Critiques // « L’Illusion comique » de Corneille, mise en scène Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry

« L’Illusion comique » de Corneille, mise en scène Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry

Nov 06, 2010 | Aucun commentaire sur « L’Illusion comique » de Corneille, mise en scène Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry

Critique de Monique Lancri

Défense du théâtre et illustration du métier de comédien

Lorsque la troupe du Marais, en 1635, joue pour la première fois L’illusion comique de Pierre Corneille, le théâtre et le métier de comédien commencent à être reconnus et encouragés ; grâce notamment à Richelieu, ils sont même devenus « à la mode ». Mais Corneille connaît la fragilité d’un pareil engouement (l’avenir, hélas, prouvera qu’il avait raison de s’inquiéter). Aussi propose-t-il à ses contemporains un panégyrique très engagé du métier de comédien et du théâtre, un vibrant éloge de son art par le truchement d’une insolite « comédie » : une « illusion » dont la vis comica, mâtinée de tragique, est également, pour lui, une façon de remercier la Cour dont il dépend. A sa manière, Elisabeth Chailloux reprend le flambeau. Avec élégance. Si, à son tour, sa mise en scène rend hommage aux comédiens et au théâtre, celle-ci souligne surtout l’actualité des enjeux de la pièce de Corneille. Comment ? Nous l’allons montrer tout à l’heure.

© Benolte Fanton | Wikispectacle

Résumons d’abord brièvement l’intrigue (est-ce possible tant ses fils, à la recherche d’un fils perdu, se perdent et s’entrelacent ?). Un père, Pridamant, peine à retrouver la trace de son fils, Clindor, lequel l’a fui il y a dix ans de cela. Bourrelé de remords car il connaît la cause du départ de Clindor (une injuste sévérité), Pridamant accepte l’aide d’un magicien, Alcandre. Celui-ci va donc représenter devant ce père stupéfait quelques moments de la vie menée par son fils, depuis que ce dernier s’est enfui. Voici donc Clindor en ses différents métiers dont apparemment le dernier, celui de serviteur de Matamore, guerrier vantard et froussard ; Clindor en ses amours, avec Isabelle en particulier, victime elle aussi de la tyrannie d’un père. Ainsi va la pièce dans la pièce jusqu’au coup de théâtre final : sous les yeux de son père, éploré d’abord par un tel coup du sort puis estomaqué, on voit Clindor assassiné, étendu d’abord puis debout derechef sur la scène. Pourquoi s’est-il relevé ? Pridamant ne le découvre qu’alors : il vient d’assister à une représentation théâtrale (mise en abyme dans celle que nous contemplons): son fils n’incarnait qu’un rôle ; il a trouvé le métier de ses rêves : il est devenu comédien !

Jeux de regards et regards en jeux.

Nous savons que Corneille tenait beaucoup à ce que ses pièces soient imprimées ; l’essentiel restait pourtant à ses yeux le spectacle. L’illusion comique ne fut-elle pas d’ailleurs jouée avant d’être imprimée ? Or, au théâtre, nous regardons aussi bien, sinon plus, que nous écoutons. Nous regardons aussi bien tout ce qui se donne à voir que tout ce qui voit. Et c’est pourquoi, dans une pièce où les mises en abyme se multiplient au gré de l’intrigue, Elisabeth Chailloux s’est évertuée à nous entraîner dans la surenchère suivante : des regards pour ainsi dire mis en scène (et en boîte) dans d’autres regards. Les premiers regards sont, bien sûr, les nôtres ; ceux de spectateurs du XXIème siècle contemplant Alcandre et Pridamant qui discutent sur la scène. Mais quand, d’un coup de sa baguette magique, Alcandre met en route la fantasmagorie de son propre spectacle, il entraîne Pridamant vers la salle ; tous deux s’assoient au premier rang, près de nous. Les voilà devenus spectateurs à notre égal : le XVIIème siècle s’est enchâssé dans le nôtre et vice versa.

© Bellamy

C’est donc avec des regards partagés que nous scrutons désormais le plateau et tout ce qui s’y passe. Mais Elisabeth Chailloux ne s’en tient pas là. Quand les acteurs ont fini de jouer leur scène, ils se réfugient dans les coulisses, des coulisses transparentes puisqu’on continue à les voir au travers, et ils y demeurent épiant eux aussi avec intensité ce qui est en train de se dérouler sur le plateau. Jeux des regards (ceux d’Alcandre et Pridamant) et regards en jeux (ceux des acteurs réfugiés en coulisses) : l’« illusion comique » que nous propose Elisabeth Chailloux prend prioritairement appui sur une démultiplication de la fonction scopique.

Fiction et vérité : de la forêt obscure à la réalité la plus triviale

Tout débute dans de quasi ténèbres. Deux personnages, Pridamant et son ami Dorante, vont peu à peu sortir de l’ombre tandis que se détache, en fond de scène, un paysage nocturne. Du noir et blanc rythmé par le vent ; avec le point d’orgue d’une magnifique pleine lune. On entend dans le lointain des cris de corbeaux, des hurlements de loups. Atmosphère angoissante. On se croirait dans un film des premiers temps du cinéma (chez Méliès, par exemple). Quand apparaît Alcandre, le magicien, son maquillage à la Dracula nous ferait pour un peu basculer dans un film fantastique. Mais ce fantastique vire au merveilleux dès que s’agite la baguette d’Alcandre. Le spectacle dans le spectacle commence : éclat des couleurs, bigarrures des lumières, des voix et des rires ; avec Matamore (remarquable Jean-Charles Delaume) et Clindor, le fils fugueur. Alcandre (Malik Faraoun, excellent lui aussi) pourrait reprendre à son compte le vers célèbre de Matamore : « Quand je veux, j’épouvante et quand je veux je charme. ». En effet, il perd peu à peu son allure d’effrayant magicien noir pour endosser celle d’un gentil prestidigitateur de cirque, voire d’un directeur de troupe qui s’affaire non seulement pour nous divertir mais aussi pour nous donner des leçons. En est-il de plus actuelle que celle qu’il donne à Pridamant ? Qu’on en juge : laissez les enfants libres de suivre leurs désirs, voilà ce que Corneille, par son biais, nous recommande, et surtout reconnaissez que le métier de comédien, pour trivial qu’il paraisse (lorsque les comédiens comptent leurs gains), est l’un des meilleurs qui soient (lorsque, grâce au théâtre, fiction et vérité se rejoignent) !

© Bellamy

Fidélité ? Infidélité ? A chacun de choisir son ivresse.

Une troupe de comédiens hors pair met intelligemment en pratique les choix théoriques de la mise en scène. Nous n’en avons cité que deux mais tous méritent nos éloges. Mentionnons également leurs costumes, adaptés au caractère de chaque personnage. Tenue moderne et décontractée de Clindor contrastant avec celle, chic et recherchée, d’Adraste ; ou encore celle du père d’Isabelle dont la collerette blanche sur un costume noir de notre époque suffit à évoquer les personnages sévères des tableaux de Franz Hals ou des films de Dreyer. Servis par de tels comédiens, les vers de Corneille chantent avec finesse et fluidité à nos oreilles. Certains spectateurs se réjouiront du plaidoyer pour « les amours contingentes » (comme auraient dit Sartre et Beauvoir), très convaincante apologie de l’infidélité, du moins dans la bouche de Clindor (fougueux Frédéric Cherboeuf), tandis que d’autres, à l’inverse, se retrouveront dans l’amour passion et la fidélité que réclame et que vit Isabelle (émouvante Raphaëlle Bouchard). Corneille, quant à lui, ne tranche pas entre ces deux positions : il se contente de les disposer en regard l’une de l’autre.

Comédie ? Tragédie ? A chacun de choisir son ivresse.

Nous dirons pour finir que Elisabeth Chailloux, aidée de son scénographe Yves Collet et de toute l’équipe du Théâtre des Quartiers d’Ivry, a réussi à faire de ce « monstre » scénique (comme le qualifiait déjà Corneille) un spectacle plein de fantaisie, de poésie et de couleurs. Et pourtant, même si Pridamant accepte désormais la profession de son histrion de fils, même s’il s’en va vite rejoindre ce dernier à Paris, même si les comédiens, leur travail accompli, reçoivent sur scène l’argent qu’ils ont bien mérité, nous quittons le théâtre, leur théâtre, non sans une certaine inquiétude. Qu’en est-il de l’avenir des amours de Clindor et d’Isabelle, ainsi balancées entre « contingentes » et « nécessaires », ballottées entre fidélité et infidélité ? Que deviendront Matamore, Adraste, le père d’Isabelle, et Lyse, l’éternelle sacrifiée ? Sensible à cette inquiétude, Strehler écrivait ceci, en 1987, dans sa préface à L’illusion comique : « Car en définitive, L’illusion nous apparaît comme une œuvre profonde, obscure, tragique, angoissante, pessimiste, même si elle est auréolée d’une sorte de légèreté poétique, d’une apparente douceur, et même d’une ivresse de l’amour. »

L’Illusion Comique
De : Pierre Corneille
Mise en scène : Elisabeth Chailloux
Avec : Raphaëlle Bouchard, Frédéric Cherboeuf, Etienne Coquereau, Jean-Charles Delaume, Malik Faraoun, Françoise Lequesne, Adrien Michaux, Lara Suyeux
Costumes : Agostino Cavalca
Assisté de : Dominique Rocher, Isabelle Gontard
Images de scène : Michaël Dusautoy, Yves Collet
Son : Anita Praz
Masques et maquillages : Nathalie Casaert
Assistante à la scénographie : Perrine Leclerc-Bailly, en collaboration avec Franck Lagaroje
Assistant lumières : Nicolas Bats
Réalisation des costumes : Claire Joly, Fanny Mandonnet et Sophie Schaal
Stagiaire costumes : Amélie Hagnerel
Habilleuse : Marie Beaudrionnet, Dominique Rocher
Régie générale : Frédéric Pierre
Régie plateau : Antoine Raulin
Régie video : Raphaël Dupeyrot

Du 4 novembre au 1er décembre 2010

Théâtre des quartiers d’Ivry Antoine Vitez
1 rue Simon Dereure, 94200 Ivry

www.theatre-quartiers-ivry.com

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