Critiques // « L’Invention du Monde » d’Olivier Rolin à la MC93 (lecture)

« L’Invention du Monde » d’Olivier Rolin à la MC93 (lecture)

Mai 30, 2010 | Aucun commentaire sur « L’Invention du Monde » d’Olivier Rolin à la MC93 (lecture)

Critique de Monique  Lancri

Lecture versus spectacle.

Si le roman d’Olivier Rolin : L’invention du monde (1993) tenait déjà de la gageure, à savoir, faire tenir dans l’épaisseur d’un gros roman une journée de la terre (très exactement celle du 21 mars 1989), la « lecture » proposée par Michel Deutsch constitue un pari d’égale envergure. Car comment opérer des coupures dans un texte aussi dense ? Pourquoi distinguer tel épisode plutôt que tel autre ? Impossible, en effet, de « lire » sur scène le texte dans son intégralité. Et pourtant, gageure pour gageure (ne cesse-t-on durant le « spectacle » de s’interroger), pourquoi cette « lecture » n’aurait-elle pas pu se dérouler sur vingt quatre heures ? Où mettre la limite temporelle de ce qu’un spectateur peut supporter ? À cette surenchère, le metteur en scène a préféré une sous-enchère. C’était son droit : il a réduit le « spectacle » à une « lecture ».

Où le spectateur est censé prendre de la hauteur.

Face aux spectateurs, sous les cintres (donc situées dans les hauteurs ), quatre pendules indiquent l’heure à Bobigny, mais aussi, dans le même temps, à New York, à Manaus et à Tokyo. Sans même connaître le roman, nous comprenons que nous allons devoir prendre de la hauteur, changer d’heure et de point de vue, pour une redécouverte de la terre, mieux, une « invention » (au sens des archéologues), une invention du monde où, pris dans cette globalité, le détail du point de vue de Bobigny vaut celui de New-York, de Manaus ou de Tokyo. Bref, nous comprenons que nous allons beaucoup voyager : géographiquement et mentalement.

Contiguïté versus continuité.

Les épisodes élus (et lus) par Michel Deutsch sont relativement courts. Ils s’enchaînent les uns aux autres sans aucun lien, si ce n’est que l’action de chacun d’eux se passe au même moment, que ce soit à Rio, à Dallas ou à Calcutta. Ils s’enchaînent ? Disons plutôt qu’ils se distribuent dans la contiguïté plutôt que dans la continuité. Un autre fil pourtant les relie les uns aux autres, c’est celui des mots, une moutonnante multitude de mots, que ce soient ceux proférés par les bouches des « acteurs » ou ceux projetés sur les pages des journaux qui vont peu à peu joncher la scène, ou encore ceux des livres, potentiellement donnés à lire puis à proférer,   des innombrables livres qui recouvrent les étagères d’une énorme bibliothèque privée ou les tables de travail d’une bibliothèque publique, celle sur laquelle s’ouvre la pièce et s’entame la lecture.

Une lecture.

Car il s’agit bien, au sens plein, d’une lecture. Lire, parler, oraliser le texte d’Olivier Rolin, procéder à la promotion de ses lettres et de son « être » au seul rang du dicible, tel est en effet le dessein de Michel Deutsch. A tel point que tous les personnages que nous voyons sur scène (et ils sont nombreux, nous en avons compté pas moins de quarante-cinq) ne sont que des porte-voix : des parleurs plutôt que des acteurs. De temps en temps, des chœurs « chantent » le texte, de temps en temps, nous assistons à des solos magnifiés par l’emploi de la vidéo : foule d’un côté, individu de l’autre, dans une juxtaposition où l’un ne vaut pas plus ou pas moins que l’autre. Notons ici la performance de Sébastien Pouderoux (lorsque, par exemple, celui-ci circule sur le plateau en patins à roulettes tout en prononçant son texte) : il est le seul (à nos yeux) où le corps s’inscrit dans les mots, où les mots s’incarnent dans une chair.

Parlerie ou Spectacle ?

Tel nous paraît, en effet, l’écueil sur lequel achoppe, en dépit de ses ambitions et de ses cautions théoriques ou littéraires (on pense beaucoup au Joyce de Ulysses ou de Finnegans Wake), cette « lecture » : jamais cette gigantesque « parlerie » (pour employer ici un néologisme de Robert Pinget) ne se mue en un véritable spectacle théâtral. Avouons que nous avons même parfois eu la tentation de fermer les yeux pour mieux nous concentrer sur les voix. Signalons toutefois que, en contrepoint de tous ces parleurs, trois personnages n’ouvrent point la bouche, et c’est alors que la scène vit (et vibre) pleinement. Il s’agit de trois acrobates trapézistes qui virevoltent dans l’espace quand ils ne se lovent pas autour de longs pans de tissus accrochés aux cintres. Que signifient ces intermèdes muets (seulement accompagnés d’une très belle musique de Théo Hakola) ?  Sont-ils une métaphore pour le voyage dans l’espace (et le surplomb depuis l’espace céleste) au(x)quel(s) nous sommes conviés ? Ou n’est-ce point là, tout simplement, un divertissement qui nous permet de souffler ? Car, il faut bien le confesser, écouter trois heures durant un texte aussi riche, aussi beau (et dont malheureusement nous ne captons que des bribes) constitue une épreuve. Une expérience certes séduisante pour l’esprit, en raison de ses enjeux, mais néanmoins fort éprouvante, en raison de l’attention continuellement renouvelée qu’elle exige, puisque, en chacun de ses instants, le discontinu l’emportant sur le continu, cette attention s’en trouve, pour ainsi dire, hachée menue.

Quelques spectateurs, sans doute rebutés par cette difficulté de l’écoute, ont quitté la salle : trop tôt. Beaucoup trop tôt. Ainsi n’ont-ils pas pu entendre la voix off (celle d’Olivier Rolin ?) qui conclue la « lecture » en disant magnifiquement les superbes lignes où s’achève le roman. Les voici : « Il n’y a que les lettres qui tombent dans l’espace vide ! ... Sur ces entrefaites, il se tut ».

Comment, grâce à la magie de la lecture à haute voix qui, seule, à la différence du texte écrit, permet l’homophonie, comment ne pas entendre également, ici : « il se tue » ? Et l’émotion, enfin, in extremis, de nous étreindre.

L’Invention du Monde
Texte : Olivier Rolin
Mise en scène, scénographie : Michel Deutsch
Avec : Sébastien Pouderoux, Luc Schillinger, Françoise Sliwka et des musiciens, les chœurs, les apprenties de l’académie Fratellini, etc, et les voix de Denis Podalydès et Olivier Rolin
Collaboration artistique : Nicolas Bigard
Lumières : Olivier Oudiou
Musique : Théo Hakola
Assistante à la mise en scène : Anaïs Bac
Video : Lucie Laurent

Les 28, 29 et 30 mai 2010

MC93 Bobigny
1 bd Lénine, 93 000 Bobigny
www.mc93.com

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