontée par la chair pour l’amour de l’humanité.

Lulu
De : Frank Wedekind
Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig
Avec : Jean-Baptiste Anoumon Rodrigo Quast, Koungou Poti, John Arnold, Elsa Bouchain, Thomas Condemine, Claude Duparfait, Philippe Faure, Philippe Girard Ludwig Schön, Christophe Maltot Edouard Schwarz, Thierry Paret Le journaliste Heilmann, Le Prince Escerny, Claire Rappin Kadéga, Chloé Réjon, Grégoire Tachnakian, Anne-Laure Tondu
Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck, assité d’Isabelle Flosi
Lumières : Marion Hewlett
Son : Xavier Jacquot
Peintures et vidéo : Raphaël Thierry
Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel
Assistante à la mise en scène : Caroline Guiela
Maquillages et coiffures : Karine Guilhem

Du 4 novembre au 23 décembre 2010

Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun, 75020 Paris
www.colline.fr

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